10 juin 2008

Le géographe du roi de Sicile

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; l'alambic culturel; Sciences et techniques dans les temps anciens .

Le dernier opus de la série historico-policière de Viviane Moore, « la saga de Tancrède le Normand », intitulé « le hors-venu » (10/18 Grands Détectives) se déroule en Sicile. Parmi les personnages qui apparaissent en « toile de fond » du roman, celui d’un savant, Al Idrïsï, dont j’avais déjà entendu parler et sur lequel j’avais envie d’approfondir quelque peu mes connaissances. J’ai décidé de vous faire bénéficier du résultat de mes recherches. Il faut dire que je m’intéresse beaucoup aux savants arabes, notamment à l’époque de la splendeur de Cordoue et du royaume d’Al-Andalùs. Ils ont joué un rôle clé dans les progrès accomplis dans le domaine des sciences et de la philosophie au Moyen-Age. Vous pourrez vous reporter à ce sujet aux chroniques sur Ziryab ou sur Abbas Ibn Firnas, qui sont également des personnages essentiels de leur époque, tout à fait hors du commun.

Nous sommes en 1139 à Palerme en Sicile. L’île a été conquise par les Normands au milieu du XIème siècle mais elle n’est véritablement un royaume indépendant que depuis quelques années. Le Roi Roger II fait venir à sa cour un savant géographe d’origine marocaine portant le nom de Abu Abdallah Muhammad Ibn Muhammad Ibn Abdallah Ibn Idriss al-Qurtubi al-Hassani. Pour plus de commodités dans la suite de notre récit nous ferons comme les historiens et nous l’appellerons Al Idrïsï. La biographie de ce personnage n’est guère connue, sauf pendant les dix-huit années où il va séjourner à Palerme. Il est né à Ceuta, dans le royaume des Almoravides, certainement dans une famille d’origine noble et très probablement en 1099 ou 1100. Il aurait ensuite fait ses études à Cordoue, ce qui est tout à fait plausible, la ville ayant été conquise par les Almoravides en 1086. Le géographe fera par ailleurs une large place à la description de cette ville dans l’un de ses ouvrages. Les historiens perdent sa trace en 1157, date à laquelle visiblement il quitte le service du Roi de Sicile. Il meurt entre 1164 et 1180, mais on ne connait ni le lieu de sa mort ni celui de sa sépulture. Une telle ignorance peut surprendre eut égard à l’importance de son œuvre… Elle s’explique peut-être par le fait que sa renommée ayant été acquise au service d’un roi chrétien, certains historiens arabes l’ont plus ou moins considéré comme un « renégat ». Mais ceci n’est qu’une hypothèse…

Roger II fait appel à Al Idrisi pour construire un grand planisphère en argent et rédiger un commentaire détaillé en accompagnement. Il s’agit là d’un travail de longue haleine et notre savant va y consacrer de longues années. Son œuvre terminée, il aura en fait rédigé deux encyclopédies géographiques. La première, intitulée « le Livre du divertissement de celui qui désire découvrir le monde », communément appelée « Livre de Roger », est le commentaire du planisphère qui lui était commandé. La seconde, intitulée « Plaisir d’hommes et joie d’âmes », est un complément, largement plus détaillé, de la première. Avec « le livre de Roger », Al-Idrïsï rédige une œuvre qui mêle philosophie et géographie : véritable ode à la gloire de son commanditaire que le géographe incite à devenir prince des sages et maître des savoirs. En exposant sa politique, le Roi, selon la tradition byzantine, doit également faire étalage de sa connaissance du monde. Cette première encyclopédie, bien qu’elle comporte soixante-dix cartes, se présente plutôt comme un « guide de voyages ». L’auteur décrit un certain nombre de routes maritimes, les villes dans lesquelles les bateaux font escale. Une très large place est réservée au bassin de la méditerranée, avec des incursions en Europe du Nord, en Afrique et à Byzance. Al-Idrïsï n’a pas fait tous les voyages qu’il décrit, même s’il en a réalisé un certain nombre. Il « sous-traite » une partie du travail et passe des commandes à des voyageurs qui lui racontent ensuite ce qu’ils ont découvert : de nouvelles anecdotes viennent alors compléter son récit. Le géographe ne se limite pas à la description des paysages mais réserve également une large place aux activités humaines.

