30 avril 2012

Emilie du Châtelet

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Sciences et techniques dans les temps anciens .

Une femme savante au siècle des lumières

 Lorsque l’on parle des femmes au XVIIIème siècle, c’est plus pour s’intéresser aux prouesses des illustres courtisanes qu’aux recherches de celles qui ont tenté de sortir des sentiers battus. Siècle des lumières peut-être, mais cela ne concerne guère ces dames ; il suffit d’ailleurs de voir de quelle manière Molière raille ces femmes qui veulent paraître plus que leur rang. Pourtant, au sein de la noblesse comme des autres classes sociales, elles sont un petit nombre à vouloir faire entendre le son de leur voix et la valeur de leurs idées, n’en déplaise aux règles morales de la société qui les enferment dans une étroite prison, pas toujours dorée. Une fois n’est pas coutume, la Feuille Charbinoise s’intéresse aujourd’hui à une personne issue de la riche noblesse française !
La destinée de Gabrielle Emilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, plus connue sous le nom d’Emilie du Châtelet, est plutôt singulière. Si la petite histoire retient à son sujet le fait qu’elle fut la maîtresse du philosophe Voltaire pendant de longues années, on oublie trop souvent d’évoquer la place qu’elle a occupé au sein de l’élite scientifique française au siècle des lumières. Son mérite n’était pas des moindres : rappelons qu’à cette époque, les études supérieures étaient strictement réservées aux hommes. Les femmes avaient un autre rôle social à jouer ; la « connaissance » profonde des phénomènes du monde était jugée guère compatible avec la frivolité des femmes ! Emilie du Châtelet a dû conduire un sacré combat contre les mœurs de son temps et les usages de la cour de Versailles. Cette marginalité, ce non-respect des normes, les multiples facettes de cette personnalité complexe et les dimensions singulières de sa relation avec Voltaire m’ont interpellé. Brève biographie donc, d’une femme indiscutablement hors du commun.

 Rien dans son origine sociale ni dans l’éducation qu’elle a reçue ne la prédispose vraiment à la recherche scientifique. Son père, qui occupe un poste très important à la cour de Louis XIV (il est « introducteur des ambassadeurs »), choisit cependant d’en faire une jeune fille cultivée, et, fait surprenant pour l’époque, décide qu’elle recevra la même éducation que ses deux frères. Ce choix se révèle opportun car Emilie est une élève brillante. Dès l’âge de 12 ans, elle lit couramment le grec, le latin, l’allemand et l’anglais. A l’âge de quinze ans elle a déjà parcouru l’ensemble de l’œuvre disponible de Descartes et Leibniz. Emilie éprouve une véritable passion pour les études. Un cercle littéraire se réunit régulièrement dans l’hôtel privé de la famille, occasion pour elle de faire connaissance avec Fontenelle, qui lui délivre les bases d’un enseignement scientifique de qualité, ou avec Voltaire, qui apprécie leurs échanges philosophiques. En 1725, elle se marie avec un militaire, Florent Claude, marquis du Châtelet. Ce mariage conventionnel n’entravera guère l’aspiration à la liberté que ressent la jeune femme. Son mari, pour lequel elle éprouve, à défaut de passion, un respect profond et beaucoup d’admiration, est fréquemment en déplacement. Emilie du Châtelet dispose d’une grande liberté de temps et de mouvement. En 1732, elle fait la connaissance du mathématicien Moreau de Maupertuis, dont elle devient très rapidement l’élève assidue, puis la maîtresse. Cette liaison ne dure pas et Moreau est remplacé assez rapidement par l’un de ses collègues, Alexis Claude Clairaut, qui occupe à son tour les deux rôles dévolus à son prédécesseur. Suivant de près les travaux de son nouvel ami, Emilie s’intéresse aux travaux de l’Anglais Newton. Déguisée en homme, pour ne pas heurter les conventions, elle participe aux réunions du club scientifique du café Giradot, à Paris.

