12 novembre 2010

Agriculture bio en Ukraine : pourquoi pas ?

Posté par Paul dans la catégorie : Feuilles vertes .

On en cause entre deux propositions de sortie au cinéma…

pour se remettre des émotions sociales du mois d’octobre. Un film sympa sort ce mois-ci sur les écrans trop rares de quelques cinémas privilégiés : ça s’appelle « Severn ; la voix de nos enfants ». Le réalisateur c’est Jean Paul Jaud, le mécréant qui a commis « Nos enfants nous accuseront ».  Comme on n’est jamais mieux présenté que par soi-même, je laisse la parole à l’auteur :

« En 1992, au Sommet de la Terre à Rio de Janeiro, Severn Cullis-Suzuki, une enfant de 12 ans interpellait les dirigeants du monde entier sur la situation humanitaire et écologique de la planète.
En 2009, Severn est une jeune femme de 29 ans qui s’apprête à donner naissance à son premier enfant. Ce long-métrage documentaire propose une mise en regard du discours de Severn en 1992 avec la vision qu’elle porte sur le monde en 2009. Que s’est-il passé depuis dix-huit ans ? Quels sont les engagements environnementaux qui ont été tenus ? A quelles urgences et nouveaux défis le monde doit-il faire face ? Pour faire écho aux interpellations de Severn et pour répondre de manière résolument optimiste aux désillusions qu’elle pointe, le film prend le parti de mettre en lumière des initiatives positives, menées aux quatre coins de la planète par des personnes remarquables. Ce documentaire ramène chacun d’entre nous à une question universelle et essentielle : quel monde laisserons-nous aux générations futures ? »
La bande annonce du film (que l’on peut visionner ICI) m’a donné envie de rédiger une chronique sur le même thème en choisissant de parler d’une expérience plutôt improbable selon nos stéréotypes habituels, de raconter une histoire qui se déroule dans un lieu où l’on ne croirait pas de telles initiatives possibles… Je ne vous propose nullement un modèle mais un simple exemple que je trouve intéressant car plutôt atypique… L’histoire ci-dessous, même si elle fait l’objet d’une séquence dans le dernier film de Coline Serreau, est relativement peu connue du public. Alors voyageons un peu en attendant de visionner « Severn »…

Quand on parle d’Ukraine, on fait rapidement l’association avec l’accident nucléaire de Tchernobyl, et on en déduit automatiquement pollution et terres radioactives, ou bien on se perd en conjectures sur la pauvreté du pays et les récentes tentatives de changements politiques (vous savez la révolution… « orange », puisqu’il est tendance de distinguer les révolutions en leur attribuant les couleurs de l’arc-en-ciel…) Dans ce pays où le concept même d’agriculture biologique ou écologique n’est pas encore reconnu par les autorités et ne donne lieu à aucune disposition particulière dans la législation, un homme se bat depuis 1978 pour animer un projet unique en Europe et peut-être même au monde : une exploitation agricole de 8000 hectares, ancien kolkhoze, entièrement conduite selon les techniques de l’agrobiologie depuis plus de trente ans. Pour une fois que l’on peut parler des pays de l’ancien bloc soviétique en termes autres que pollution, arriération ou pauvreté, je trouve intéressant de vous raconter cette expérience.

L’histoire débute en 1978, dans les environs de la ville de Poltava, à trois heures de la capitale actuelle, Kiev (et à cinq cent kilomètres environ de Tchernobyl). Semion Antoniets est alors un directeur de kolkhoze tout à fait dans la norme soviétique et l’immense ferme dont il est responsable essaie de cadrer au mieux avec les objectifs des plans successifs élaborés par les bureaucrates du Kremlin. L’Ukraine est l’un des greniers à blé de l’Union Soviétique et les objectifs de production doivent être respectés coûte que coûte. Antoniets s’inquiète cependant des maladies de plus en plus nombreuses qui frappent les ouvriers agricoles sous sa responsabilité, à force de manipuler engrais chimiques et pesticides divers. Il prend alors la décision de renoncer à un certain nombre de techniques nouvelles et d’améliorer les pratiques anciennes. Il s’intéresse à l’agrobiologie, et, petit à petit, met en place, en les adaptant à la configuration de son kolkhoze, les pratiques recommandées par les chercheurs (peu nombreux, mais inventifs) dans ce domaine. S’il ne veut pas perdre sa place, il doit aussi veiller à ce que l’exploitation ne voit pas ses rendements baisser et il y arrive plutôt bien. Lorsque l’Ukraine accède à l’indépendance, il poursuit ses expériences et, ce, bien que la « bio » ne soit pas plus reconnue par le nouveau gouvernement que par l’ancien.

