24 novembre 2011

Les seigneurs des Nuraghes

Posté par Paul dans la catégorie : Carnets de voyage; vieilles pierres .

Bâtisseurs de l’âge du bronze en Sardaigne

Petite balade dans l’histoire, loin dans le passé : 1600 avant notre ère, des tours de forme tronconiques, massives, d’une hauteur inférieure à dix mètres, apparaissent en grand nombre sur l’île de Sardaigne. Elles se dressent souvent sur des promontoires dans des zones présentant un intérêt sur le plan stratégique. Ces premières constructions sont baptisées « protonuraghes » par les archéologues. Elles occupent une surface au sol relativement importante ; elles sont construites en empilant des quantités impressionnantes de blocs rocheux de formes diverses. Elles se terminent par une plateforme sur laquelle était sans doute aménagée un habitat surélevé, couvert en bois. Il y a peu d’espace libre à l’intérieur : seulement un couloir avec quelques « cellules » latérales. Un ou deux siècles plus tard apparaissent les nuraghes à « tholos ». Leur forme a évolué : plus élancée, occupant moins d’espace au sol. Au rez-de chaussée, se trouve une grande pièce circulaire au plafond en fausse voute (tholos). Dans l’épaisseur des murs on trouve non seulement un couloir circulaire mais également un escalier permettant d’accéder à l’étage supérieur. Les blocs de pierre, toujours assemblés sans aucun liant, sont mieux ajustés, surtout ceux employés dans la partie haute de la tour. Au fil du temps, les plans de construction deviennent plus élaborés… Les tours s’ajoutent les unes aux autres (jusqu’à dix-sept pour le nuraghe Arrubiu !) et transforment les nuraghes en bâtiments complexes possédant souvent plusieurs étages. La hauteur de la tour principale dépasse largement 10 m, atteignant parfois 20 m.

Dès 1400 apparaissent les premiers nuraghes que les archéologues nomment « complexes » (à titre de repère historique, c’est l’époque où règne Toutankhamon en Egypte). Plusieurs escaliers, intégrés dans les murs et partant soit du couloir périphérique soit de la pièce centrale, permettent d’accéder aux salles et à la plate-forme des niveaux supérieurs. Des murs de protection protègent l’ensemble des tours ; des couloirs étroits permettant de relier un édifice à un autre. La courbure d’une muraille dissimule une entrée, un étroit passage ou parfois un puits profond. Des cabanes viennent se grouper aux pieds de ces forteresses massives comme les alvéoles dans une ruche. Toutes les formes sont courbes, harmonieusement dessinées : les lignes s’enchaînent ; aucun angle ne vient jamais rompre cette architecture singulière. Les techniques de construction évoluent au fur et à mesure que les formes se complexifient. Le contact avec d’autres civilisations, grâce aux nombreux échanges commerciaux qui ont lieu avec les villes du pourtour méditerranéen, enrichit le savoir-faire des bâtisseurs et des artisans. Plusieurs comptoirs phéniciens s’installent au Sud de la Sardaigne au cours du huitième siècle. Les Mycéniens à leur tour s’intéressent à cette île qui occupe une position stratégique en Méditerranée. Le développement des nuraghes entre dans sa phase finale : le rythme de construction ralentit considérablement. Au moment de la conquête de l’île par les Carthaginois, au VIème siècle avant notre ère, les nuraghes sont toujours occupés, mais il semble qu’aucune forteresse nouvelle n’ait été érigée depuis pas mal de temps…

Avec le temps, les nuraghes sont donc devenus des ensembles architecturaux d’une complexité étonnante. Les blocs massifs constituant le bas des murailles sont choisis avec soin. Leur origine géologique varie selon les régions. Ils sont très souvent parfaitement ajustés et parfois même taillés. Aucun mortier n’est utilisé pour les assemblages : il s’agit de constructions en pierres sèches. Des villages de plus en plus importants se groupent au pied de ces ensembles fortifiés  (les archéologues ont dénombré jusqu’à plusieurs centaines de bâtiments sur certains sites). Des sanctuaires, des puits sacrés, des hébergements pour les pèlerins s’installent à proximité également. L’eau, comme tous les autres éléments, joue un rôle central dans la culture nuragique. La Sardaigne est une terre opulente et exporte de nombreuses productions vers les pays voisins. De vastes forêts recouvrent le fond des vallées et les flancs des montagnes. Lorsque les Romains occupent la Sardaigne, l’ère nuragique est terminée depuis plusieurs siècles, mais de nombreux bâtiments sont encore occupés. Certains le seront jusqu’au Moyen-Age en conservant parfois leur aménagement originel. Un certain nombre de nuraghes ont traversé les siècles sans trop souffrir et se dressent encore fièrement, plus de trois mille ans après leur construction. D’autres ont disparu, rarement victimes des outrages du temps, mais souvent parce que leurs matériaux ont été réemployés à d’autres usages (monuments romains ou médiévaux, empierrement de routes par exemple). On estime le nombre de monuments survivants à l’heure actuelle à plus de six mille, mais moins d’une centaine sont suffisamment préservés pour présenter un intérêt autre qu’archéologique. Dans l’histoire récente, les bergers sardes se sont largement inspirés des cabanes rondes des villages nuragiques pour bâtir leurs abris dans la campagne.

