20 mai 2008

An Gorta Mór…

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire .

Un épisode historique entre deux reportages touristiques sur l’Irlande : la « grande famine », responsable de l’exode de millions d’Irlandais au XIXème siècle, vous en avez sans doute entendu parler. Le fléau qui s’abattit sur l’Irlande entre les années 1846 et 1852 fut terrible : les récoltes de pommes de terre furent très mauvaises, à cause de l’attaque massive d’un champignon jusque-là inconnu dans cette contrée, le mildiou. Ça, c’est l’analyse en raccourci, comme aiment la faire nos journalistes actuels du 20 h sur l’étrange lucarne. La cause profonde et véritable de la famine, c’était bien entendu l’occupation anglaise, entraînant une mise en coupe réglée du pays et un véritable pillage de ses ressources. Ça, c’est l’analyse profonde…

L’Irlande, au début du XIXème siècle, compte 8 millions d’habitants. Etant donnée la superficie relativement limitée du pays, cela représente une densité de population supérieure à celle de la France à cette époque. Depuis 1800, l’Irlande ne forme plus qu’un « Royaume Uni » avec l’Angleterre. Elle ne possède plus de parlement, mais, en revanche, envoie une centaine de députés à Westminster. Cette Union n’a entraîné que peu d’amélioration dans la situation des Irlandais, et beaucoup de lois discriminatoires qui avaient été mises en place au XVIIIème siècle sont toujours appliquées. La plus grande partie de la population, de religion catholique, vit dans une misère terrifiante. La petite bourgeoisie locale, bien que protestante, a plutôt tendance à soutenir les indépendantistes car sa situation n’est guère brillante non plus. Les Landlords anglais ont confisqué les meilleures terres agricoles du pays. Beaucoup d’entre eux ne résident pas sur place et se contentent de déléguer leur pouvoir à des administrateurs sans scrupules. Pour avoir une petite idée de la considération que les Anglais ont pour les Irlandais, une petite phrase du Général Wellington est bien révélatrice. A l’un de ses détracteurs qui le traitait « d’Irlandais » (Wellington était effectivement né en Eire), il répondit : « Naître dans une écurie ne fait pas forcément de vous un cheval ! »

L’aspect économique du problème est essentiel. On a trop souvent tendance à résumer la lutte des nationalistes irlandais à une « guerre de religion », et ce n’est pas vraiment le cas. Il faut savoir qu’à cette période de l’histoire, l’Irlande est le grenier à céréales de l’Angleterre. Cela peut paraître surprenant, surtout si vous avez longuement admiré les photos de mes chroniques précédentes, mais c’est comme ça. Tous les paysages irlandais ne ressemblent pas au Connemara ni au Burren ! Suite au blocus installé par Napoléon, le gouvernement anglais a bien du mal à s’approvisionner et la pression est d’autant plus forte sur l’agriculture irlandaise. Chaque année, les récoltes de blé et d’orge sont expédiées par convoi solidement gardés vers la Mère-Patrie. Les paysans irlandais, réduits au statut de simples fermiers ou d’ouvriers agricoles, ne peuvent payer leur fermage autrement qu’en cédant aux landlords la totalité des céréales qu’ils produisent, de même qu’une partie de la production laitière. L’élément de base de la nourriture pour une famille rurale c’est la pomme de terre, cultivés sur les petits lopins de terre les plus pauvres que les généreux propriétaires anglais concèdent à leurs serviteurs.

En 1846, pour des raisons phytosanitaires (développement massif du mildiou), la récolte du précieux tubercule est mauvaise. La même situation se reproduit les étés suivants. La progression foudroyante de la malnutrition entraîne un développement tout aussi fulgurant du choléra. Ceux qui échappent pendant un temps à la famine sont frappés par la terrible maladie. Bien souvent, l’épidémie ne s’arrête que lorsqu’elle ne trouve plus d’êtres vivants à contaminer… Plus d’un million de personnes meurent pendant ces quelques années. Certaines régions, certains villages sont totalement dépeuplés. Les survivants envisagent alors de s’expatrier et de longs convois de miséreux tentent de gagner les ports de la côte ouest pour s’embarquer vers l’Amérique et l’Australie. Dans un premier temps, les Britanniques ne font pas un geste pour aider la population autochtone : aucune initiative politique n’est prise pour tenter d’enrayer la catastrophe humanitaire sans précédent qui est en train de se dérouler. Les exportations de céréales (dont les récoltes sont aussi bonnes que les années précédentes – le mildiou n’affecte pas le blé) continuent, toujours aussi massives. La seule différence c’est que les convois sont gardés par l’armée pour éviter les attaques des paysans non seulement affamés, mais de plus rancuniers !

