29 janvier 2014

« Tierra y Libertad » – Californie, frontière mexicaine, 1911 (2)

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Portraits d'artistes, de militantes et militants libertaires d'ici et d'ailleurs .

Deuxième partie : portrait de Ricardo Florès Magon

Cette chronique fait suite à celle publiée le 17 janvier sur le soulèvement révolutionnaire des Mexicains en Janvier 1991, publié à l’occasion du vingtième anniversaire de l’insurrection de l’EZLN.

Dans la première partie de cette étude, je vous ai présenté le déroulement chronologique de l’insurrection mexicaine de 1911. Il est largement temps de revenir sur le portrait de celui qui a été l’un des principaux instigateurs des événements, d’autant que son nom a laissé moins de souvenirs dans l’histoire que celui de ses contemporains, Emiliano Zapata ou Pancho Villa.

portrait-de-RFM Ricardo Florès Magon est né le 16 septembre 1874 à Eloxochitlán au Mexique et il est mort en 1922, dans des conditions plus que suspectes, au pénitencier de Leavenworth dans le Kansas aux Etats-Unis. Son existence fut relativement brève mais bien remplie ainsi qu’en témoigne sa biographie. Rien ne destine ce fils de militaire à devenir un militant révolutionnaire, ardent défenseur de la cause des peones mexicains. Il commence des études pour devenir avocat, mais abandonne cette carrière prometteuse de magistrat pour se lancer dans la lutte politique et s’opposer au régime dictatorial du Général Porfiro Diaz. Il devient journaliste et fonde un premier journal d’opposition qu’il intitule « le Démocrate ». La première action qui lui vaut une certaine notoriété est la discours qu’il prononce lors d’un congrès du Parti de la Libre Pensée à San Luis Potosi, en 1901. A cette occasion, il dénonce violemment la dictature de Diaz et provoque un certain émoi dans une assemblée plus habituée à des diatribes anti-cléricales qu’à une implication aussi prononcée dans la vie politique nationale. Pour Ricardo Florès Magon, Porfiro Diaz est le principal responsable de la misère dans le pays. Le tyran est en train de vendre l’économie du pays aux financiers de Wall Street (déjà !) et rien de bon ne peut sortir d’une telle politique pour le peuple mexicain. A la suite de cette « esclandre » le journaliste doit quitter le pays et se réfugier aux Etats-Unis. Le journal « le Démocrate » est bien entendu interdit.

Ricardo_y_Enrique_Flores_Magon Ce changement de résidence ne compromet en rien les projets éditoriaux du journaliste. Avec l’aide de quelques amis et de son frère Enrique, il reprend la publication d’une nouvelle revue, « Regeneración » et affiche clairement ses convictions anarchistes et communistes. En 1906, il fonde le Parti Libéral Mexicain, organisation qui sera à la base d’insurrections révolutionnaires successives jusqu’en 1911. Cette idée de création d’un « parti » lui sera par ailleurs souvent reprochée par la suite… Pour de nombreux libertaires, le qualificatif de « parti » est associé au parlementarisme, et cette conception de la politique n’est guère en vogue dans le milieu anarchiste européen en particulier. Ricardo est néanmoins reconnu comme une personnalité importante du mouvement, un écrivain de talent, un théoricien de premier ordre. Il est apprécié pour ses capacités à ne pas diverger de la ligne de conduite qu’il s’est tracée, mais aussi par la rigueur de ses propos et son aptitude à ne pas s’écarter des problèmes essentiels. Exigeant à l’égard de lui-même, il l’est aussi à l’égard de ses amis, de ses collaborateurs, et ne supporte guère la contradiction. Son idéal révolutionnaire passe avant toute chose et il est prêt à tous les sacrifices pour qu’un changement profond se réalise dans la société mexicaine.

Madero-es-un-traidor Il est amusant de lire le portrait qui est dressé en 1906, de ce « dangereux » révolutionnaire par un détective de l’agence Pinkerton infiltré dans le PLM (source : revue « Itinéraire » consacrée à RFM) : « […] – Qu’est-ce que vous pouvez dire de plus sur M. Magon ? – Que c’est un journaliste très intelligent, travailleur, actif, ordonné ; qu’il ne s’enivre jamais, qu’il tape très bien à la machine ; qu’il se fait respecter des personnes qui l’entourent ; qu’il a un caractère très résolu et énergique, et que la cause qu’il poursuit le fanatise avec ce fanatisme brutal et dangereux que possèdent les anarchistes… ». A partir de cette période, les autorités mexicaines ont clairement compris qu’elles ont un homme (ou plutôt une famille, car le rôle de son frère n’est pas négligeable non plus), à abattre. Tout va être mis en œuvre pour se débarrasser de ce militant courageux et opiniâtre. Ricardo Florès Magon n’est pas à vendre. Son allié d’un jour, le politicien Madero, va s’en rendre compte à ses dépens. Lorsqu’en 1911 il propose à Magon une amnistie et la vice-présidence du Mexique, en échange de son alliance, le leader du PLM l’envoie gentiment promener. Plus tard, en 1920, alors que le leader du PLM croupit dans les geôles US, le gouvernement mexicain décide de lui allouer une pension. Le prisonnier la refuse : il n’attend rien d’un gouvernement quelconque. En effet, malgré sa situation physique déplorable, Ricardo Florès Magon ne transige pas avec ses principes. Cela transparait dans cet extrait d’une lettre adressée à un ami à la fin de sa vie, alors qu’il pourrit dans une cellule de pénitencier :