Deux questions (au moins) viennent à l’esprit à ce stade de mon récit : qui étaient les bâtisseurs de ces monuments singuliers ? Quelle fonction leur attribuaient-ils au final ? Les historiens ont été longuement hésitants, et par conséquent divisés, quant aux solutions à proposer à ces deux énigmes. Faute de posséder une écriture, les fondateurs de cette civilisation protohistorique n’ont pas laissé de témoignage sur leur travail et sur leurs motivations, autres que les vestiges de leurs constructions ou de leurs fabrications artisanales. Les seuls éléments qui permettent d’avancer des hypothèses et d’essayer de les valider par la suite, sont fournis par les récits laissés par d’autres peuples qui ont eu des contacts, plus ou moins fréquents, avec les Sardes à l’âge du bronze et surtout après.
Concernant l’apparition de la culture nuragique sur l’île, il semble qu’il y ait plusieurs pistes possibles et sans doute une synthèse à réaliser entre les diverses hypothèses des historiens. On peut trouver une réponse partielle à la première question en s’intéressant aux mouvements migratoires des peuples habitant la périphérie du bassin méditerranéen. Les Lydiens, peuple d’Asie mineure, ont massivement émigré de leur patrie d’origine, en fonction des comptoirs commerciaux qu’ils installaient. On retrouve leurs traces jusqu’en Etrurie. Il semble que l’île de Sardaigne ait servi d’étape à leur mouvement migratoire et qu’il y ait donc un lien étroit à établir entre Lydiens, Sardes de l’époque nuragique et Etrusques. Le déclin brutal de la Lydie a, par la suite, entrainé une rupture totale des relations entre ces nouveaux venus et leur patrie d’origine… Cette thèse est longuement développée par l’historien italien Massimo Pittau, et plusieurs de ses confrères s’y sont ralliés. Il ne faut cependant pas attribuer l’origine de la civilisation nuragique uniquement à l’arrivée des Lydiens. Avant qu’ils apparaissent sur les côtes de Sardaigne, l’île n’est pas une contrée désertique et sauvage. La population autochtone possède déjà une civilisation très évoluée. Six mille ans avant notre ère, on trouve par exemple des céramiques très ouvragées (comme le vase découvert dans la grotte verte non loin d’Alghero). Ces réalisations de qualité n’ont rien à voir avec de quelconques visiteurs extérieurs à l’île, mais sont bien des fabrications locales. Dolmens, nécropoles (« domus de janas ») ou tombes de géants se dressent un peu  partout sur l’île. Les fouilles archéologiques ont révélé la présence de nombreux objets et monuments antérieurs à la construction des nuraghes. Les bâtisseurs de ces monuments splendides bénéficient donc de l’apport d’influences à la fois intérieures à leur propre pays et extérieures. Les progrès des techniques de navigation sont pour beaucoup dans ces échanges.

En ce qui concerne le rôle joué par ces tours, simples ou multiples, plusieurs hypothèses ont été avancées également et il est fort possible que chacune représente une part de vérité, en fonction des monuments et surtout de la période à laquelle ils ont été bâtis. S’agissait-il de logements destinés à des personnalités importantes dans une tribu (chefs ou chamans), de structures fortifiées appelées à jouer un rôle essentiellement défensif, de monuments ayant une portée essentiellement symbolique, à savoir l’affirmation de la puissance d’un individu ou d’un groupe ou encore d’édifices religieux ? Ce qui est singulier c’est que le même type de question s’est posé à propos du rôle de la tour maîtresse (donjon) dans la construction des châteaux forts datant du Moyen-âge. S’agissait-il véritablement d’un logis, terriblement inconfortable vu les aménagements réalisés à l’origine, d’un bastion inexpugnable face à un éventuel assaillant, ou d’une simple affirmation de la puissance féodale face aux pouvoirs concurrents  ? Après des années de débat, une thèse reprenant des éléments à chacun de ces trois énoncés a émergé. Elle fait actuellement largement consensus parmi les spécialistes de l’époque médiévale. Il semble, au vu de ce que j’ai pu lire dans les divers documents à ma disposition, qu’on en arrive au même type de conclusion concernant les nuraghes.

