5 décembre 2008

Séparer l’ivraie du bon grain

Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul; Sur l'école .

Avertissement : toute ressemblance entre cette histoire et des faits qui se déroulent ou pourraient se dérouler dans les années à venir n’est bien entendu que purement fortuite.

Au début du mois de Septembre, la maman du petit Nizam est venue inscrire son fils à l’école maternelle du quartier. Il est âgé de trois ans et c’est sa première année de scolarisation. Le directeur était un peu fâché car cette inscription a eu lieu deux jours après la rentrée « officielle ». La maman lui a expliqué que toute la famille était partie en Turquie, et qu’ils avaient attendu que le prix des billets d’avion baisse un peu avant de rentrer. « Vos papiers sont bien en règle ? » a demandé le directeur un peu inquiet… Madame Z. l’a rassuré et a produit les documents nécessaires à tout séjour régulier dans notre beau pays. Quelques mois auparavant, le directeur, fonctionnaire consciencieux et bien noté par sa hiérarchie, avait dû signaler à la gendarmerie le cas d’une famille roumaine en situation irrégulière. L’arrivée peu discrète des forces de l’ordre venues s’emparer des trois enfants concernés avait provoqué un peu d’émoi parmi les parents, et compliqué ses relations avec l’une de ses collègues, trop sentimentale et légèrement extrémiste dans ses positions. Le directeur a inscrit Nizam dans le registre de l’école, tout en notant (dans un coin de sa mémoire), le comportement un peu « insouciant » de la famille, et surtout le fait que Madame Z. portait un foulard qu’elle n’avait pas ôté en pénétrant dans l’établissement.

Le comportement du petit Nizam a très vite posé quelques problèmes dans la classe. Sa maîtresse l’aime bien mais le trouve quelque peu agité, désobéissant et parfois même arrogant à son égard et agressif envers ses camarades. Lorsqu’il joue dans le bac à sable avec son ami Tristan, il n’accepte pas que d’autres viennent se mêler à ses jeux, et encore moins qu’ils endommagent ses constructions. C’est ainsi que, lors d’une récréation au cours de laquelle les enfants étaient passablement excités, il a lancé, à toute volée, son râteau et sa pelle en plastique, sur la tête de la petite Rachel Y., une adorable poupée que sa mère protège comme s’il s’agissait d’une porcelaine de Sèvre. Madame Y. a bien entendu fait tout un remue-ménage au sujet de cette affaire. Elle a demandé un entretien avec le directeur et lui a expliqué à quel point sa pauvre petite Rachel était victime des agissements de ce trublion de Nizam. Profitant d’un congé de maladie de sa « gauchiste » de collègue, le directeur, fonctionnaire consciencieux et bien noté par sa hiérarchie, a convoqué un conseil des maîtres, afin d’évoquer le comportement du petit Turc. Un véritable procès s’est alors déroulé, et compte-tenu de la multiplicité des incidents, il a été décidé (à l’unanimité des présents) de signaler le cas de l’enfant à l’Inspection, et de créer une fiche à son sujet sur la nouvelle base de données concernant les « primo-délinquants ». « Cela fait quelques années que ce fichier a été créé, dans l’intérêt des enfants concernés, a expliqué le directeur, et, selon notre Inspecteur, les résultats sont vraiment satisfaisants ! Si la famille Z. déménage, ce qui est souvent le cas avec ces gens-là, les futurs enseignants de Nizam pourront bénéficier des informations que nous allons rentrer et adopter le comportement disciplinaire adapté ». Bien entendu, personne n’a été informé de la décision prise par l’équipe enseignante.

