13 mai 2014

Henri Roorda, de la pédagogie libertaire à l’humour zèbre…

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Portraits d'artistes, de militantes et militants libertaires d'ici et d'ailleurs .

Henri-Roorda «Nos yeux ont des paupières. Dès que nous le voulons, il nous est loisible de fermer les yeux et de nous réfugier dans la nuit. Mais nos oreilles n’ont pas de paupières ; et dans les circonstances ordinaires de notre vie, nous sommes condamnés, bon gré mal gré, à entendre le bruit que font les hommes. Je ne veux pas critiquer la Nature. Elle a fait ce qu’elle a pu. Elle a fait beaucoup. Plusieurs fois par jour, je lui envoie l’expression muette de mon admiration. Je me demande seulement si c’est volontairement ou par étourderie qu’elle nous a donné des oreilles sans paupières…»

 

Haeschlieman Roorda Ces propos singuliers sont extraits d’un recueil de chroniques rédigées au fil des jours pour la « Tribune de Genève » par un humoriste suisse, peu connu en France, Henri Roorda. Le petit livre dont est extrait cette brève citation s’intitule « Le roseau pensotant ». Bien que les derniers textes aient été écrits il y a presque un siècle, en 1923, l’humour que pratique Roorda est étrangement moderne. Au fil des pages de ce recueil, je me suis demandé par moments parfois si je n’était pas en train de lire quelques billets de Pierre Desproges…. Qui est précisément Henri Roorda, ami d’Elisée Reclus, pédagogue libertaire, humoriste grinçant, logicien rigoureux ? Il est mort plutôt jeune puisqu’il a mis un terme à son existence à l’âge de 55 ans, un beau jour de novembre 1925, parce qu’il estimait sans doute avoir exploré toutes les pistes de l’existence qui l’intéressaient. Avant d’accomplir ce geste, il laisse sur son bureau le manuscrit d’un dernier opus qu’il laisse le soin à ses amis de publier : le texte s’intitule « mon suicide ».

Reclus Clarens S’il a accompli l’essentiel de sa carrière en Suisse, c’est pourtant en Belgique que vivait sa famille et qu’il a vu le jour. Son père était un ami de l’écrivain Multatuli (l’auteur de « Max Havelaar » dont j’ai parlé dans une chronique antérieure). Comme Multatuli, Sicco Ernst Willem Roorda était un fonctionnaire de l’administration coloniale belge en Indonésie. Henri nait le 30 novembre 1870 à Bruxelles, mais sa famille est sur le point de quitter la Belgique. En raison des positions anticolonialistes difficilement acceptables par le gouvernement qu’il exprime, son père est révoqué. La famille Roorda émigre en Suisse, en 1872, et s’installe dans le petit village de Clarens au bord du lac Léman. La Suisse sert également de refuge à de nombreux Français poursuivis par le gouvernement de Thiers pour leur implication dans la Commune de 1871. Parmi ces réfugiés, à Clarens, figure le géographe anarchiste français Elisée Reclus qui aura une grande influence sur le développement de la personnalité du jeune Henri. Malgré leur écart d’âge, les deux personnages établissent très vite des liens d’amitié profonds, sincères et durables. Plusieurs lettres de Reclus adressées au jeune homme figurent dans les recueils de correspondance du célèbre géographe. Henri Roorda fait très vite état des sympathies qu’il éprouve pour les idées anarchistes. Dans un courrier qu’il adresse à Ferdinand Domela Nieuwenhuis, après l’arrestation de Ravachol il déclare : «Depuis les explosions de Ravachol, on a dit beaucoup de mal des anarchistes mais il est clair que je n’en suis pas moins des leurs. Et même en voyant les protestations des républicains de toutes nuances je me suis senti de plus en plus révolutionnaire…».

