2 septembre 2009
L’homme des bois, la cabane et le nouveau monde
Posté par Paul dans la catégorie : Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps .
Henry David Thoreau et la désobéissance civile
Difficile, après vous avoir parlé d’Etienne de la Boétie, de ne pas évoquer Henry David Thoreau, le philosophe américain, tant la filiation entre les deux paraît évidente, même si quelques siècles séparent leurs écrits et que rien n’atteste le fait que le second ait lu le premier. L’auteur de « Walden, l’homme des bois », de « Marcher », ou de « La désobéissance civile », ne vit pas en France au temps de la Renaissance, mais aux Etats-Unis, au XIXème siècle, en pleine révolution industrielle, et il est clair que l’environnement social n’est plus le même. La démarche engagée par les deux philosophes pour trouver un remède aux maux divers du monde qui les entoure est cependant assez proche. Si les troubles sont différents, les causes sont en réalité les mêmes : la soumission de l’individu à un ordre social qui lui échappe totalement, à des lois arbitraires qui, loin de combattre l’injustice ne font que la renforcer… Dans la réflexion de Thoreau, d’autres facteurs supplémentaires sont responsables de la misère humaine : la perte des repères fondamentaux, l’éloignement de la nature et l’ignorance des plaisirs que la connaissance de celle-ci peut nous faire éprouver. L’homme doit se défaire de ses habitudes d’obéissance servile et ne plus laisser aux autres le contrôle de ce qui est avant tout son propre destin. Une plongée dans la nature sauvage peut l’aider à se ressourcer, à retrouver ses racines et à devenir un homme nouveau. Je vais y revenir dans ce bref exposé. L’œuvre de Thoreau est construite sur cette opposition entre la quête individuelle et la lutte sociale, par essence collective. Le dilemme d’un homme qui veut à la fois sortir de la société, mais ne se résoud pas au silence car il lui importe d’entrainer d’autres individus. Cette démarche, parfois contradictoire (on ressent, à la lecture de son œuvre, le mal qu’il a eu à trancher entre individualisme et communisme), a marqué à la fois son combat et sa vie personnelle. Thoreau ne s’est pas contenté d’écrire, en effet, mais il a tenté, tout au long de son existence, d’agir en fonction des orientations philosophiques nouvelles qu’il entrevoyait. Sa vie et son œuvre sont indissociables. Energumène anti-conformiste pour nos bourgeois bien pensants, théoricien de la désobéissance civile et de la non violence, pionnier du retour à la nature, précurseur de Gandhi… les opinions sur Thoreau divergent bien entendu selon l’angle de vue philosophique que l’on adopte. En tout cas, le personnage ne laisse pas indifférent les gens qui le connaissent un peu et l’influence de son œuvre se fait toujours sentir, en particulier aux Etats-Unis.
Henry David Thoreau est né en juillet 1817, à Concord dans le Massachusetts. En 1821, sa famille emménage à Boston où il est scolarisé. En 1833 une bourse lui permet de rentrer à l’université Harvard pour y étudier la rhétorique, la philosophie et les sciences. L’un de ses professeurs est alors Ralph Waldo Emerson, qui aura une très forte influence sur lui. Il quitte l’université en 1837 pour entamer une brève carrière d’enseignant. Nommé à l’école publique de Concord, il démissionne au bout d’une semaine car il refuse d’appliquer les châtiments corporels prévus dans le règlement de l’institution et conformes aux usages de l’école. Suivant les conseils que lui a donnés Emerson, il commence dès lors à écrire un journal de bord dans lequel il note ses observations sur la nature environnante, ses réflexions sur le comportement de ses concitoyens, et les commentaires que lui inspirent ses différentes lectures. Il va continuer ce travail de chroniqueur pendant 24 ans, jusqu’en 1861, et son journal servira de support aux ouvrages qu’il rédigera et éditera par la suite. Ce type d’activité présente cependant le grave inconvénient (au moins dans un premier temps) de ne pas nourrir son homme. En 1838, il décide d’ouvrir une école privée, avec l’aide de son frère John. La maison familiale abritera leur activité pédagogique pendant trois ans, mais l’école doit fermer faute de moyens, malgré le succès d’estime qu’elle rencontre. Thoreau s’installe alors chez son ancien professeur, Emerson, dont il devient un disciple convaincu. En 1842, son frère John meurt du tétanos et Henry David est très affecté par cette disparition. Après un bref séjour dans l’Etat de New York, il rentre à Concord pour travailler dans l’entreprise que son père a créée : une fabrique de crayons à mine graphite. Esprit éveillé, sans cesse à la recherche d’idées nouvelles, il fait évoluer l’activité de l’atelier familial vers la production de graphite destiné à l’encre d’imprimerie. Cette activité, peu salubre, contribue peu à peu à lui abimer les poumons. Il s’interrompt à plusieurs reprises pour se consacrer à l’écriture de ses livres. En 1845, par exemple, il commence à construire une cabane, non loin de l’étang de Walden, sur un terrain appartenant à son ami Emerson. Il s’installe dans ce lieu sauvage pendant deux années et raconte son expérience de vie simple dans le premier ouvrage qu’il rédige : « Walden ». En France, Jean-Jacques Rousseau s’est livré un peu au même type d’expérimentation en choisissant de vivre quelques temps dans la forêt d’Ermenonville.