Leur rôle exclusif en tant qu’habitation laisse pas mal de zones d’ombre. Elles offraient un niveau d’inconfort remarquable ne serait-ce que l’absence totale d’ouverture dans la pièce principale à laquelle on attribuait le rôle de pièce à vivre (notamment pour l’évacuation des fumées d’un foyer). Dans les protonuraghes, c’est d’ailleurs la plateforme sommitale qui servait sans doute d’habitation, pas l’intérieur de la tour. La fonction de construction essentiellement défensive qu’on peut leur attribuer paraît plus évidente mais possède ses limites aussi ; sauf trahison, ou grande habileté, un assaillant ne disposait pas de moyens techniques suffisants pour forcer le passage. Pourquoi, dans ce cas, réaliser un monument aussi massif et aussi complexe (certains nuraghes possèdent un  grand nombre de tours reliées par des murailles : un vrai château fort conçu avec deux mille cinq cent ans d’avance !). Arcs et lances étaient les seules armes de jet à la disposition des hordes d’envahisseurs… Une enceinte de protection en pierre et une tour de guet bien située auraient largement suffi à assurer la défense d’un village.

Reste le rôle symbolique, laïc ou religieux, dont l’importance paraît considérable. Les exemples sont nombreux dans l’histoire : pyramides, donjons, cathédrales, tours et gratte-ciels sont essentiellement des bâtiments destinés à témoigner de la puissance (spirituelle et/ou financière) de leur promoteur. L’émulation (plutôt risible par son côté primitif) qui pousse certains centres urbains à rivaliser d’audace en matière de construction (qui bâtira la tour la plus haute, l’Oncle Sam, le mandarin de Hong-Kong ou l’Emir de Dubaï ?) ne peut que renforcer l’importance attribuée à cette hypothèse pour les nuraghes. Au XXIème siècle de notre histoire, c’est surtout au dieu argent à qui l’on cherche à rendre hommage. Dans l’Antiquité ou bien au Moyen-Âge, la symbolique est différente et change d’un monument à un autre. Pour en revenir à la civilisation nuragique, il est clair qu’elle est structurée comme une société avec de stricts rapports hiérarchiques. Certaines familles jouent un rôle hégémonique dans la communauté, et leur pouvoir se transmet de façon héréditaire. Les nuraghes sont les demeures de ces familles puissantes vers lesquelles les villageois se tournent avec respect car il s’agit de lieux de pouvoir. La construction d’un bâtiment aussi complexe que le sont les derniers nuraghes ne peut être qu’une entreprise collective, et témoigne d’une coordination bien établie des différents acteurs intervenant dans le processus. Le groupe œuvre de façon unitaire pour créer un bâtiment prestigieux destiné à loger un personnage de haut rang, le chef de la tribu et sa famille, individus puissants dont le prestige est indiscutable.

Comme je l’ai expliqué dans un texte antérieur, nous avons limité notre découverte de la Sardaigne au Nord et au Centre de l’île, et nous sommes donc loin d’avoir fait un inventaire archéologique complet des lieux. Mes explications sont donc basées sur la visite plutôt approfondie de monuments situés dans la zone que nous avons explorée, ainsi que sur la lecture de plusieurs ouvrages sur la civilisation nuragique. Beaucoup d’éléments se sont aussi clarifiés dans mon esprit, lors de la visite détaillée du musée de Thiesi : nous avons eu la chance, ce jour-là, de bénéficier d’une visite guidée d’un grand intérêt, ayant été confiés aux bons soins du conservateur des lieux, Pier Paolo Soro, un homme tout aussi érudit et chaleureux que pédagogue dans ses explications… Avant d’effectuer notre voyage du mois d’octobre, je savais que la Sardaigne possédait un patrimoine historique des plus intéressants, mais j’ignorais en grande partie la nature des éléments qui en constituaient la partie essentielle. Nous avons découvert notre premier nuraghe dans les environs d’Arzachena (sites d’Albucciu et de La Pridgionata), puis nous nous sommes « piqués au jeu » et la fréquence de nos recherches et de nos visites est allée en augmentant. Le monument le plus impressionnant que nous avons visité, c’est sans doute le site de Santu Antine. Ce complexe nuragique est particulièrement bien conservé, et sa visite est fort intéressante. On se déplace dans un labyrinthe de couloirs et d’escaliers, donc à la fois sur le plan horizontal et le plan vertical, et la découverte de chaque nouvelle pièce dans le bâtiment permet un renouveau incessant du jeu des devinettes : quel était l’usage de telle ou telle niche aménagée dans la muraille ? Quel était l’intérêt de ce couloir sans issue ? Quels chemins permettaient d’accéder au puits ?… On ne peut qu’admirer l’habileté des constructeurs, qui a, paraît-il, laissé perplexe plus d’un architecte contemporain ! Santu Antine se trouve non loin de la voie rapide qui relie Oristano à Sassari. Cette voie traverse la « vallée des nuraghes » et passe également à côté d’un autre monument impressionnant : le nuraghe Losa à Abbasanta. Là aussi l’état de conservation permet de se faire une idée de la complexité originale du bâti. Quelques simulations présentées sur les panneaux explicatifs permettent d’affiner cette première approche.

