9 septembre 2015

La destinée tragique de Noe Itõ, féministe libertaire au pays du soleil levant

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Portraits d'artistes, de militantes et militants libertaires d'ici et d'ailleurs .

itoNoe3 Le premier jour du mois de septembre 1923, en fin de matinée, un violent séisme se déclenche dans la plaine de Kanto sur l’île de Honshu (la plus grande des îles constituant l’archipel du Japon). Ce séisme provoque de graves dommages dans les villes de Yokohama, de Shizuoka et de Tokyo. Dans la capitale, un gigantesque incendie vient parachever l’œuvre de destruction du tremblement de terre. La panique qui s’empare de la population prise au piège au milieu des nombreuses constructions en bois augmente encore le nombre des victimes, estimé à plus de cent mille. La furie destructrice des flammes est très bien évoquée dans le dernier film de Hayao Miyazaki, « le vent se lève ». Les habitants de Tokyo cherchent des responsables à leur malheur. De nombreuses rumeurs se répandent, souvent propagées par la presse. On accuse les minorités coréennes ou chinoises, résidant en ville, d’avoir allumé les foyers d’incendie pour accroître la panique et en profiter pour piller le pays. La police gouvernementale, elle, préfère accuser les « bandits » (terme choisi pour qualifier les opposants socialistes) d’être responsables de ces actes malveillants. Certains responsables vont en profiter pour régler leurs comptes avec les opposants politiques, socialistes ou anarchistes, dont ils veulent se débarrasser. Ainsi va disparaître, dans la tourmente, une jeune militante libertaire et féministe, Noe Itõ, victime de ses idées. Noe n’a que vingt-huit ans, et sa disparition prématurée met un terme à une vie militante débordante et sans aucun doute prometteuse. Cette chronique se veut hommage à une personne méconnue, mais aussi à ses camarades de lutte. Ce travail de mémoire me paraît nécessaire notamment parce que beaucoup de gens, à l’heure actuelle, ignorent même qu’existait un mouvement libertaire dynamique au Pays du Soleil Levant, au début du vingtième siècle.

Chicag0_1887 Cette brève introduction me donne déjà envie de faire une digression politique (qui n’en est pas tout à fait une en réalité). Combien de fois, dans l’histoire, les militantes et les militants les plus radicaux n’ont-ils pas été rendus responsables de méfaits ou de catastrophes réels ou imaginaires. Juifs, arabes, sorcières… ont payé leur dîme aux crédules et aux imbéciles, pendant des siècles. Plus récemment, la panoplie des coupables sur mesure s’est élargie aux mouvements politiques qualifiés « d’extrêmes ». De temps à autre, par exemple, le pouvoir ressort quelques lieux communs et crie haro aux anarchistes. Trop souvent la supercherie fonctionne et n’est dévoilée que trop tard pour les victimes. Sans vouloir dresser un « martyrologue », rappelons-nous quelques faits anciens, de l’attentat du Haymarket suivi de 5 exécutions d’innocents, à l’assassinat de Sacco et Vanzetti, sans oublier la mort sous les balles de Francisco Ferrer en Espagne ou le « suicide » de Pinelli que l’on avait rendu responsable de l’attentat fasciste de la gare de Milan. Il ne faut pas croire que ces faits appartiennent tous au passé et que nos « démocraties » modernes abandonnent le procédé. N’oublions pas les vociférations de feu Pasqua ou de notre cher Valls contre l’ultra-gauche et son comportement nihiliste. De Droite comme de Gauche, les politiciens usent des mêmes ficelles pour détourner l’attention de la majorité de la population des vrais problèmes. Il est parfois difficile de choisir à qui attribuer la palme du cynisme… N’oublions pas au passage – même si elle n’a pas la même ampleur – la farce de Tarnac, (comédie dramatique mise en scène par le ministère de l’intérieur précédent) que notre gouvernement de gauche-roudoudou voulait remettre au micro-ondes pour la réchauffer. La ligne TGV est sabotée : c’est la faute au méchant n@nar. C’est pratique, économique, et ça peut rapporter plus ou moins gros. Parfois ça vire au tragique ! Dans les prisons de Russie, de Biélorussie, de Grèce ou d’Espagne sont enfermés un certain nombre de compagnons ayant seulement commis le crime d’avoir des idées « non conformes ».

groupe de militants Au début du vingtième siècle, le mouvement anarchiste est très minoritaire mais bien représenté sur l’archipel nippon. Les militants, très actifs, traduisent et publient les ouvrages des penseurs de référence en Europe : Proudhon, Kropotkine, Bakounine… sont édités pendant la brève période de démocratie que connait le Japon sous l’ère Taishô. L’un des militants les plus influents du mouvement se nomme Ôsugi Sakae. Ce compagnon, très actif, va jouer un rôle important dans la vie de Noe Itõ. Après sa mort, le courant libertaire va connaître un déclin rapide au Japon. Les crises que traverse le mouvement en ce début de XXème siècle sont un peu les mêmes qu’en Europe et la stratégie évolue progressivement. L’implantation dans le mouvement ouvrier, par le biais des syndicats, remplace peu à peu l’action individuelle violente. La propagande écrite, l’incitation à l’action collective se substituent aux coups de revolver et aux explosions. Le courant libertaire japonais acquiert une dimension qui lui est propre. Il ne s’agit plus d’une simple importation d’idées européennes, mais on assiste à la genèse d’un courant philosophique et politique intégrant les particularismes locaux. Il ne faut pas oublier qu’au début du XXème siècle, le changement que connait la société japonaise est profond. le passage se fait, quasiment sans transition, d’un système proche de la féodalité à une société qui doit répondre aux besoins nouveaux de l’industrie toute puissante.