Un nouvel acte de « désobéissance » va se produire pendant son séjour à la cabane. En juillet 1846, un agent du service fiscal le somme de payer les six années d’impôts qu’il a en retard. Thoreau refuse en justifiant sa décision par le fait qu’il ne veut pas financer un Etat esclavagiste et guerrier (conflit en cours avec le Mexique). Cette prise de position radicale lui vaut l’emprisonnement immédiat. A son grand dam, il est libéré le jour suivant, l’une de ses tantes s’étant acquittée de ses dettes à sa place. En 1848, il se réinstalle dans la maison familiale et commence un cycle de conférences ayant pour thème « les droits et les devoirs de l’individu, en relation avec le gouvernement ». Les thèses qu’il expose serviront de base à la rédaction de son livre intitulé « la désobéissance civile ». Au cours des dix dernières années de sa vie, ses activités seront nombreuses. Il s’intéresse à la botanique, voyage, s’implique dans les luttes civiques en aidant des esclaves à fuir vers le Canada, fait de la propagande pour le végétarisme (bien qu’il ne semble pas végétarien lui même), et consacre surtout beaucoup de temps à la mise en ordre de ses écrits. Thoreau est très pointilleux et ses manuscrits sont sans cesse repris, corrigés ou adaptés. Une septième version de « Walden » est publiée en 1854, sept années après la première édition. Ses idées évoluent sans cesse et il semble ne pas vouloir laisser derrière lui de textes qui ne soient pas conformes à sa façon nouvelle d’appréhender la relation entre l’homme et la nature. A partir de 1859, son état de santé empire progressivement. Une maladie pulmonaire le fait souffrir de plus en plus et chaque nouvelle affection, même bénigne, l’affaiblit un peu plus. Il meurt, le 6 mai 1862, âgé seulement de 44 ans. Son œuvre va connaître un rayonnement important après sa mort, avec toutefois de longues périodes d’éclipse. Le mahatma Gandhi par exemple fera largement référence à sa lecture de Thoreau, mais il n’est pas le seul à revendiquer cette filiation. D’autres personnages politiques célèbres faisant état de leur intérêt pour ce philosophe, n’ont, à mon avis, retenu que quelques phrases de son œuvre sans percevoir la philosophie globale qui s’en dégage. Il faut dire que les écrits de Thoreau, assez décousus, souvent incomplets, se prêtent à de multiples interprétations, en fonction des fragments que l’on choisit de mettre en valeur et de ceux que l’on conserve dans l’obscurité.
Qu’en est-il alors de la philosophie de Thoreau ? Certains thèmes sont récurrents et faciles à dégager. L’écrivain est en désaccord avec le monde tel qu’il le découvre autour de lui. Il rejette la toute puissance de l’économie, au détriment des droits élémentaires d’une large fraction de l’humanité. Il n’admet pas le comportement d’automates de la majorité de ses concitoyens qui ne visent qu’à reproduire les choses à l’identique, sans exercer le moindre regard critique sur le fonctionnement de la société. Pour Thoreau, l’homme doit être replacé au centre du processus social et ne doit pas renoncer au bonheur, sous couvert d’une existence passée à gagner une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue. « Je ne fais aucun cas des philosophies de l’univers dans lesquelles l’homme et les institutions occupent trop de place et absorbent l’attention. » déclare-t-il. Chacun doit se battre pour reconquérir sa liberté : « Qu’il est rare de rencontrer un homme qui soit libre, même en pensée ! Nous vivons d’après des règles. Quelques hommes sont enchaînés à leur lit par la maladie, mais tous sont enchaînés au monde. J’emmène dans les bois mon voisin qui est un homme cultivé et je l’invite à prendre dans l’absolu une vue nouvelle des choses, à vider sa pensée de tout ce qu’ont institué les hommes, en vue d’un nouveau départ. Impossible, il reste attaché à ses traditions, à ses préjugés. Il croit que les gouvernements, les universités, les journaux, vont d’une éternité à l’autre. » Le discours de Thoreau est optimiste car il considère que chacun dispose des forces nécessaires pour ce combat ; il faut refuser une culture, souvent imposée dès la naissance, qui n’est qu’un tissu de conformisme et de soumission. Sa réflexion est fortement marquée par le transcendantalisme que lui a enseigné Emerson : le retour à une conscience primitive débarrassée de certaines scories éducatives. C’est à cette démarche que se livre Thoreau lorsqu’il se décide à s’installer dans sa cabane à Walden : vivre de la façon la plus simple possible, se mettre à nu, de façon aussi bien matérielle qu’intellectuelle, de manière à renouer le contact avec la nature dans laquelle chacun doit retrouver sa source. Cette vision