6 décembre 2011

La construction du chemin de fer transcontinental au Canada

Posté par Paul dans la catégorie : La grande époque des chemins de fer; les histoires d'Oncle Paul .

Dix-sept mille coolies chinois, cinq mille kilomètres de voie ferrée, plus d’un mort au kilomètre…

En 1871, des négociations s’engagent pour que la Colombie britannique adhère à la confédération des états canadiens. Une condition est posée par les négociateurs de cette province : il faut que la confédération s’engage à construire, dans les plus brefs délais, une ligne de chemin de fer reliant les deux extrémités du pays : dans un premier temps, Toronto à Vancouver. Un groupe d’investisseurs privés empoche le contrat pour la construction de cette ligne après des tractations des plus suspectes : les subventions versées par le gouvernement canadiens sont considérables, et comme le marché a été truqué, le scandale qui suit cet accord est à la hauteur des sommes mises en jeu. L’affaire entraine la chute du gouvernement Macdonald en 1873, mais le projet de construction n’est pas abandonné pour autant, car la Colombie britannique fait de cette liaison ferroviaire une condition sine qua non de son adhésion. Si les Canadiens ne font pas le nécessaire, la province se tournera plutôt vers son grand voisin du Sud, les Etats-Unis, qui n’ont rien contre une extension de leur frontière vers le Nord. C’est un nouveau premier ministre, Alexander Mackenzie, qui se charge de relancer le projet. En 1881 est fondée la Canadian Pacific Railway qui a la responsabilité d’assurer la construction de la ligne. Le 15 février 1881 l’accord officiel est signé pour le lancement du chantier. La nouvelle compagnie reçoit des subventions énormes (25 millions de dollars de l’époque), est exemptée d’impôts à payer et surtout se voit offrir les terres de part et d’autre de la voie sur une grande superficie : dix millions d’hectares ! Ces cadeaux astronomiques font de la CPR une société très puissante, plus riche que l’état qui l’a subventionnée au départ. D’importants moyens techniques et surtout humains sont mis en œuvre. Le chantier, pourtant colossal, est pratiquement achevé au bout de trois années. En 1885, le premier train circule de l’Est à l’Ouest des montagnes Rocheuses. L’exploit est impressionnant ; les conditions dans lesquelles cette « grande œuvre » a été réalisée ternissent quelque peu son image : travailleurs surexploités, immigration de coolies chinois transportés comme du bétail, accidents du travail en quantité considérable… Seul le nuage de fumée du cigare des actionnaires de la compagnie est vraiment resplendissant. Voici comment le géographe Elisée Reclus décrit cette opération peu de temps après son achèvement :

« La Compagnie du Pacifique, comblée par les faveurs du budget, terres, argent, voies déjà construites, est plus riche que l’état lui-même : la grande ligne de Québec à Vancouver, a déjà 4932 kilomètres de longueur, et maintenant elle est plus que doublée par plusieurs voies, toutes tracées dans les mêmes conditions que la première, c’est-à-dire moyennant concession de terrains bordant les deux côtés du chemin et choisis naturellement parmi les plus fertiles. Une société de capitalistes se trouve ainsi propriétaire d’une superficie énorme de terrains, dont elle peut diriger la vente de manière à établir son patronage sur les acheteurs. La possession des meilleurs emplacements dans les villes qu’elle aide à fonder ajoute d’autres privilèges à son monopole des transports ; mainte cité n’a plus même accès au bord du lac ou du fleuve sur la rive duquel elle a été fondée. C’est un grand danger pour le peuple canadien d’avoir laissé se constituer une si puissante compagnie et de lui avoir fourni des armes dont elle ne manquera pas de se servir au profit de son intérêt privé contre l’intérêt public. La même société est, directement ou indirectement, maîtresse des bateaux à vapeur qui continuent sa ligne, d’un côté vers l’Angleterre, de l’autre vers la Chine et vers l’Australie. » (Elisée Reclus Géographie Universelle tome 15, 1890).