Il fait de brillantes études qu’il achève, à l’université de Lausanne, en obtenant une licence de mathématiques. En 1892 il devient professeur dans cette discipline, et s’intéresse très vite à la pédagogie libertaire qu’il tente de mettre en œuvre dans les différents établissements où il enseigne. Il est évident que les écrits pédagogiques de son ami Elisée Reclus ne sont pas étrangers à cette démarche. Il voue également une très grande admiration au pédagogue espagnol Francisco Ferrer et s’intéresse de très près aux travaux réalisés dans le cadre de l’Ecole Moderne que celui-ci a créée à Barcelone. L’influence de Ferrer est très grande en Europe dans les milieux anarchistes. Lorsque Ferrer crée la « Ligue Internationale pour l’Education Rationnelle de l’Enfance », Roorda en devient très vite le correspondant pour la Suisse.

ecole_renovee Henri Roorda se marie en 1900 avec Emilie Marguerite Ragozzi. De cette union naîtra une fille, Béatrice. Notre professeur de mathématiques est un militant actif. Il donne de nombreuses conférences sur la pédagogie libertaire, mais écrit aussi dans la presse anarchiste de l’époque des articles qui traitent de sujets très divers, pas seulement de l’éducation. L’un des premiers textes qu’il publie concerne l’affaire Dreyfus, vue sous l’angle de la morale anarchiste. Il collabore aux « Temps Nouveaux », à la « Revue Blanche », à « l’école rénovée » ou à « L’humanité Nouvelle ». Dès 1910 il s’engage dans le projet du professeur Jean Wintsch qui souhaite créer une école Ferrer à Lausanne. Condamné à mort par un tribunal militaire, après une parodie de procès, le pédagogue espagnol Francisco Ferrer a été fusillé le 13 octobre 1909 à Barcelone. Mais ses amis entendent bien donner suite à ses idées. Curieusement, après avoir activement soutenu Wintsch, Roorda ne fera aucune référence à cette école qui va pourtant fonctionner pendant une dizaine d’années, dans les écrits pédagogiques qu’il va publier ultérieurement. La rédaction de chroniques sur les sujets les plus divers occupe la plus grande partie de son temps hors enseignement. Il devient par exemple rédacteur des Cahiers Vaudois, au côté d’autres écrivains comme Charles-Ferdinand Ramuz ou Henry Spiess et défend avec ardeur ses positions pacifistes. C’est avec le soutien de cette revue qu’il publie en 1917 son premier essai pédagogique « le pédagogue n’aime pas les enfants », un pamphlet bref et cinglant dans lequel il dénonce les méfaits de l’éducation traditionnelle. Il insiste sur les ravages que l’on fait dans le cerveau des jeunes enfants en voulant faire d’eux des singes savants plutôt que de chercher à révéler leur personnalité et à éveiller leurs talents créatifs. Et pourtant, c’est le système scolaire qui sévit autour de lui que Roorda n’aime pas et non les enfants ! La plupart de ceux qui ont eu la chance de l’avoir comme professeur conservent un souvenir ému de sa gentillesse et de son humanisme.

Le-pedagogue-naime-pas-les-enfants De la même façon que lorsqu’il manie l’humour, en matière pédagogique, le discours d’Henri Roorda est résolument moderne et quelques citations extraites de son « pédagogue qui n’aime pas les enfants » figureraient sans peine dans les ouvrages de nos pédagogues contemporains. Ils auraient même le mérite de donner un peu plus de clarté et de fraicheur à certains ouvrages universitaires rédigés dans un jargon aussi hermétique que peu attrayant. Tout cela me rappelle l’air chagrin de l’une de mes « supérieures hiérarchiques » venue s’enquérir de la validité de mes choix pédagogiques. Lorsque je faisais référence à « Freinet » elle s’attristait et me demandait, l’air inquiet : « rien de plus récent ? » Heureusement que j’avais un peu d’intuition et que je ne faisais pas allusion à Ferrer, Robin, ou Faure. Comme il s’agissait d’une personne « cultivée », ces noms-là lui auraient certainement rappelé quelque chose… Quant à Roorda… Je dois avouer honnêtement que je n’ai découvert ses travaux que quelques années après mon départ en retraite ! Outre le fait qu’ils étaient… anarchistes, ces gens-là avaient un défaut majeur : ce n’étaient point des « universitaires », des « experts », des « technocrates », bref de ces gens auxquels on aime tant se référer dans les ministères !