Les années ont passé. Nizam est arrivé à l’école primaire. Bien que très dégourdi et capable de raisonnements très évolués, il a eu de sérieuses difficultés pour apprendre à lire. Sans doute était-il trop jeune, ou plus probablement a-t-il été pénalisé par le fait d’être placé dans une classe de 28. La maîtresse a rarement eu le temps de s’occuper des enfants « à la traîne », d’autant que Madame Z. travaillant en équipe, n’a jamais pu venir à l’école car ses horaires coïncidaient rarement avec ceux des enseignants. Cette absence de relations avec la famille a été mise sur le compte d’un comportement laxiste, puis, grâce à une suite de déductions pour le moins complexes, sur celui d’un comportement religieux jugé visiblement « intégriste ». Ce fait, considéré comme important par la maîtresse, a été mentionné dans le fichier géré conjointement par l’école, les services de police et le juge pour enfants de la circonscription. Nizam a redoublé son Cours Préparatoire et il a bien grandi. Les deux années suivantes se sont bien déroulées. Les problèmes ont recommencé au Cours Moyen. Sa petite sœur est rentrée au Cours Préparatoire cette année-là et Nizam a décidé de la protéger car plusieurs de ses camarades se moquaient d’elles, de ses robes trop voyantes et de son accent « bizarre ». La situation a dégénéré et quelques bagarres plutôt violentes se sont déroulées dans la cour de l’école. Nizam était de petite taille mais plutôt nerveux et il n’hésitait pas à se servir de ses poings et de ses pieds. Le directeur, fonctionnaire consciencieux et bien noté par sa hiérarchie, a très vite considéré que ce petit « poison » constituait un véritable danger pour ses camarades, et le cas du garçon a été évoqué à de multiples reprises en conseil des Maîtres. Bien entendu, tous les débordements, réels ou supposés, auquel il se livrait, ont été consignés dans le précieux fichier. A la fin de sa première année de Cours Moyen, Nizam a été exclu trois jours. Les parents ont été convoqués et sermonnés à la gendarmerie.

La dernière année d’école primaire n’a pas été facile pour le jeune garçon. En situation d’échec de plus en plus marqué, rejeté par une partie de ses camarades, affecté par « tirage au sort » dans la classe d’un enseignant qui ne voulait pas de lui, il s’est replié sur lui-même et s’est enfermé dans un comportement de plus en plus difficile. Sermons et punitions se sont alternés pendant une année, jusqu’à ce que le directeur, dans un grand ouf de soulagement, puisse apposer le tampon « passage au collège » sur son dossier scolaire. « Je souhaite bien du plaisir aux profs qui vont l’assumer celui-là », a commenté notre fonctionnaire modèle (bien noté et tout et tout). Nazim n’est pas resté bien longtemps à trainer sur les bancs de la classe de sixième. Pendant l’hiver, il a été arrêté par les gendarmes, alors qu’il traînait dans la rue, avec des gaillards plus âgés que lui et peu recommandables. Il a été impliqué dans une affaire de vol de scooter avec menaces. Les preuves manquaient, les témoignages étaient contradictoires, mais, auprès d’un juge pour enfants, un peu plus sévère que ses collègues, le dossier a semblé suffisamment chargé pour qu’une sanction exemplaire soit décidée. Le passé scolaire a lourdement compté dans le jugement : le magistrat a estimé qu’un garçon qui, dès l’âge de trois ans, était capable des pires violences à l’égard de ses camarades de jeu, présentait le profil type d’un racketteur. « Autant lui donner une bonne leçon avant qu’il ne se serve d’un couteau à cran d’arrêt ou d’un rasoir. Il faut protéger la société contre ce genre d’individus ! » Nazim, âgé de douze ans et demi, a été condamné à trois mois de prison ferme, suivis d’un maintien « sécuritaire » en centre d’éducation surveillée pendant neuf mois. Le juge l’a bien prévenu : « la nationalité française, ça se mérite, et ce n’est pas parce que tes parents ont leurs papiers en règle que nous ne pouvons pas décider de te reconduire dans ton pays, la Turquie, lorsque tu auras dix-huit ans ! Tu sais chanter la Marseillaise seulement ? »

NDLR : la suite n’est pas fiction.
Propos tenus par Frédéric Lefebvre, porte-parole de l’UMP :

«Moi, je souhaite qu’on aille même sans doute un peu plus loin, sur la question de la détection précoce des comportements. Cela a été dans beaucoup de rapports. On dit qu’il faut le faire dès l’âge de trois ans pour être efficace»
« Je ne suis pas un spécialiste, donc je ne déterminerai pas à quel âge il faut le faire, mais quand vous détectez chez un enfant très jeune, à la garderie, qu’il a un comportement violent, c’est le servir, c’est lui être utile à lui que de mettre en place une politique de prévention tout de suite ».
Propos tenus par Rachida Dati, Garde des Sots :
« Dire qu’un mineur d’aujourd’hui peut justifier une sanction pénale à partir de 12 ans me semble correspondre au bon sens… Sanctionner ne veut pas dire emprisonner »…. Mais « Les juges pour mineurs doivent pouvoir disposer d’une palette de réponses adaptées qui vont jusqu’à l’incarcération ».
A propos d’expulsions, une affaire récente en Isère, pour ceux qui considèreraient « Oncle Paul » comme un peu parano. Récit sur Indymedia Grenoble.