« Au palais de justice, on a dit à Me Weinberger que rien ne peut être fait pour intercéder en ma faveur si je ne demande pas pardon. Cela scelle mon destin. Je deviendrai aveugle, je pourrirai et je mourrai entre ces horribles murs qui me séparent du monde, parce que je ne demanderai pas pardon. Je ne le ferai pas ! Durant ces vingt-neuf années de lutte pour la liberté, j’ai tout perdu, même la possibilité de devenir riche et célèbre ; j’ai passé de nombreuses années de ma vie en prison ; j’ai connu la route du vagabond et du paria ; je suis presque mort de faim ; ma vie a été en danger à plusieurs reprises ; je suis en mauvaise santé ; en deux mots, j’ai tout perdu, sauf une chose, une seule chose que je fomente, chéris et conserve avec un zèle fanatique, et cette chose, c’est mon honneur de combattant.
Demander pardon signifierait que je regrette d’avoir osé renverser le capitalisme pour le remplacer par un système basé sur la libre association des travailleurs, pour produire et consommer, et je ne regrette pas cela. J’en suis plutôt orgueilleux. Demander pardon signifierait que j’abdique de mes idéaux anarchistes ; et je ne me rétracte pas, j’affirme. J’affirme que si l’espèce humaine arrive un jour à jouir d’une véritable fraternité, liberté et justice sociale, ce sera à travers l’anarchisme. Ainsi, mon cher Nicolas, je suis condamné à devenir aveugle et à mourir en prison ; mais je préfère cela plutôt que de tourner le dos aux travailleurs, et d’avoir les portes de la prison ouvertes en échange de ma honte. […]. »

tierra-y-libertad-theatre Après l’échec du soulèvement de basse Californie en 1911, l’ancien leader du PLM, se réfugie aux Etats-Unis. Il s’occupe à temps plein de la revue Regeneración (même pendant la période où il est emprisonné) et travaille à la rédaction de nombreux autres textes, notamment plusieurs pièces de théâtre. Ricardo est l’un des précurseurs du théâtre populaire mais ses pièces (y compris les deux plus importantes, « Tierra y Libertad » et « Verdugos y Victimas ») sont très vite oubliées, contrairement à leur auteur qui figure au Panthéon des militants révolutionnaires mexicains. Compte tenu de l’acharnement répressif dont est victime Magón, il faut dire que leur diffusion se fait de manière quasi clandestine. Ses œuvres complètes (incomplètes) ne seront d’ailleurs publiés qu’après sa mort. Quant au journal « Regeneracion », en 1912, il possède une certaine audience puisqu’il est tiré à plus de 12 000 exemplaires. Cette notoriété ira en se dégradant par la suite. A partir de 1917, le tirage diminue et la parution devient plus aléatoire. L’état de santé de son rédacteur en chef va en se dégradant. Les séjours répétés dans les prisons, d’un côté ou de l’autre de la frontière, sont largement responsables de cette dégradation.

en-prison En 1918, Ricardo rédige et publie, en collaboration avec Librado Rivera, son ami, un manifeste adressé aux camarades anarchistes du monde entier. La sortie de ce nouveau brûlot n’est pas du goût des autorités et va signer l’arrêt de mort de la revue « Regeneracion ». Depuis l’entrée en guerre des Etats-Unis en Europe, il est dangereux de lancer des appels à la paix et de faire état d’un antimilitarisme trop poussé. La répression ne tarde pas à s’abattre sur les deux auteurs. Ils sont arrêtés le 21 mars 1918. Ricardo ne reverra jamais la liberté. La justice a la main lourde : tous deux sont condamnés à vingt années d’enfermement pour « sabotage à l’effort de guerre des Etats-Unis ». Ils sont enfermés au pénitencier de Leavenworth. Le 21 novembre, à l’aube, il est retrouvé mort dans sa cellule. Les autorités concluent à une mort par crise cardiaque. Les témoignages de ceux qui sont en relation étroite avec le détenu, notamment son compagnon Librado Rivera et son frère Enrique, permettent de douter de ces conclusions. Il est pratiquement certain que le militant révolutionnaire a été assassiné par le chef de ses gardiens. Son corps porte des marques évidentes de strangulation. Le 22 novembre 1922, le parlement mexicain vote le paiement du rapatriement du corps de Ricardo au Mexique. Ses compagnons, à leur tour, refusent. Ce sont les cheminots mexicains qui prennent en charge le retour de la dépouille mortelle dans son pays natal. A chaque ville étape du parcours, des milliers de travailleurs viennent rendre hommage au défunt. Les drapeaux noir et rouge fleurissent dans les rassemblements. Librado Rivera est libéré en octobre 1923 et rentre vivant au Mexique. Il publie à son tour un journal et œuvre à faire connaître les écrits de son camarade.