Le chantier est scindé en plusieurs tronçons confiés à différents responsables. Parfois il s’agit simplement de relier des morceaux de réseau qui existent déjà. En d’autres lieux comme les grandes plaines centrales du Canada, il est nécessaire de créer complètement la voie ferrée. La partie Ouest du trajet, avec en particulier la traversée des Montagnes Rocheuses, est la plus problématique. Le tracé choisi utilise les vallées transversales qui permettent de franchir les montagnes à une altitude raisonnable. La voie passe par le col de Kicking Horse,  à 1625 m d’altitude. C’est à l’Ouest de ce mont que se situe la partie la plus scabreuse du trajet. En raison de la présence d’une chute d’eau d’environ 300 mètres de hauteur, il n’est plus possible de suivre le cours de la rivière Kicking Horse, il faut redessiner l’itinéraire et construire de nombreux ouvrages d’art. Le dénivelé reste malgré tout important : 4 et demi pour cent sur 7 kilomètres, ce qui est largement supérieur aux pentes communément admises pour la construction du chemin de fer à cette époque. Les convois franchissent cette section de voie à une vitesse très lente et plusieurs locomotives sont nécessaires pour tracter ou au contraire freiner les trains.
La direction du chantier pour la partie principale de la traversée des Rocheuses est confiée à un ingénieur américain, Andrew Onderdonk. L’homme estime que, compte tenu du budget qui lui est alloué et du salaire (pourtant dérisoire) qui est versé aux ouvriers irlandais et canadiens majoritairement employés sur le terrain, sa marge bénéficiaire sera beaucoup trop limitée. Il faut absolument réduire la masse salariale. La solution choisie à ce moment est de faire venir de nombreux ouvriers depuis la Chine, bien que la Compagnie ait promis au gouvernement canadien d’employer en priorité les travailleurs sans emploi de Colombie Britannique, puis ceux du restant du Canada, notamment les Québecois ou les Indiens. Mais les promesses n’engagent que ceux qui y croient, et très rapidement, les premiers ouvriers chinois sont recrutés, notamment dans les provinces maritimes du Sud de la Chine. D’autres proviennent des USA où ils ont déjà été embauchés sur le même type de chantiers. Compte-tenu des méthodes de recrutement assez opaques utilisées par la CPR, il est difficile d’estimer le nombre exact de travailleurs embauchés : celui-ci avoisine sans doute les dix-sept mille. Cet ordre de grandeur est largement suffisant pour se faire une idée de l’ampleur du chantier en cours.

Les coolies travaillent pour un salaire inférieur à celui des employés canadiens de la compagnie : généralement un dollar par jour. Dans bien des cas ils sont embauchés à la place de travailleurs locaux et l’hostilité des Canadiens, en particulier des habitants de Colombie Britannique, à leur égard est grande. On ne compte pas  les incidents à caractère raciste, parfois très violents, qui se produisent pendant la durée du chantier. Pourtant les conditions de vie des coolies n’ont rien d’enviable : non seulement leur salaire est dérisoire, mais ils doivent rembourser aux négriers qui les ont embauchés, les frais de leur voyage, la nourriture médiocre qu’ils reçoivent, le logement… Si j’emploie le terme de « négrier » c’est que les conditions dans lesquelles ils effectuent la traversée depuis leur pays d’origine ne sont guère éloignées de celles dans lesquelles on transportait les esclaves noirs dans le cadre du tristement célèbre « commerce triangulaire ». De Hong Kong à Vancouver il faut plusieurs mois pour effectuer la traversée à bord des trois mâts de la compagnie ; ils sont entassés dans les cales et sur les ponts de ces bâtiments et l’eau et la nourriture sont strictement rationnées. Beaucoup meurent avant même d’avoir posé le pied sur la « terre promise »… A partir de la loi de contrôle de l’immigration votée en 1885, ils devront même acquitter une taxe de 50 dollars pour avoir le droit de poser le pied sur le continent américain.

