5 novembre 2016

Les mutineries de Cœuvres en juin 1917

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Un long combat pour la liberté et les droits .

A l’écart des fanfares, des drapeaux et des rodomontades guerrières

Si les bombardements « atroces » d’Alep et les frappes « justifiées » de Mossoul nous en laissent le temps, nous aurons sûrement droit, à l’occasion du 11 Novembre, à une énième évocation de la grande boucherie de 14/18. Profitons de ces circonstances pour mettre en lumière certains événements qui ont tendance à rester dans l’ombre et faire sonner quelques notes discordantes dans la symphonie des clairons.

la-releve Printemps 1917 : cela fait presque 4 années que le conflit a débuté. Anesthésiés par la propagande guerrière et par une répression annoncée terrible, la grande majorité des citoyens de sexe masculin de ce pays, comme des pays voisins par ailleurs, a préféré monter au front plutôt que de s’insoumettre et de partir en cavale à l’étranger. L’enthousiasme « guerrier » commence cependant à s’émietter un peu : 500 désertions en 1914, 2433 en 1915, 8924 en 1916, et déjà plus de 15 000 pour les six premiers mois de l’année 1917. Cette statistique ne prend pas en compte les insoumis, c’est à dire ceux qui ont refusé d’être incorporés dans leur régiment. Si le moral des troupes est au plus bas, la colère est croissante et de plus en plus difficile à contrôler pour un état-major composé en bonne partie d’incapables (des survivants de la précédente aurait dit Vian !). Les soldats ne sont ni idiots, ni abrutis par l’alcool au point de ne pas se rendre compte que les hauts gradés les envoient se faire tuer pour rien. Une tranchée prise, perdue, reprise, reperdue et ce sont quelques milliers de bonshommes qui gisent sur le sol les yeux tournés vers un ciel ne leur offrant plus aucune espérance, plus aucun avenir. Les combats du Chemin des Dames (déjà contés dans ces colonnes) ont été un échec cuisant et meurtrier. Cela n’empêche aucunement Nivelle, le successeur de Joffre, de vouloir continuer cette politique d’offensive. Un galon à gagner toutes les mille, dix mille, cent mille… victimes !

fca_conscrits Une autre affaire se déroule à l’arrière du front en cette mi-temps d’année et participe à la démoralisation des troupes  : celle des passeports pour Stockholm. Une conférence de l’internationale des partis socialistes contre la guerre doit avoir lieu en Suède, à Stockholm. C’est la troisième du genre. La précédente a eu lieu à Zimmerwald en Suisse, en 1916. Un certain nombre de délégués français ont demandé au gouvernement un passeport pour pouvoir assister à cette réunion qui suscite de grands espoirs parmi les militants ouvriers. Ce droit leur est refusé au mois de juin 1917 et entraine la sortie de la SFIO de l’Union Sacrée. A part quelques marchandages politiques, la SFIO n’ira guère plus loin dans son action d’ailleurs, mais il faut dire que le PS de l’époque est divisé en trois courants : pour la guerre à outrance, en paroles et en actes / contre, en paroles et pour, en actes / totalement opposé. Ce dernier courant est plutôt minoritaire alors que le premier domine le parti. Au congrès de Zimmerwald, en 1915, seuls deux socialistes français participent : Merrheim et Bourderon. Mais, en 1917, alors que le courant des opposants s’est renforcé, aucun délégué français ne participera au congrès de Stockholm. Le gouvernement a fait le nécessaire. Beaucoup de soldats espéraient que cette mobilisation internationale pourrait hâter l’issue du conflit. La désillusion est grande et provoque la colère des plus politisés. De plus en plus de poilus se demandent dans l’intérêt de qui ils se battent. Ils pourraient aussi se poser la question de « qui les trahit ? » Lorsqu’il conduit une vaste campagne de répression contre les ouvriers en grève, au printemps 1918, Clémenceau peut s’appuyer sans inquiétude sur la direction de la SFIO. Toute ressemblance… patati et patata…