francisco_ferrer_hommes_du_jour Outre Ferrer, Roorda se réfère souvent à Rousseau et à un autre pédagogue suisse, Pestalozzi. Il défend une pédagogie active, basée sur l’intérêt de l’enfant ; une pédagogie ludique ayant pour objet de développer l’intelligence et la créativité en s’appuyant sur l’intérêt et l’imagination des élèves. Précurseur de Freinet en matière de « tâtonnement expérimental », notre pédagogue suisse accorde une grande importance à la recherche, à l’expérimentation, à la confrontation des points de vue. Il dénonce le cloisonnement des matières et ne voit, à l’instar de Reclus, nulle porte close entre l’histoire et la géographie. «Ce n’est pas en posant aux écoliers, pendant des années, des questions qui n’admettent qu’une seule réponse acceptable (vrai ou faux) qu’on affine leur esprit. […] Trop souvent, dans les exercices qu’on leur propose, ils ne peuvent mettre aucune imagination, aucune invention, aucune fantaisie, et ils doivent les exécuter avec la docilité d’un manœuvre.» (citation extraite du livre « le pédagogue n’aime pas les enfants). Ses écrits pédagogiques, que ce soient des interventions dans les revues ou des brochures, touchent un peu à tous les domaines. Henri Roorda accorde beaucoup d’importance au cheminement que doit parcourir chaque individu. Les élèves n’apprennent pas de la même façon et ne progressent pas à la même vitesse. Les pédagogues doivent en tenir compte et s’appuyer sur les réussites de chacun pour aider leurs élèves à progresser (autre principe que Freinet développera à son tour). L’école est un lieu où la vie sociale est importante, mais cette vie doit être alimentée par la richesse de chacun.

henri-roorda-et-l-humour-zebre Après guerre, son activité d’écriture devient plus intense encore. Il ne collabore plus régulièrement aux revues libertaires, sans toutefois rompre avec le mouvement, comme vont le faire d’autres personnalités fascinées par ce qui se passe en Russie. S’il dépense une énergie considérable à promouvoir ses idées, Roorda n’a jamais été adhérent à aucune organisation autre que pédagogique. Il s’intéresse à la Révolution d’Octobre et à ses prolongements, mais semble réticent à écrire à ce sujet. Dans le petit livre « Les saisons indisciplinées », collection de chroniques qu’il a publiées dans la « Tribune de Genève », il écrit cependant ceci : « Je serai un défenseur convaincu de l’État socialiste s’il sait attribuer aux poètes les fonctions qui leur conviennent, s’il ne les oblige par à mettre au service de la collectivité ce qu’il y a en eux de plus intime et s’il leur laisse chaque jour quelques heures de liberté pour retourner vers ce qu’ils aiment ». Henri Roorda n’est pas quelqu’un que l’on fait marcher au pas, quelle que soit la fanfare qui donne le rythme. Prémonition ou lucidité quant à la dictature qui se met en place à Moscou ?

Roorda_expo_Lausanne «Ce qui occupe presque toute la place dans une vie humaine , ce sont les besognes quotidiennes et monotones, ce sont les heures où l’on attend, ces heures où rien n’arrive. L’homme normal est celui qui sait végéter
On connait mal les raisons qui vont pousser cet homme brillant à mettre un terme prématuré à son existence. Sa vie n’a jamais été facile et il n’est pas évident de vivre dans une posture d’opposition aux idées dominantes d’une époque. Henri Roorda a souvent payé de sa personne. Travailleur infatigable, il n’a pas hésité non plus à investir ses modestes revenus pour propager les idées qu’il défendait. L’année de son suicide, il publie un ultime écrit pédagogique, « avant la grande réforme de l’an 2000 », dans lequel il laisse transparaître un certain pessimisme quant à la possibilité de transformer la société en agissant sur le levier éducatif. Il faut dire aussi que la guerre de 1914/1918  est passée par là. L’importance du carnage et les conséquences qu’il a eues sur la classe ouvrière ont de quoi faire douter aussi de la capacité de la Raison à maîtriser les passions criminelles. Dans le livre mentionné plus haut il écrit cependant : «Je compte encore un peu sur les hommes qui ne sont pas encore nés. La grande réforme que j’espère se fera peut-être en l’an 2000.» La possibilité d’une Révolution réellement émancipatrice s’éloigne. L’espoir de Roorda ne s’est malheureusement pas réalisé et plus de dix années après l’échéance hypothétique qu’il avait fixée, nous en sommes encore à débattre de questions futiles autour de l’école et de son adéquation au monde d’aujourd’hui… Monde d’aujourd’hui, certes, mais quel monde ?