1150124-M Noe Itõ naît en 1895 dans le village d’Imajuku, dans le département de Fukuoka au Sud du Japon. Ses parents n’ont que peu de moyens financiers : la mère travaille dans les champs ; le père est employé dans une manufacture de tuiles. En 1903, Noe Itõ rentre à l’école primaire du village. Elle s’intéresse vivement à ses études, mais la situation économique de plus en plus difficile de ses parents ne lui rend pas la tache facile. Noe est envoyée chez son oncle, à Nagasaki, poursuivre une scolarité au cours de laquelle elle obtient de brillants résultats. A 14 ans elle est obligée d’arrêter sa scolarité et de travailler dans un bureau de poste pour subvenir aux besoins de ses parents. Cette situation ne lui convient guère. Elle reprend contact avec son oncle qui – entretemps – a déménagé à Tokyo. Celui-ci accepte de l’héberger et de l’aider à poursuivre ses études. Ce déménagement pour la capitale va marquer un nouveau départ dans la vie de la jeune fille : non seulement elle est inscrite dans un établissement plutôt progressiste, mais, d’autre part, elle va entrer en contact avec un mouvement pour l’émancipation de la femme qui est plutôt dynamique à Tokyo depuis ses débuts en 1870. L’une de ses compagnes, Hiratsuka Raicho a fondé le mouvement Seito et publie la revue « Seitosha » qui ouvre largement ses colonnes aux femmes pour qu’elles puissent démontrer leurs talents créatifs, dans le domaine des arts comme dans celui des idées politiques. A partir de 1913, Noe Itõ devient rédactrice régulière dans cette revue. Ses écrits témoignent de la radicalité de sa pensée : « Les Femmes Nouvelles font le vœu de détruire la morale réactionnaire et les lois élaborées pour le confort des hommes », écrit-elle dans l’une de ces publications.

Ito_Noe4 Un autre événement va précipiter sa « radicalisation ». En 1912, après avoir obtenu son diplôme de fin d’études, elle est contrainte de rentrer au village pour se marier. Il ne s’agit bien entendu pas d’un choix de sa part. Selon les usages en vigueur, il s’agit d’un mariage « arrangé ». Noe se voit contrainte d’épouser le fils d’un riche fermier. L’accord qu’elle a donné à ses parents ne va pas durer : neuf jours après le mariage, elle quitte son époux et se réfugie à Tokyo chez l’un de ses professeurs, Tsuji Jun. Pendant deux années, 1915 et 1916, elle devient éditrice de « Seitosha ». Elle traduit de nombreux textes en langue anglaise et notamment les écrits de la célèbre militante Emma Goldman (dont je vous ai parlé à plusieurs reprises dans ces colonnes). Noe est enthousiasmée par les écrits d’Emma. Noe fait le choix de l’amour libre et vit avec Tsuji Jun. Le couple a deux enfants. Son oncle est plutôt compréhensif (bien que cette union soit contraire aux usages) et il finance son divorce. Les revenus de la jeune femme sont en effet très aléatoires. La brève période démocratique qu’a connue le Japon s’achève. Dans les fichiers de renseignement, Noe Itõ est identifiée comme socialiste et risque sans cesse l’emprisonnement en raison des opinions qu’elle exprime. La revue « Seitoshi » évolue ; une partie des rédactrices, issues d’un milieu plutôt bourgeois, et se positionnant sur la ligne des « suffragettes » américaines, désapprouve les positions extrémistes du noyau qui se regroupe autour de Noe. Celle-ci devient directrice de la revue, et veille à ce que celle-ci représente l’ensemble de la mouvance féministe révolutionnaire sans être inféodée à aucune idéologie particulière.