memoirmutin1 C’est dans ce contexte que débute la vague de mutineries dans les environs de Soissons. L’épisode de Cœuvres n’est qu’une révolte parmi d’autres, mais ce qui la distingue cependant c’est son ampleur, puisque l’on dénombre plusieurs centaines de mutins. Le 1er juin, le camp où est cantonné le 370ème est traversé par un convoi de camions. Ce sont les hommes du 129ème et du 36ème d’infanterie qui sont retirés vers l’arrière du front après s’être révoltés. Ceux du 370ème, en repos depuis quelques jours seulement, doivent remonter dans les tranchées pour les remplacer. Dans les camions, les poilus agitent des drapeaux rouges, chantent « l’internationale » et hurlent des slogans hostiles à la poursuite des hostilités (rapport du caporal Damiron). « Ce n’est pas sur Berlin qu’il faut marcher mais contre Paris. Si vous n’êtes pas des lâches, vous n’irez pas au front…». De tels propos provoquent un mouvement de révolte dans le cantonnement. De petits groupes se forment ; les murmures se font clameurs ; deux compagnies, puis une troisième du 370ème RI ne veulent pas mourir pour rien eux non plus. Le 2 juin, ils refusent d’obéir aux ordres de l’état-major et organisent la révolte. Suivant l’exemple des « soviets de députés de soldats » élus dans les régiments russes, ils élisent des délégués et forment un comité révolutionnaire chargé de maintenir la discipline dans le régiment. Les mutineries sont fréquentes et les informations circulent même si l’état major fait tout ce qu’il peut pour verrouiller l’information. Il est difficile de reconstituer le fil exact des événements tant les sources sont morcelées et contradictoire. L’organisation de l’appareil militaire est complexe également. Il faut se baser sur les journaux de marche et sur des rapports souvent partisans qui tendent à minimiser les faits quand ils ne les dénaturent pas complètement. Les témoignages des soldats impliqués sont rares, et pour cause !

dessin1919mortspourtuerlaguerre Le 3 juin, une colonne de mutins se forme et se dirige vers Missy au bois. Ils veulent rejoindre leurs camarades du 17ème à Soissons (1), car ils ont appris que ceux-ci également ont dressé l’étendard de la révolte. Ils sont arrêtés dans leur mouvement à la gare de Berzy-le-sec, par un bataillon du 5ème RI sous les ordres du Prévôt du Corps d’Armée. Les mutins s’installent dans le village de Missy où ils sont assiégés par la cinquième brigade de cavalerie.  Le même jour, le restant du régiment est transféré au front, mais 400 soldats sont aux « abonnés absents », ce qui représente quand même 20% de l’effectif complet. Les mutins prennent le contrôle du village de Missy et y installent leur propre « gouvernement révolutionnaire ». Ils vont tenir 5 jours avant de se rendre. 23 d’entre-eux, considérés comme des meneurs sont enfermés en cellule à la prison de Soissons. 393 autres soldats sont emmenés en camion au camp d’évacuation de prisonniers de guerre de Vaux, près de Compiègne. Comme d’habitude, la sélection des meneurs se fait de manière tout à fait arbitraire. Il s’agit d’intimider et non de chercher à rentrer dans le détail des faits. Trente et un conseils de guerre ont lieu. Dix-sept soldats sont condamnés à mort ; les autres sont condamnés aux travaux forcés.  Une seule peine de mort est exécutée (2) : le soldat Joseph-Louis Ruffier du 370ème, originaire du Rhône, est fusillé à St Pierre l’aigle le 6 juillet (3).