One Comment so far...

Pascaline Says:

5 décembre 2008 at 18:31.

« C’est moins le bruit des bottes qu’il nous faut craindre aujourd’hui que le silence des pantoufles. »

Comme je te l’ai dit, Paul, ton texte ne m’apprenait pas grand-chose, cela fait longtemps que je baigne là-dedans, que je suis consciente des problèmes que tu signales, et j’ai l’impression que c’est pareil pour tout le monde.

Pourtant, il en est des pantoufles, j’en connais, je ne donnerai pas de noms, prêtes à remplir la tristement fameuse base-élèves sans sourciller, à aller signaler aux gendarmes un enfant un peu trop. Un peu trop ceci ou cela, peu importe. J’ai donc tort de croire que tout le monde a les mêmes angoisses que moi !

Etouffement. Moi, c’est un resserrement progressif du noeud coulant que je ressens, avec de moins en moins de liberté.

Je me demande toujours s’ils sont vraiment aussi bêtes qu’ils en ont l’air, ceux qui préconisent le dépistage de la délinquance à trois ans. Pas besoin d’avoir passé une thèse d’état en psychologie, le simple bon sens permet de comprendre que ça ne peut pas fonctionner. A trois ans, un enfant NE PEUT PAS MANIFESTER DE TENDANCES PRÉ-DÉLINQUANTES. Il est en construction, et s’il est agressif il suffit d’un peu de bon sens, d’écoute, de doigté pour l’aider à mieux marcher dans ses baskets.

Mon expérience d’instit’, spécialisée en fin de parcours avec les petits, qui, eux, débutaient le parcours, m’en a fait voir des vertes et des pas mûres, et côté signalement j’aurais pu en faire un paquet…!!! Sauf que… J’ai préféré exercer mon métier le mieux possible, j’ai choisi de désamorcer ces graines d’intégristes, de terroristes, de fous sadiques tueurs, de néo-nazis, et d’en faire de charmants bambins.

Un boulot qui se fait en concertation avec les collègues, les familles, la hiérarchie (bof pour celle-ci) et aussi… les principaux intéressés ! D’ailleurs, quand ils sont impliqués, raisonnés, pas engueulés, par des gens qui les écoutent, leur comportement s’améliore comme par miracle.

Sont-ils vraiment aussi bêtes qu’ils en ont l’air, ceux qui préconisent le dépistage de la délinquance à trois ans ? Oui, ou non. S’ils sont bêtes, on est gouvernés par des gros cons. S’ils ne le sont pas, simplement cyniques, eh bien ils rendent con leur public qui boit leurs déclarations.

Ça évite de réfléchir.

Comme disait l’autre « ne pensez pas, dépensez ! » – mais je m’éloigne du sujet.

P.S. Comment parler d’autre chose quand il y a tant à dire sur ces sujets-là ?

Pascaline Says:

5 décembre 2008 at 18:34.

Pour toute personne que ça intéresse :

Mes collègues et moi-même avions rédigé un travail sur le sujet des enfants en difficulté, travail que madame l’Inspectrice n’a pas accepté de publier sur le site de circonscription.

Il est constitué d’une dizaine de pages et ne s’occupe que de difficultés comportementales, pas de remédiation pédagogique. Il comporte des études de cas, des pseudonymes permettant de le rendre public.

J’envoie ce travail à toute personne qui m’en fait la demande ici-même.

nuage : Says:

7 décembre 2008 at 03:48.