Pancho-Villa-9518733-2-402 Comment se fait-il que Ricardo Florès Magón ait laissé une empreinte moindre, dans la mémoire sociale, que d’autres personnages contemporains d’une envergure nettement moins conséquente ? Il est possible d’apporter des réponses très diverses à ce questionnement. Certains éléments sont probablement liés à son caractère propre… S’il est un théoricien important, et si grande que soit sa détermination dans l’action, l’homme ne possède pas un charisme exceptionnel. Ainsi que je l’ai signalé plus haut, il est coléreux, plutôt rigide, et n’accepte guère que l’on discute ses idées ; rien dans ces caractéristiques ne correspond vraiment aux aspects bon enfant, diplomate, habile négociateur que l’on trouve souvent attachés aux tribuns les plus populaires. D’autres facteurs sont sans doute liés à l’intégrité de son éthique anarchiste. L’homme ne se perçoit ni comme un leader, ni comme un quelconque « gourou », et a parfaitement compris les tares qui s’attachent peu à peu aux aspects autoritaires du leadership. S’il reste partiellement dans l’ombre, c’est sans doute aussi pour laisser volontairement la place à d’autres : il a parfaitement intégré les notions de rotation du pouvoir, de mandat limité, de responsabilité devant tous, notions qui constituent l’une des bases fondamentales de la pratique limitée du pouvoir chez les anarchistes. La fidélité inébranlable à son idéal explique pour une bonne part le fait qu’il soit resté, pendant de longues périodes, un homme de l’ombre, réfractaire à toute célébrité.

"Regeneracion" : couverture du numéro de septembre 1910

« Regeneracion » : couverture du numéro de septembre 1910

« Que chacun d’entre vous soit son propre chef pour que nul n’ait besoin de vous pousser à continuer la lutte. Ne nommez pas de dirigeants, prenez simplement possession de la terre et de tout ce qui existe, produisez sans maîtres ni autorité. La paix arrivera ainsi en étant le résultat naturel du bien-être et de la liberté de tous. Si, à l’inverse, troublés par la maudite éducation bourgeoise qui nous fait croire qu’il est impossible de vivre sans chef, vous permettez qu’un nouveau gouvernant vienne une fois encore se poser au-dessus de vos fortes épaules, la guerre continuera parce que les mêmes maux continueront à exister et à vous faire prendre les armes : la misère et la tyrannie. » (RFM)

Références bibliographiques. Comme toujours, les sources utilisées pour rédiger cette chronique sont nombreuses. Je serais cependant en tort si je ne mentionnais pas, en premier lieu, le travail remarquable réalisé par l’équipe de la revue « Itinéraire ». Le numéro 9/10 publié au 1er semestre 1992, propose un ensemble remarquable de documents sur RFM. Je m’en suis abondamment inspiré. Cette brochure est difficile à trouver, mais si vous avez l’occasion de tomber dessus chez un libraire d’occasion ou dans une bibliothèque, ne manquez pas de vous y reporter, à condition bien entendu, que la vie de ce personnage illustre, quoique singulier, vous intéresse un tant soit peu ! Parmi les autres sources je signale aussi le site Libcom.org qui publie de nombreux documents historiques.

3 Comments so far...

Kuriakin Says:

4 février 2014 at 00:03.

Bonjour,
une info qui peut vous intéresser :
le 13 mars prochain, devrait sortir le livre « Ricardo Flores Magón », de Americo Nuñes, aux éditions Ab Irato. Postface de David Doillon. 120 pages, 15 euros.

Ancien enseignant-chercheur en histoire, Americo Nuñes s’est intéressé, entre autres, aux mouvements sociaux et aux utopies au Mexique et en Europe (XIXe et début du XXe siècle). L’un des articles d’A. Nuñes, « Ricardo Flores Magón : utopie et mythe du communisme au Mexique (1908-1922) » était paru dans la revue L’échaudée n°2 (hiver 2012), publiée par Ab Irato. Il est également l’auteur des « Révolutions du Mexique » (1975 Flammarion et 2009 Ab Irato).

Sinon, le numéro 9/10 de la revue « Itinéraire », consacré à Ricardo Flores Magón, dont vous vous êtes inspiré, semble être toujours disponible et achetable sur le site de la librairie Publico.

Salutations libertaires,
K.

Paul Says:

4 février 2014 at 08:39.

@ Kuriakin – Merci pour ces informations précieuses. Pour « Itinéraire » c’est une info importante car je craignais que tous les numéros ne soient épuisés. Or il s’agit d’une revue excellente dont je recommande vivement l’achat !

Ab irato édition Says:

27 février 2014 at 17:51.

Bonjour, juste une précision suite à la remarque de Kiriakin : le livre d’Americo Nunes consacré à Ricardo Flores Magón devrait sortir plutôt fin 2014. Les personnes souhaitant être averti de sa sortie peuvent nous contacter via notre site web.
Amicalement, Barthélémy

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