La ferme de Simion Antoniets prend le joli nom d’Agroékologia et on continue à cultiver les terres en respectant les règles de l’agriculture bio. Les huit mille hectares que comporte l’exploitation servent à produire céréales et oléagineux consommés sur place pour nourrir un important troupeau de bétail (5070 têtes dont 1880 vaches et 800 cochons).  Ces produits sont écoulés sur le marché intérieur ukrainien au même tarif que ceux provenant des fermes traditionnelles. il n’y a, en Ukraine, ni label, ni réglementation, permettant une valorisation particulière des produits bios. Seul le lait bénéficie d’une légère majoration tarifaire car il est d’une excellente qualité nutritive et commercialisé pour les enfants. Les rendements étant élevés, l’entreprise est parfaitement rentable. Les pratiques de l’agriculture bio requièrent généralement une main d’œuvre plus abondante qu’en agrochimie, mais les salaires peu élevés dans le pays expliquent sans doute la compétitivité de la ferme. Certes la dimension industrielle d’Agroékologia amène à formuler un certain nombre de réserves (surtout lorsque l’on est partisan, comme je le suis, d’un renouveau de l’agriculture paysanne à petite échelle) mais elle a le mérite, par ailleurs, d’ouvrir un débat fort intéressant sur les surcoûts justifiés ou non de l’agriculture biologique. Dans ce domaine là, je trouve les dérapages de plus en plus nombreux. Il y a sans aucun doute aussi des questions à se poser sur la rentabilité de certains projets.

Pour ceux qui ne réalisent pas bien les dimensions, quelques chiffres permettent de se faire une idée de l’importance d’Agroécologika. La ferme emploie 500 salariés, produit 10 000 tonnes de lait par an, 800 tonnes de viande et 2 à 3000 tonnes de blé… Largement de quoi approvisionner l’AMAP qui fonctionne pas très loin de chez vous ! Contrairement à ce qui se passe dans beaucoup d’exploitations pratiquant l’agriculture chimique intensive, les sols de la ferme de Semion Antoniets sont en excellent état, et présentent une bonne résistance à la sécheresse de ces derniers étés. Les résultats obtenus commencent à intéresser quelques experts gouvernementaux, mais le développement de l’agriculture bio n’est pas une question prioritaire dans le pays. On estime pourtant qu’environ deux cent mille hectares seraient cultivés sans produits chimiques en Ukraine et qu’il existerait un potentiel important d’extension rapide car de nombreuses terres ont été laissées en friche depuis l’indépendance, faute d’engrais chimiques en particulier. Il est fort probable que d’ici quelques temps les épiciers géants de nos provinces ne manqueront pas de s’intéresser à ce potentiel. Carrefour a déjà fait des démarches pour tenter d’implanter des exploitations bio dans certaines zones agricoles de Roumanie. Les reconversions qui se produiront alors seront faites au pas de charge et destinées essentiellement à alimenter le marché de l’exportation. Il est à craindre que des entreprises du type d’Agroékologica ne prolifèrent mais en s’écartant sensiblement du modèle…

Il est à noter cependant une autre démarche initiée par le gouvernement suisse dans le cadre de sa politique d’aide au développement des pays émergents. Le département fédéral du développement et de la coopération (DDC) a lancé un plan de relance de l’activité agricole en Ukraine basé en grande partie sur le développement de l’agriculture biologique. L’objectif de ce plan est de ralentir puis de stopper le mouvement migratoire important qui se produit actuellement dans ce pays – déplacement rapide de population ayant pour conséquence une désertification des campagnes et l’abandon de zones fertiles importantes. La disparition des subventions étatiques et les incertitudes concernant la propriété du sol poussent les paysans à abandonner tout investissement et à se détourner de leur activité. La DDC, dans le cadre de son plan, assure une formation initiale des agriculteurs aux techniques de la bio, les aide à la mise en place sur le terrain et à la construction d’une filière de commercialisation assurant une meilleure valorisation des produits. La démarche doit permettre le maintien d’un nombre important de petites exploitations, et tente, à sa façon, de répondre aux besoins croissants en nourriture de qualité d’une population mondiale en pleine expansion. Il est regrettable qu’un pays comme l’Ukraine, autrefois grenier à blé de l’URSS, n’exporte pratiquement plus de denrées agricoles suite à la désorganisation générale de son économie – désorganisation dont le monde rural semble subir les plus grosses conséquences. Ce projet est piloté par la haute école suisse pour l’agriculture (SHL) à Zollikofen et par l’Université agricole d’Illinzi dans le district de Vinnitsa (Ukraine).