est certes un peu idéaliste, mais fait état de préoccupations que j’estime, somme toute, assez intéressantes.Ce que j’apprécie par dessus tout chez Thoreau c’est cet esprit de quête, cette soif indéniable de connaissances (que je partage – je suis en train d’écrire un texte à ce sujet), mais aussi cette volonté de redonner au « moi » toute l’importance qu’il doit avoir dans un quelconque processus de transformation sociale. Nul ne doit être broyé au nom d’un quelconque intérêt général et encore moins au nom du profit de quelques uns… Même si je n’ai aucune aspiration à passer ma vie dans les bois, je partage cette exaltation que l’on ressent lorsque l’on se plonge dans la nature : le plaisir de marcher sur un sentier, de tremper ses mains dans l’eau claire d’un torrent, de caresser le tronc d’un vieil arbre…
Chacun doit vivre son expérience ; il n’existe pas de chemin pré-tracé mais une multitude de chemins potentiels. Le philosophe ne gomme pas les problèmes matériels qui peuvent être rencontrés, mais préconise le retour volontaire à la simplicité. On retrouve dans ses écrits des propos qui seront largement repris dans les ouvrages parus après les années soixante-dix, dans la littérature contemporaine : « Pendant plus de cinq ans je m’entretins de la sorte grâce au seul labeur de mes mains, et je m’aperçus qu’en travaillant six semaines environ par an, je pouvais faire face à toutes les dépenses de la vie. La totalité de mes hivers comme la plus grande partie de mes étés, je les eus libres et francs pour l’étude. » Il suffit de relire Kerouac, Illich, Bookchin, ou bien encore les études ethnologiques de Pierre Clastres pour retrouver des concepts, si ce n’est identiques, du moins très proches. L’influence de Thoreau se retrouve même au cinéma, dans des films comme « Into the wild » ou « Le cercle des poètes disparus », avec des personnages en quête d’authenticité, d’identité et de nature sauvage. Ses livres ont certainement influencé les partisans de la « décroissance » ou de « la simplicité volontaire ». Sachez aussi qu’un écrivain dont je vous ai déjà longuement parlé, Stevenson, a été profondément marqué par la lecture d’Henry David Thoreau. Bref, ouvrir l’un de ses livres, ce n’est pas se plonger dans des « vieilleries », une littérature antique et démodée, mais au contraire redécouvrir une façon moderne d’envisager la façon dont le monde doit se transformer. On trouve dans la collection « 10-18 » un petit ouvrage intitulé « Désobéir » qui reprend une partie des textes importants, notamment « marcher » et « la vie sans principes ». « Walden ou la vie dans les bois » est édité par exemple chez Gallimard, dans la collection « l’imaginaire ». « La désobéissance civile » peut être lu sur le web ; il est disponible en format Pdf à cette adresse. Je vous propose trois petites citations extraites de son journal de bord pour terminer, en espérant que le peu que je vous ai révélé sur cet écrivain vous donne l’envie d’en savoir plus.
août 1856 – « C’est en vain que nous rêvons d’une solitude lointaine. Il n’en est pas… Je ne trouverai jamais dans les déserts du Labrador une solitude plus grande que dans certains coins de Concord, c’est à dire la solitude que j’y porte. Un peu de noblesse, un peu plus de vertu, rendrait la surface du globe partout émouvante, neuve, sauvage. »
janvier 1853 – « Il n’est pas de loi si rigide qu’un peu de joie ne puisse transgresser. J’ai une chambre bien à moi, à moi seul : c’est la Nature. Lieu au-delà des juridictions humaines. Empilez ces livres, annales de tristesse, avec vos préceptes et vos lois. Dehors la Nature est heureuse et ses vers joyeux les auront bientôt fait crouler. Il y a la prairie, l’espace libre, au-delà de vos lois. La Nature est la prairie des proscrits, des hors-la-loi. Il y a deux mondes, le bureau de poste et la Nature. Je les connais tous les deux. J’oublie continuellement l’humanité et ses institutions, comme j’oublie les banques. »
date inconnue – « À l’Etat, je donne ce conseil : rompre avec les propriétaires d’esclaves sur le champ. Il n’y a pas de loi, ni de précédent respectable qui sanctionne le maintien de cette union. Et à tous les habitants du Massachusetts, je conseille de rompre avec l’Etat tant qu’il hésitera à faire son devoir. »
One Comment so far...
fred Says:
2 septembre 2009 at 12:55.
Au 1er abord, ce qui me subjugue chez ce Thoreau, ce ne sont pas ses cornes, mais ses magnifiques yeux clairs ! Par contre un truc m’inquiète dans ta chronique, tu parles de « caresser le tronc d’un vieil arbre… » … heureusement que tu précises qu’il s’agît d’un « Vieil » arbre, sinon certains esprits fâcheux auraient pu te taxer de pédochlorophyllie !
P