Au fur et à mesure que le temps passe et que le tas de morts grossit, quelques initiatives de solidarité se mettent en place : caisses de secours alimentées par les travailleurs des syndicats dans les grandes villes ouvrières de l’Angleterre, charité des bonnes gens et de la haute société qui prennent enfin en pitié tous ces pauvres petits enfants miséreux. La « bonne » Reine Victoria met elle-même la main à la poche et débloque quelques cinq mille livres qui traînaient au fond de sa cassette : une goutte d’eau dans l’océan de détresse qui est en train de submerger la pauvre Irlande. Le comble de l’ironie est que le blé figurant dans certains convois d’aide alimentaire provenant de Londres, avait, quelques temps auparavant fait le voyage dans l’autre sens, car il s’agissait de céréale irlandaise, parcimonieusement restituée… En 1851, la population est déjà passée de 8,2 à 6,5 millions d’habitants, et l’exode va s’accélérer.

De manière à briser définitivement toute velléité d’indépendance de ce peuple de rebelles catholiques, les autorités anglaises ont pris, durant le temps de leur occupation, toutes sortes de mesures vexatoires et de règlements contraignants. La panoplie est large, du contrôle du commerce extérieur au démantèlement des abbayes et à la confiscation de leurs biens, en passant par des lois affectant la vie quotidienne des Irlandais. L’occupant avait par exemple fait modifier la loi sur l’héritage, en vigueur dans le pays, permettant à l’aîné de la famille d’hériter de l’ensemble des terres de l’exploitation agricole. Au décès du père, les biens devaient être partagés de façon égale entre tous les enfants. Les Anglais avaient pris cette mesure, non par souci d’équité, mais simplement pour morceler le domaine agricole en unités de plus en plus petites, de façon à rendre les fermiers beaucoup plus dépendants… Même lorsque les fermiers avaient les moyens de payer leur location, les Landlords avaient le droit de les faire expulser de leurs terres quand ils en avaient envie. En 1846, en pleine famine, les habitants du village de Balinglass furent expulsés parce que leur propriétaire, une dame au grand cœur, avait décidé d’implanter des pâturages à la place de leurs maisons. Les mercenaires qu’elle employa détruisirent totalement les habitations, puis l’armée se chargea de chasser les « récalcitrants ». Face à une telle misère de leurs concitoyens, les mouvements indépendantistes irlandais se radicalisèrent très vite, mais ils n’étaient pas prêts à la lutte armée, et leur défaite fut lourde de conséquences pour l’avenir politique du pays. Certaines organisations comme « Jeune Irlande » furent soumises à une répression terrible et perdirent tous leurs leaders en quelques mois grâce au zèle déployé par l’armée britannique.

Cet épisode a profondément marqué l’histoire du peuple irlandais, et « An Gorta Mor » est commémorée à de nombreuses occasions : chants traditionnels, livres, mais aussi tableaux et sculptures rappellent cette tragédie. Les années ont passé, une partie importante du pays a acquis son indépendance et l’inimitié envers le gouvernement anglais s’est quelque peu estompée. On comprend toutefois la violence du conflit qui a opposé pendant des années les indépendantistes d’Irlande du Nord et les loyalistes protestants favorables au maintien de la province dans le giron du gouvernement de Londres… Il y avait, dans l’histoire, largement de quoi alimenter une haine violente.

NDLR : Les illustrations proviennent de journaux de l’époque, sauf la dernière qui est une vue prise en Irlande du Nord, une façade de maison peinte (document Wikipedia). Si vous lisez l’anglais sans peine, je vous invite à consulter ce site « http://adminstaff.vassar.edu/sttaylor/FAMINE/ » où vous trouverez de nombreux textes et illustrations complémentaires.

One Comment so far...

Lavande Says:

20 mai 2008 at 19:12.

Un très beau roman sur la misère en Irlande …cent ans plus tard: « les cendres d’Angela » de Franck Mac Court.

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