Les conditions de vie dans les camps disséminés tout au long du chantier sont particulièrement difficiles pour tous les travailleurs, et encore plus pour les coolies. Ils ne sont pas pas organisés et ne disposent pratiquement d’aucun moyen pour se défendre. Plusieurs mouvements de protestation ont lieu pourtant : en 1881, des centaines de travailleurs, armés d’outils divers, se regroupent et marchent sur les  bureaux de la compagnie dans la petite bourgade de Yale. Ils exigent le retrait d’une nouvelle taxe de 2%sur leurs salaires qui vient juste d’être promulguée. Beaucoup d’ouvriers espèrent accumuler un peu d’argent avant de rentrer dans leur pays, mais très peu ont les moyens de payer leur billet de retour. Aucune mesure de sécurité n’est prise pour éviter les accidents du travail et beaucoup de terrassiers sont estropiés ou meurent, victimes des éboulements, des explosions intempestives ou des blessures mal soignées. La nourriture est extrêmement carencée et les travailleurs sont, globalement, dans un état de santé déplorable. Les estimations du nombre de victimes varient, comme il se doit, d’un expert à un autre, mais le chiffre de plusieurs milliers de morts ne paraît pas exagéré. Si l’on ajoute à ce décompte macabre, les ouvriers canadiens et irlandais morts sur le chantier, on peut se permettre l’estimation d’un mort au kilomètre à la fin de cette entreprise colossale. Tout n’est pas perdu pour tout le monde, puisque l’on estime que l’embauche des immigrés chinois a permis d’abaisser le coût des travaux d’environ 25%, profit engrangé bien entendu non par le bailleur public des fonds, l’état canadien, mais par les dirigeants et les actionnaires de la CPR. Le conflit entre les travailleurs locaux, souvent organisés en syndicats, et les coolies immigrés dure pendant de nombreuses années… La réussite du projet est pourtant due en grande partie à ces derniers, sans vouloir réduire le mérite des Canadiens ! Le premier ministre Macdonald déclare en 1882 : « L’alternative est simple : soit vous acceptez ces travailleurs (les Chinois), soit il faudra renoncer au chemin de fer ! » Ce n’est qu’un siècle plus tard, en 1989, qu’un monument commémoratif rendant hommage aux travailleurs chinois est enfin construit.

Le Canada a pourtant tout lieu d’être fier de cette réalisation grandiose et le rôle économique et politique joué par cette ligne transcontinentale est considérable. En novembre 1885, le dernier rail est posé en Colombie britannique. En 1888, le train traverse l’intégralité du continent, de la côte Est à la côte Ouest. Le terminal côté pacifique est un petit village nommé Vancouver… La voie ferrée est pleinement opérationnelle, même si le passage par Kicking Horse reste parfois problématique. Les conséquences de l’établissement de cette liaison dépassent largement les limites frontalières du pays. A titre d’exemple, avant même la fin du siècle, la CPR offre un service de transport régulier permettant à un voyageur de se rendre de Londres à Hong Kong, via Montréal et Vancouver. Un bel exemple de monopole ! Certes le trajet, long et onéreux, est réservé à quelques voyageurs fortunés, mais il donne une idée des possibilités nouvelles qui s’offrent pour le transit des marchandises… Malgré le chargement et le déchargement dans les ports, la durée du transport est souvent réduite de plusieurs mois entre l’Europe et la Chine… Des centaines de milliers d’immigrants européens emprunteront cet itinéraire pour s’installer dans les grandes prairies au centre du Canada. Le train constitue en quelque sorte l’épine dorsale de la jeune confédération et donne un sens à l’unité entre des provinces qui n’ont, au bout du compte, que peu de points communs y compris sur le plan linguistique… A l’orée du XXème siècle, le trafic est considérable. Il a été amélioré par la sécurisation de la traversée des Rocheuses. De nouveaux tunnels ont été creusés et permettent d’éviter les zones où les éboulements sont trop nombreux. Deux nouvelles liaisons transcontinentales sont même mises en place avant le premier conflit mondial : le « Canadian Northern » et le « Grand Trunk Pacific »… Une fois la guerre passée, le déclin du trafic voyageur sera rapide – la concurrence de la route est redoutable – mais le trafic marchandise va garder toute son ampleur ; en témoigne la longueur des trains qui circulent de nos jours sur cette voie dans les Rocheuses. Les photos figurant à la fin de cet article donnent une petite idée de la longueur des rames !