 Un tournant important dans sa vie se produit en 1733. Ses relations avec le philosophe Voltaire, qu’elle avait perdu de vue pendant que celui-ci était exilé à Londres, prennent une dimension nouvelle. Tous deux tombent éperdument amoureux. Voltaire n’étant pas persona grata à Versailles suite à la publication de son ouvrage critique « les Lettres Philosophiques », décide de s’installer dans le refuge que lui propose Madame du Châtelet, une possession de famille, le château de Cirey en Lorraine. Emilie va le rejoindre et les deux amants vont vivre quatre années, pratiquement hors du monde, non pas d’amour et d’eau fraîche mais d’amour et d’étude. Ils passent de longues heures, de nuit comme de jour, à débattre de questions scientifiques ou métaphysiques. Peu à peu, Emilie élabore son propre système de pensée. Voltaire est un grand admirateur de Newton et cherche à mettre ses idées à la portée de tous. Emilie du Châtelet est beaucoup plus critique à l’égard de certaines de ses théories. A partir de 1745, elle s’attelle à ce qui sera l’ouvrage majeur de sa vie scientifique : elle réalise la traduction en français de « Principia mathematica philosophiae naturalis », ouvrage majeur de Newton, rédigé dans un latin particulièrement hermétique. Elle ne se contente pas d’un simple mot à mot, mais elle refait les calculs, rédige ses commentaires, prend note de ses critiques. Cette traduction sera publiée dix années après sa mort ( en 1759) et reste aujourd’hui encore une référence. Malgré la haute qualité de ce travail, son statut de « femme savante », de « physicienne », n’est pas vraiment pris au sérieux. Alors que Voltaire n’apparait en fait que comme un simple « amateur éclairé » en matière de physique, la Marquise du Châtelet montre de réelles capacités de démonstration scientifique. Elle analyse pas à pas la démarche de Newton et n’hésite pas à remettre en cause certaines conclusions qu’elle qualifie de simples conjectures. Elle critique par exemple la théorie sur la récession des équinoxes, qui ne peut être calculée de manière aussi précise que ce qu’annonce le savant. Elle étaie son raisonnement sur les observations réalisées par d’autres astronomes.

 En 1737, l’Académie des Sciences lance un concours ayant pour thème « la nature et la propagation du feu ». Emilie décide d’y participer en profitant du fait que la soumission est anonyme. Elle rédige un manuscrit de 139 pages, dans lequel elle tente de faire une synthèse de toutes les connaissances sur le sujet. L’ouvrage est singulier, souvent philosophique, associant parfois des images poétiques avec des faits expérimentaux. Il fournit en tout cas les preuves de la solide érudition possédée par cette femme exceptionnelle. Elle ne remporte pas le concours (le prix est attribué à Euler), mais, compte-tenu de la valeur du travail réalisé, son manuscrit est finalement édité par l’Académie. Il s’agit là d’une grande première en France : c’est le premier ouvrage rédigé par une femme que l’Académie des Sciences se décide à publier.