Pour le clap de fin de cette séquence « et si on parlait un peu d’écologie », retour au cinéma. Je vous propose la bande annonce d’un autre film sympa qui vient de sortir sur quelques écrans un peu moins hollywoodiens que les autres. « Small is beautiful – C’est par où demain ? » est un film d’Agnès Fouilleux qui traite principalement de l’agriculture à dimension humaine et des alternatives qui commencent à se mettre en place pour résister au rouleau compresseur désastreux de l’agro-industrie. Comme pour Severn, je vous invite à aller voir la bande annonce du film et je vous livre un extrait de la présentation :

« Le bon sens paysan qui faisait l’agronomie d’hier a peu à peu, depuis plus de cinquante ans, été remplacé par des logiques marchandes, qu’une poignée d’entreprises multinationales a réussi à imposer en prenant le pouvoir jusqu’au plus haut niveau. Les petites fermes polyvalentes et autonomes des paysans d’hier ont laissé la place à d’immenses “exploitations” qui portent bien leur nom…
Pourquoi, comment et au profit de qui la production agricole s’est-elle industrialisée au point de désertifier les campagnes, d’empoisonner l’eau et les sols, de stériliser les paysages, de confisquer les semences et d’affamer des millions de paysans dans le monde ? »
Certains esprits chagrins me feront peut-être remarquer que l’exemple de la ferme de Simion Antoniets en Ukraine est un peu contradictoire avec les propositions contenues dans ce dernier film. Il est vrai que l’ex-kolkhoze repris par Agroecologika ne se range pas vraiment dans la catégorie des petites exploitations familiales. Il n’en reste pas moins que je trouve l’expérience de Semion Antoniets particulièrement intéressante car on oppose systématiquement agriculture biologique et grandes exploitations agricoles, comme s’il y avait une antinomie entre les deux. Il faut arrêter avec les clichés du genre « la bio en montagne, ça va, mais que voulez-vous ma bonne dame, ça ne marcherait pas dans les grandes plaines à céréales de la Beauce ». Compte tenu de l’urgence environnementale et alimentaire, je pense qu’il est important de tenir compte de toutes les expériences actuellement en cours, sans préjugés nocifs. Comme disait un sage de ma connaissance, il faut parfois apprendre à faire avec… et tenir compte des cartes que l’on a en main avant de les distribuer. Bref, je ne suis pas sûr que l’incohérence apparaissant dans cette chronique soit aussi grave que cela… Et puis, vous avez, vous, une quelconque impression de cohérence dans l’avenir que l’on nous propose aujourd’hui, cet avenir qui, pour beaucoup, se limite à une perspective aussi longue qu’un mandat électoral ?  Quant à moi, j’ai de sérieux doutes !
NDLRCrédit photo – La photo de Semion Antoniets provient du site « Journalistes à l’Est » – Les deux journalistes indépendants qui sont à l’origine de ce site réalisent un certain nombre de reportages pour la presse écrite et pour la radio. Ils sont notamment auteurs d’un documentaire sur la ferme de Simion Antoniets qui a été publié dans « la France agricole », l’été dernier, puis transformé en émission radio, diffusée par RFI, au mois d’octobre.

2 Comments so far...

la Mère Castor Says:

14 novembre 2010 at 11:06.

Intéressant, il en faudrait plus, encore et toujours plus.

François Says:

27 novembre 2010 at 21:22.

Content de voir la Suisse faire quelque chose d’intelligent, surtout que je crains que, demain (dimanche 28 novembre), nous nous fassions encore remarquer à cause d’une votation lancée par l’extrême-droite…

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