Salut Paul,
je ne vois pas vraiment pourquoi tu prends l’exemple d’un turc. Il n’y a pas que les immigrés qui sont visés. Bien qu’ils soient sans doute une cible privilégiée.
Ceci étant dit,il y a 38 ans, à la suite d’une erreur administrative, j’ai eu accès à mon dossier scolaire. Et j’ai pu y lire que ma mère ne mettait pas de rideaux aux fenêtres…
nihil nove sub sole

Mais avant ce n’était pas systématique, et surtout les recoupements entre les avis des nombreux «…» qui nous gouvernent (et je ne pense pas qu’à nôtre glorieux président, puisse-t-il nous gouverner pendant mille ans, mais aussi à tous les fonctionnaires «contentieux»)

Ce que Staline a rêvé, d’autres le font. Mais il y a un net progrès technique. Les fichiers deviennent exploitables.

nuage : Says:

7 décembre 2008 at 03:51.

Erreur lire consciencieux à la place de contentieux

Paul Says:

7 décembre 2008 at 18:56.

Salut autre Paul !
Bien content de te découvrir parmi les visiteurs de mon blog ! Tout à fait d’accord avec toi, il n’y a effectivement pas que les Turcs qui sont visés par ce genre de comportement. De telles mesures sont prises de façon globale avec les enfants issus de milieux défavorisés. Disons que les enfants d’origine immigrée (sans que l’on fasse de tri en ce qui concerne leur immigration) constituent une cible de choix pour ce genre de mesure. Mon texte est un mélange de fiction réaliste, mais également de faits vus ou entendus tout au long de ma carrière, ce qui explique en partie l’exemple choisi. Il y a nombre relativement important d’enfants d’origine turque dans l’école où j’ai travaillé le plus longtemps. Les recoupements entre fichiers sont et seront de plus en plus nombreux dans l’avenir et c’est ce qui constitue le côté le plus dangereux de cette volonté de fichage tous azimuths qui sévit actuellement, et dans laquelle, bon nombre de collègues ne voient pas de problème, ne raisonnant que sur le côté « utile, pratique, efficace… »
Au plaisir de te lire à nouveau !

Miette Says:

7 décembre 2008 at 22:39.

Bonsoir et merci pour ce récit, avec suffisamment de « petits faits vrais » pour que chacun(e) puisse faire le lien avec des expériences personnelles (la sanction pour avoir protégé à sa façon la petite sœur j’ai vu cela, même si c’était en collège).

Il y a juste une petite chose qui me gêne, mais je suis peut-être parano: le prénom de la petite fille couvée-par-sa-mère-qui-y-tient-comme-à-la-prunelle-de-ses-yeux ; elle ne pourrait pas s’appeler « Lou » ou « Océane » ou « Ambre » ou « Jade » ou ce que vous voulez ?

Enfin (oui, je sais, pour une nouvelle visiteuse, j’exagère …), si je puis me permettre: tout le sens de la parabole du bon grain et de l’ivraie est précisément qu’il est urgent … d’attendre, de peur d’arracher le bon grain ; halte à l’activisme, laissez le jugement à Dieu, et en son temps.
D’autre part, les appellations des figures symboliques du mal (qu’à mon sens il faut voir comme des « rôles » que nous sommes, hélas, susceptibles d’endosser et non comme des personnages mythologiques) dans la Bible me semblent faire preuve d’une grande acuité psychologique : le satan c’est-à-dire l’adversaire mais aussi l’ACCUSATEUR; le diable, c’est-à-dire le DIVISEUR. Diviser les dominés pour régner plus tranquillement, accuser des boucs émissaires, attiser la vindicte en montant les uns contre les autres (dénonciation des faux chômeurs, des escroqueries à la sécu, et bien sûr des étrangers qui viennent manger le pain des français, grand classique revisité; monter en épingle les faits divers, y compris de cour de récré) …

Paul Says:

8 décembre 2008 at 14:58.

Merci, Miette, pour ce commentaire. Le choix du prénom « Rachel » est pur hasard. Ce prénom est largement répandu maintenant, sans qu’il y ait de connotation religieuse. Va pour Océane ou Marjorie, ça ne me pose aucun problème. Les fillettes portent de plus en plus des prénoms de stars (académiques ou pas). Deux critères semblent présider le choix d’un prénom : originalité à tout prix ou au contraire conformité au modèle dominant. Je ne suis pas un « mordu » des questions religieuses et j’ai choisi le titre de la chronique en référence au parler « populaire » qui certes fait référence (dans ce cas) à la bible, mais dont les tournures ont acquis une signification bien particulière. J’en reste donc à ce sens là : l’ivraie d’un côté, le bon grain de l’autre… Ça me parait bien être la pensée dominante actuellement…

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