Le « livre de Roger » a été publié en 1157, année après laquelle on perd la trace de son auteur, mais sa diffusion est restée très confidentielle. Il faut attendre 1592 pour qu’une première version abrégée, rédigée en arabe et publiée à Rome, soit diffusée dans les grandes bibliothèques. Ce n’est qu’en 1837 que l’ouvrage sera édité en français, dans une version presque intégrale, d’après un manuscrit retrouvé dans les archives de la Bibliothèque Nationale. Une copie de cet ouvrage a été réalisée en 1999 par la Nef (« La première géographie de l’Occident »). Les livres d’Al-Idrïsï sont considérés comme l’une des bases de la géographie moderne notamment parce que le savant utilise une codification claire pour ses cartes. De symboles différents permettent de distinguer eau douce et eau salée (mers, lacs et rivières), la couleur est différente pour les noms des villes et ceux des régions. Sur la carte choisie pour illustrer ce paragraphe, vous reconnaitrez sans peine les grandes Iles de la Méditerranée : Sicile, Sardaigne et Corse. Les autres terres sont plus difficiles à identifier. Le repérage est basé sur la méthode de Ptolémée : le monde connu est divisé en sept climats, parallèlement à l’équateur ; chaque climat est ensuite partagé en dix régions ; le monde peut ainsi être représenté en soixante dix cartes.

Comme beaucoup de savants de son époque, Al Idrïsï ne s’intéresse pas qu’à la géographie. Il est aussi versé dans l’art et la science médicale. Passionné de botanique, il rédige un ouvrage important, le « Kitab al-Jami-li-Sifat Ashtat al-Nabatat » consacré aux plantes médicinales connues et complète sa synthèse par de nouveaux apports. Grâce à son travail, un nombre important de nouvelles drogues et de nouveaux remèdes seront proposés aux médecins de son époque. Al Idrïsï rédige aussi plusieurs ouvrages sur la faune et la zoologie. Ce travail, annexe à celui qu’il effectue en géographie, est rapidement traduit en latin et acquiert une notoriété considérable.

La vie du personnage que nous découvrons, mais fort peu, dans le roman écrit par Viviane Moore est bien entendu fictive. Je vous l’ai dit, il existe relativement peu de documents biographiques sur Al Idrïsï. Elle a cependant le mérite (la preuve !) d’éveiller l’intérêt du lecteur pour cet homme qui fut certainement l’un des grands savants de son époque. Comme il n’est guère conseillé de commencer une saga par le quatrième tome, il vous faudra lire le début des aventures, assez palpitantes, de Tancrède d’Anaor, avant de rencontrer notre géographe. Le trajet par mer depuis la Normandie jusqu’à la Sicile présente de nombreux dangers surtout lorsque l’on est un personnage « clé » dans la guerre de succession au trône de Sicile ! Bon vent si le cœur vous en dit ! Je ne suis pas un fan des autres récits de Viviane Moore mais j’ai aimé cette série.

5 Comments so far...

Christiane Says:

11 juin 2008 at 07:07.

Cette géographie, née de l’obscur et du désir ne guide que vers les zones d’ombre, les épopées inter-dites, les étoiles renversées comme autant de lumignons dans l’océane bleue devenue noire d’ancre et de mots engloutis.
j’ai déroulé la carte, ai cherché le sillage d’un nageur égaré…

Paul Says:

11 juin 2008 at 09:12.

Merci pour votre commentaire ! Il ajoute à cette chronique la dimension poétique que je n’ai su lui donner.
Je profite de ce message pour signaler aux amateurs de cartes anciennes le très beau numéro 2 de la revue GéoGraphie, actuellement en kiosque. Les illustrations sont superbes et les articles intéressants.

fred Says:

11 juin 2008 at 09:55.

Heureusement qu’elle existe cette dimension poétique d’ailleurs, parceque « le livre de Roger », ça ne sonne pas très « glamour », tout comme « le livre de Robert ou Raymond ». Sauf si on le prononce à l’anglaise, « le Livre de Rojeur », là, ça fait tout de suite plus classieux !

Yasmina Says:

6 août 2012 at 09:46.

Bonjour,
Je cherche à trouver des livres en arabe écrit par Al Idrisi en particulier sur des sujet comme la botanique, est ce que vous savez ou je pourrais en trouver ?
Cordialement,
Yasmina

Paul Says:

7 août 2012 at 11:52.

@ Yasmina – N’ayant jamais eu à résoudre ce problème, je ne sais trop quoi vous répondre. Peut-être pourriez-vous vous adresser pour obtenir des renseignements à l’Institut du Monde Arabe à Paris qui possède une bibliothèque importante ainsi que de nombreux dossiers documentaires. Merci en tout cas pour votre intérêt !

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