La simple et sans doute fastidieuse énumération des monuments que nous avons visités ne présente pas un grand intérêt ; il me semble quand même nécessaire d’ajouter à mon inventaire sommaire le site de Tharos, qui présente la particularité d’associer trois époques différentes d’habitats (un village nuragique et une cité phénicienne puis romaine), étroitement imbriqués. Tharos se trouve sur la presqu’île de Sinis, à l’Ouest d’Oristano. Grâce à la présence en un même lieu de vestiges de colonnes romaines, de larges voies pavées rectilignes et d’une mer d’un bleu très photogénique, il y a matière à réaliser, sur place, des prises de vue grandioses… C’est très « carte postale » mais ça plait toujours ! Tharos donne un bon aperçu de la richesse du patrimoine historique sarde. Un voyageur en Sardaigne ne peut ignorer de tels ensembles archéologiques. Nul ne peut prétendre connaître un pays en ignorant purement et simplement son histoire.

Commentaire des illustrations : photos « maison » prises lors de nos visites des différents monuments, à l’exception du cliché n°5 présentant un bronze de chef de tribu et provenant du catalogue d’un musée de Cagliari. La photo n°1 représente le nuraghe Losa. La photo n°2 montre l’appareillage des blocs de pierre autour de l’entrée du nuraghe Albucciu à Arzachena. La photo n°3 a été prise à l’intérieur du nuraghe Santu Antine : il s’agit de l’ouverture d’accès à la tour principale. Le dessin n°4 présente une hypothèse de reconstitution du nuraghe Santu Antine sous sa forme originelle. La photo n°6 montre une « cabane de réunion » ; elle a a été prise sur le site de Pridgionata à Arzachena ; les différences principales qu’elle présente avec une cabane « habitation » sont la grandeur, la présence d’un banc circulaire le long de la muraille et l’existence d’une sorte de table au centre sur laquelle était disposé un pichet contenant le breuvage spécial réservé aux dignitaires. La photo n°7 montre les ruines de Tharos, alors que la 8 et la 9 montrent les détails d’assemblage des pierres à Santu Antine et Losa. Plus la tour s’élève, plus les blocs de pierre utilisés diminuent de taille, sauf lorsqu’il s’agit d’un linteau de porte…

4 Comments so far...

Phiphi Says:

25 novembre 2011 at 13:08.

Merci Paul, pour cette leçon d’histoire sur un sujet que je ne connaissais pas

Jacques Chesnel Says:

25 novembre 2011 at 18:38.

j’ai visité ces sites en Sardaigne… impressionnant

François Says:

27 novembre 2011 at 15:31.

Très intéressant. J’ai vu des ruines pictes similaires en Ecosse, datant environ de la même époque, d’après mes souvenirs. Par contre, ces constructions-là ne sont jamais devenues aussi sophistiquées que les nuraghes que tu présentes.

J’ai passé une soirée de Noël dans un de ces bâtisses avec quelques amis il y a bien des années, et cela reste largement mon souvenir de Noël le plus marquant.

Paul Says:

30 novembre 2011 at 17:34.

@ François – Lors de notre voyage en Ecosse, nous avons bien vu quelques ruines, en particulier des tronçons du mur d’Hadrien, mais je ne me souviens pas des tours. Il faut dire que les enfants étaient fort jeunes et ne se souciaient guère d’archéologie et de monuments historiques à l’époque. Comme il n’est pas dit qu’on ne retourne pas « vers le Nord » un de ces quatre, j’aurai l’occasion de me pencher un peu plus sur cette question. Une chose est certaine : l’installation des Pictes en Ecosse est beaucoup plus récente… Leur confédération s’est formée quelques siècles avant notre ère, période de l’antiquité tardive. Les nuraghes (âge du bronze) se situent un millénaire avant (au moins !) dans la chronologie historique.

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