oosugisakae C’est à cette époque, vers 1916, que Noe Itõ renforce ses relations avec l’un des militants les plus en vue du mouvement libertaire japonais, Ôsugi Sakaé. Les deux militants s’apprécient et finissent par former un nouveau couple, Noe se séparant à l’occasion de Tsuji Jun (la séparation se fait sans problème, son compagnon ayant choisi de vivre avec l’une de ses cousines). La revue Seitosha, en butte à une répression incessante, cesse de paraître. Noe s’identifie pleinement à l’idéal libertaire d’une société sans maîtres, sans esclaves et surtout sans Etat. Le couple vit dans des conditions difficiles et doit sans cesse changer de domicile pour échapper à la surveillance policière. Tant Noe qu’Ôsugi écrivent dans différentes publications anarchistes ; ils animent de nombreuses réunions avec des ouvriers ou des ouvrières en grève ; leur engagement pour la cause est total. En 1921, la jeune militante participe à la création de la « Société de la vague rouge », première organisation indépendante de femmes socialistes. Trois enfants, nommés Emma, Louise et Nestor, naissent de la nouvelle union. Outre son activité militante, Noe doit consacrer pas mal de temps à la vie de sa petite famille (d’autant qu’elle a aussi partiellement à charge les enfants conçus avec Tsuji Jun). Ôsugi Sakaé voyage : en 1922, il doit se rendre au congrès international des anarchistes à Berlin. Il fait étape en France (sous une fausse identité) et se fait arrêter par la police à l’occasion d’un meeting auquel il participe. Il est expulsé manu militari pour le Japon. En France non plus on n’aime pas les anarchistes trop bavards !

Seisme_Tokyo_1923 L’année suivante, 1923, survient le tragique événement dont je vous ai parlé dans le premier paragraphe. A la suite du gigantesque tremblement de terre, la loi martiale est proclamée, ce qui permet à la police de se livrer à tous les excès imaginables sans qu’il y ait de contrôle possible. L’heure des règlements de compte a sonné. Le 16 septembre, Noe, Ôsugi et le neveu de Noe, âgé de 6 ans, sont arrêtés et placés en cellule. Ils sont alors battus puis étranglés par les hommes sous le commandement du Lieutenant Amakasu. Les corps des trois victimes sont retrouvés, quelques jours plus tard, jetés au fond d’un puits. L’assassinat du jeune couple et du jeune enfant ne sont pas les seules atrocités commises par la police impériale. Celle-ci profite du désordre général pour punir  surtout les militants socialistes et quelques rares fauteurs de troubles. Les compagnons chercheront à venger la mort de Noe (âgée de 28 ans) et celle d’Ôsugi. L’année suivante, deux anarchistes tenteront, mais en vain, d’assassiner Amakusu. Ils seront arrêtés et condamnés à la prison à vie. L’un se suicidera et l’autre mourra de maladie dans sa cellule. Quant à Amakusu, ses supérieurs estiment qu’il a fait preuve d’un peu trop de zèle : il est condamné à une peine de prison modérée qu’il ne purge qu’en partie. Il réintègre l’armée où il fera une brillante carrière. Il se suicide en 1945 à la suite de la défaite impériale.

Sources documentaires pour cette biographie : un article sur « Alternative Libertaire« , un autre paru sur « A contretemps » et un dernier publié sur « libcom.org« . J’ai par ailleurs consulté l’étude sur l’anarchisme au Japon réalisé par Philippe Pelletier. Les photos illustrant l’article proviennent de banques documentaires diverses sur Internet. Noe Itõ apparait sur les photos 1 et 5 mais aussi dans le groupe de militants figurant sur la photo n°3 (5ème en partant de la gauche). L’image numéro 2 présente l’exécution des martyrs du Haymarket. Sur les photos 4 et 6, ce sont Hiratsuka Raicho et Ôsugi Sakaé qui sont à l’honneur. La photo numéro 7 donne une idée des ravages subis par la capitale du japon après le séisme et les incendies…

4 Comments so far...

Kuriakin Says:

21 septembre 2015 at 21:52.

Côté libertaires japonais, les éditions du Monde libertaire ont fait paraître en juin dernier la brochure « Kôtoku Shûsui – Socialiste et anarchiste japonais » de Philippe Pelletier (5 euros), dans la collection Graine d’ananar (je suppose que c’est la réédition de ce qu’avait fait paraître en 1986 le groupe FA Louis Bertho-Lepetit… – ou peut-être pas).

A lire aussi en ligne le dossier du n°28 de la revue « Ebisu-Etudes japonaises » (2002), consacré au mouvement libertaire japonais (sommaire : http://ecra.se/dDlN)

Sur Kôtoku Shûsui : http://ecra.se/dDjS.
Sur Osugi Sake : http://ecra.se/dDlw.

Ah oui, encore un truc « rigolo » : de petits articles sur l’influence de J.-J. Rousseau sur les anarchistes japonais (http://rousseaustudies.free.fr/ArticleAnarchisme.htm)

Bonne continuation. K.

Paul Says:

22 septembre 2015 at 10:28.

@ Kuriakin – merci pour toutes ces précisions qui complètent ma bibliographie sommaire.

Didier Says:

4 novembre 2015 at 08:45.

Bravo pour cet article. Puis-je vous l’emprunter en introduction dans le cadre de la rubrique « anarcha » (avec toutes les références et liens d’usage)
Et si quelqu’un connaît des textes de (et non sur) Noe, je suis preneur (en anglais, vu que mon japonais est assez sommaire)

Paul Says:

4 novembre 2015 at 13:12.

@ Didier – Aucun problème pour les emprunts, et avec plaisir vu la qualité du bateau « pirate » !

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