general_franchet_d_esperey_en_1916_dans_le_petit_journal Pour l’état-major, il n’est question que de complots pacifistes ! Aucune raison de remettre en cause les choix stratégiques… Voici ce que répondit le Général Franchet d’Esperey au député Henri Gallichet qui venait de témoigner, devant le parlement, de la mutinerie de Soissons. Pour lui il s’agit d’ « un véritable complot organisé qui tend à dissoudre toute discipline… Les meneurs étaient en relation à Paris avec des agents louches de désordre. L’enquête a démontré que les promoteurs de la rébellion projetaient de s’emparer d’une gare et de se faire transporter par chemin de fer à Paris pour y soulever la population contre la guerre. La révolution russe doit servir de modèle… Les troupes sont tenues en état de surexcitation continuelle par les journaux remplis de détails sur les évènements de Russie, par les relations d’incidents parlementaires hostiles aux généraux, par les exagérations pessimistes… Pourquoi ferme-t-on les yeux ? Pourquoi ne réprime-t-on pas ? Cela cessera ou nous n’aurons plus d’armée, et l’ennemi, en cinq jours, pourrait être devant Paris ! »
Pour Nivelle aussi, c’est la propagande venue de l’arrière qui démoralise les soldats et non ses ordres aberrants : « Depuis plus d’un an, des tracts, brochures, journaux pacifistes parviennent aux armées. On en découvre davantage en quinze jours qu’on n’en saisissait en trois mois, en 1916… Ils sèment le doute quant à la justice de la cause pour laquelle les soldats se battent. Ils font l’apologie de l’Allemagne, affirment l’impossibilité de la victoire, et prétendent que la paix seule résoudra les problèmes du charbon et de la vie chère. D’aucuns renferment les plus dangereuses indications et les pires conseils… Ces factums entament l’esprit d’offensive  des combattants, les énervent, les découragent […] Il y aurait lieu de saisir les tracts dans les imprimeries qui les tirent, d’interdire les réunions où les discussions ne se limitent pas à des questions strictement professionnelles, de supprimer le journal révolutionnaire russe Natchalo, d’empêcher les menées de Sébastien Faure, Merrheim, Hubert et de la douzaine d’agitateurs qui les appuient, de briser la propagande pacifiste et d’exiger un travail normal dans les usines de guerre et les arsenaux. »

pathe-journal Après cet épisode agité, le 370ème va poursuivre sa trajectoire militaire comme si de rien n’était. Les événements relatés ici ne figurent même pas dans le journal de marche du régiment publié en 1919. Seuls les faits « héroïques » y sont consignés. En juin et juillet 1917, le régiment alterne, semaine après semaine, les engagements au front et les pauses à Missy. Sur ordre du Grand Quartier Général, le régiment est dissous le 30 octobre de la même année.
Officiellement, près de mille soldats français ont été passés par les armes pendant la première guerre mondiale, mais cette macabre comptabilité ne recense pas les exécutions sommaires et les bavures pas toujours accidentelles (tirs d’artillerie volontairement trop courts pour obliger les soldats à quitter les tranchées par exemple). Ces derniers faits sont difficiles à prouver et permettent d’améliorer les statistiques. Sur ce, je vous laisse le plaisir de suivre les défilés et cérémonies du 11 novembre. Ce jour là, je ne peux pas, je vais relire « les mémoires d’un insoumis » d’Eugène Cotte, histoire de vous en causer dans une prochaine chronique littéraire.

Post-Scriptum – ce texte n’est pas qu’une feuille supplémentaire ajoutée aux « pages de mémoire ». S’il a pour objectif de nourrir votre curiosité, il a pour objet principal de démontrer l’absurdité de toutes les guerres. La violence est parfois nécessaire mais elle est le plus mauvais moyen d’émancipation que nous ayons à notre disposition. On ne pourra construire une société sur des bases nouvelles que le jour où toutes les vies humaines pèseront le même poids sur la balance. Que ceux qui n’ouvrent la bouche que pour éructer leur haine du voisin la ferment pour un bon moment. J’emmerde ceux qui trouveraient une quelconque connotation religieuse à ce discours, car aucune religion ne met cet axiome en pratique, même si certains de ses représentants se gargarisent avec tous les matins.

 

Notes – (1) eh oui ! il s’agit du fameux 17ème, celui qui a refusé de tirer sur les vignerons révoltés du Languedoc en juin 1907 à Montpellier… (2) L’état-major, visiblement, ne souhaite pas envenimer une situation déjà bien explosive sur le front. Les pelotons d’exécution opèrent moins souvent qu’en 1914. (3) Sa fiche n’est pas accessible sur le site « mémoire des hommes » au ministère des armées.

3 Comments so far...

Anne-Marie Says:

5 novembre 2016 at 14:09.

https://vimeo.com/28885209

Paul Says:

5 novembre 2016 at 14:37.

@ Anne-Marie – Merci pour le lien !

Grhum Says:

9 novembre 2016 at 23:13.

Je viens de terminer le livre « Adieu la vie adieu l’amour » de Jean Vautrin qui illustre parfaitement la teneur de cette rubrique, au travers de quatre soldats français qui essaient tant bien que mal de survivre à leur quotidien infernal, en essayant de garder un peu d’espoir.

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