 En 1744, les relations sentimentales d’Emilie avec Voltaire se détériorent. Voltaire s’en va butiner d’autres fleurs et met un terme à leur liaison. En janvier 1748, le philosophe s’éloigne pour rejoindre la cour du Roi de Prusse. Ce changement dans sa vie marque profondément la Marquise. Elle n’en gardera cependant point grief au philosophe et leur attachement réciproque, amical maintenant, restera solide jusqu’à la fin de sa vie. Voltaire, réputé plutôt mysogine, rédigera ce fort bel éloge à l’égard de celle qui a été son amante passionnée pendant une dizaine d’années : « Jamais une femme ne fut si savante qu’elle, et jamais personne ne mérite moins qu’on dit d’elle : c’est une femme savante. Elle ne parlait jamais de science qu’à ceux avec qui elle croyait pouvoir s’instruire, et jamais n’en parla pour se faire remarquer. » (commentaire remarquablement élogieux dans la bouche d’un auteur qui a par ailleurs déclaré « les femmes sont comme les girouettes : elles se fixent lorsqu’elles se rouillent » ). Emilie ne reste pas seule et trouve, assez rapidement, un remplaçant, plutôt falot, à son amant en fuite. Il s’agit du poète Saint Lambert pour lequel elle éprouve un grand attachement. Leur liaison sera de courte durée. Deux amants bien différents ; deux passions bien distinctes également. La quarantaine passée, Emilie se pose un peu, se consacre à la réflexion et à l’écriture. En septembre 1749 une étrange prémonition lui vient à l’esprit. Enceinte de Saint-Lambert, elle vit une grossesse difficile (il s’agit de son quatrième enfant) et elle est persuadée qu’elle ne survivra pas à l’accouchement qui s’annonce. Elle prend contact avec l’abbé Sellière, bibliothécaire au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque royale, pour déposer et faire enregistrer à son nom le manuscrit de son ouvrage majeur, la traduction de Newton. Sa demande est acceptée. Elle meurt quelques jours plus tard. Cette démarche prouve qu’elle est bien l’auteur du livre qui a été publié, quelques années après. D’autres collègues, peu scrupuleux, n’auraient sans doute pas manqué d’en réclamer la paternité… Physicienne et femme en même temps, un statut bien précaire ! Voltaire est très affecté par la disparition de sa « divine Emilie ». Dans une lettre adressée au Roi Frédéric II, il se fend encore d’une nouvelle déclaration élogieuse : « J’ai perdu un ami de vingt-cinq années, un grand homme qui n’avait le défaut que d’être femme, et que tout Paris regrette et honore.. » Les lectrices apprécieront !

 Le 10 septembre 1749, alors qu’elle n’est âgée que de 43 ans, disparait donc l’une des premières grandes physiciennes françaises. La postérité garde au moins souvenir d’elle à deux titres : maîtresse d’un grand philosophe, première femme à avoir été publiée par l’Académie des Sciences française. Il faudrait ajouter à cela le fait que, dans la communauté scientifique, elle est considérée comme l’une des interprètes majeures de Newton, « passeur scientifique » de premier ordre. La reconnaissance de l’importance de son rôle en tant que physicienne est relativement récente. L’histoire des sciences, pourtant avide de personnages hauts en couleur, l’a laissée de côté pendant de nombreuses années. Ce sont les admirateurs de Voltaire, au XIXème, qui ont empêché que son nom ne sombre dans l’oubli. Mais c’est surtout son rôle de compagne du philosophe qui a été mis en avant par ses biographes de l’époque.
Notons au passage que de son vivant son travail scientifique a été reconnu dans un premier temps en Italie : les femmes n’étaient pas frappées du même ostracisme qu’en France ou en Angleterre et elle a été nommée membre à part entière de l’Académie des Sciences de Bologne en avril 1746. Durant toute sa vie elle aura entretenu des relations suivies avec d’autres grands noms du monde des Sciences à cette époque : Clairaut, Bernoulli, Nollet…. Ses autres écrits, notamment « les institutions physiques », donneront lieu à de nombreuses polémiques. La postérité montrera qu’elle avait bien souvent raison face à ses détracteurs. Une partie de ses travaux sont restés inachevés, notamment un essai sur l’optique. Sa démarche touchait aux fondamentaux de la Science au siècle des lumières. Elle espérait réaliser une synthèse entre les systèmes de Descartes, Leibniz et Newton. Sa disparition prématurée ne lui aura pas permis de finaliser véritablement son œuvre.

NDLR – Sources documentaires principales : fiche pédagogique rédigée par Caroline Doridot, suite à l’exposition présentée par la Bnf en 2006 ; article publié sur la revue pour l’histoire du CNRS et rédigé par Mireille Touzery en 2008 ; site internet du château de Circey (résidence de Circey) fiche documentaire (2007) rédigée par Jane M. Birkenstock.

One Comment so far...

L'Étrusque Says:

30 avril 2012 at 18:09.

À noter que même morte très jeune elle a tout de même eu le temps de participer à une enquête policière avec ce cher vieux Voltaire !
Voir « la baronne meut à 5 heures », de Thierry Lenormand, col. Labyrinthes, au Masque.

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