crédit photos : N°1, 2, 8, 9 = « Conception Pourquoi Pas, Sébastien Chion – N° 3 = Bibliothèque et archives du Canada – N°4 et 5 = archives Parc Canada – N°6 =  archives Royal BC Museum.
sources documentaires : multiples, avec une mention spécifique concernant le site « Ties that bind » s’intéressant plus particulièrement à la situation des travailleurs chinois.

5 Comments so far...

Clopin Says:

7 décembre 2011 at 18:06.

Passionnant, comme d’hab !!

Phiphi Says:

8 décembre 2011 at 13:33.

C’est aussi mon avis.
Merci Paul

Paul Says:

8 décembre 2011 at 13:35.

@ Phiphi et Clopin – Merci à tous les deux. Je crois qu’une traversée en train des Rocheuses ça me plairait bien, surtout avec quelques petites balades à pied de temps en temps !

Pourquoi Pas ? Says:

9 décembre 2011 at 08:21.

La traversée du Canada en train et quelques choses qui se fait quand même relativement bien… à condition de ne pas être pressé. Une centaine d’heures pour faire Toronto Vancouver. Mais les décors, par contre, valent la peine. Du moins dans les Rocheuses ; les Prairies étant surtout… plates.

Aujourd’hui, les chemins de fer canadiens sont partagés entre la Canadian Pacific et le Canadian National. Je ne me souviens plus des détails exacts ; ce qui est sûr, c’est que le réseau de voies ferrées est privé, ce qui rend extrêmement complexe la situation, notamment au niveau des réseaux des trains de banlieues dans les grandes villes : les sociétés, publiques, de transport en commun, doivent négocier l’autorisation d’utiliser les rails des compagnies privées. On assiste à la saturation du réseau à Montréal, du fait de la priorité du transport des marchandises sur le transport des passagers. De même, une liaison ferroviaire entre l’aéroport et le centre ville a été longtemps impossible, toujours pour les mêmes raisons, le trajet devant emprunter des rails appartenant aux compagnies privées.

Concernant le col de Kicking Horse, le passage a été simplifiée grâce à l’ajout de deux tunnels en spiral, qui font le bonheur des touristes dans la région (mais dans la construction a été, là encore, assez couteuse en vie humaine). Toutefois, le passage au sud n’est désormais plus emprunté que par les trains de marchandises. Les passagers, eux, passent plus au nord, par Edmonton puis Jasper.

Toute l’histoire de cette région est intimement liée à la construction du train transcanadien. Le CP a très vite vu dans le tourisme une manne financière. Les grands hôtels de Banff et de Lake Louise ont été construits pour attirer les touristes avec tout le grand confort moderne. Le gouvernement canadien a très vite compris qu’il pouvait aussi tirer avantage de la situation, en fondant le premier grand parc national à Banff. Très vite, le Jasper National Park a suivi. Le troisième de la région, Kootenay, sera fondé quelques années plus tard, lors de la construction de la route transcanadienne, qui sonna le début de la fin pour le transport des passagers en train dans la région.

Il est impossible de découvrir la région sans entendre les échos des sirènes des trains. Et chaque échos ramènent un peu d’histoire à la vie, rendant hommage à cette ouvrage gigantesque et magnifique.

Paul Says:

9 décembre 2011 at 08:27.

@ Pourquoi pas – Eh bien voilà un bon gros commentaire instructif comme je les aime ! Merci pour toutes ces précisions, toi qui as eu la chance au moins d’admirer le spectacle en réel ! Bientôt une chronique sur le grand chemin de fer australien ?

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