mon-suicide

J’aurais aimé vous dire qui est à l’origine de l’expression humour zèbre, mais je n’ai rien trouvé de probant à ce sujet. Pour quelle raison a-t-on employé ce qualificatif pour décrire le talent de narrateur de Roorda, là non plus je n’ai guère de réponse. Peut-être qu’une lectrice ou un lecteur plus érudit pourra éclairer ma lanterne ? Disons en tout cas que cet Helvète belge était un drôle de zèbre, avec tout ce que l’on peut mettre de sympathique dans l’attribution de cette drôle d’étiquette rayée !

Sources documentaires : Outre les livres d’Henri Roorda lui-même dont beaucoup ont été réédités aux éditions « Mille-et-une-nuits », l’excellent « Henri Roorda ou le zèbre pédagogue » de Hugues Lenoir aux éditions du Monde Libertaire. Plusieurs sites internet, de « Recherches sur l’Anarchisme » à « Wikipédia » m’ont permis de compléter ce travail.
Addenda (mai 2015) : l’association des amis d’Henri Roorda me signale l’existence d’un recueil de chroniques, intitulé « les saisons indisciplinées », paru en 2013 aux éditions Allia. J’en profite pour vous donner les coordonnées de cette association : AAHR, c/o Humus-Funambule, Terreaux 18 bis, 1003 Lausanne (Suisse).

7 Comments so far...

fred Says:

15 mai 2014 at 11:37.

Merci Paul pour cette chronique ! j’adhère totalement au « pessismiste joyeux » qu’était Roorda ! Concernant sa fin, je crois qu’il a préféré en finir car il n’avait pas préparé sa vieillesse durant sa jeunesse … et comme il n’avait pas d’argent de côté (et quelques dettes) il a préféré en finir plutôt que de finir vieux et pauvre ! Il l’a dit lui même, avec un peu d’argent de côté il serait resté un peu plus longtemps sur cette Terre …
Je conclus avec une de ses citations :
« Je suis un joueur qui ne demanderait pas mieux que de continuer à jouer, mais qui ne veut pas accepter les règles du jeu »

fred Says:

15 mai 2014 at 12:45.

de Roorda y’a aussi :
« il faut se méfier du 1er geste de la puce, c’est souvent le bond »

la Mère Castor Says:

15 mai 2014 at 22:03.

Les tout petits enfants (en crèche) avec lesquels il m’arrive de travailler savent à quoi servent les yeux, le nez, la bouche…Mais pas les oreilles.

Paul Says:

16 mai 2014 at 07:46.

@ Fred – Cela fait plaisir de voir que Henri Roorda t’inspire !

fred Says:

16 mai 2014 at 07:58.

Ouèp ! Je ne le connaissais pas, du coup hier soir j’ai lu « le rire et les rieurs + Mon suicide ». C’est vraiment excellent ! J’imagine que c’est plutôt l’aspect « Educateur » qui t’a attiré à son propos. J’ai été vraiment surpris par sa « modernité ». On ne croirait pas en le lisant que tout ça remonte aux années 20 … Merci pour cette découverte !

François Says:

16 mai 2014 at 22:50.

Très intéressant. Seb vient aussi d’en parler récemment: http://sebchro.wordpress.com/2014/05/16/le-roseau-pensotant-dhenri-roorda/

François Says:

16 mai 2014 at 22:52.

Au fait, ne te fais aucune illusion sur le torchon qu’en devenu la Tribune de Genève depuis l’époque. De toute façon, quel quotidien « de masse » publierait de telles idées de nos jours?

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