25 août 2020

Un porte savon métallique made in China

Posté par Paul dans la catégorie : Humeur du jour; philosophie à deux balles .

 Le genre d’article que l’on achète sans trop se poser de questions, parce que c’est pratique et que cela évite les courses poursuites dans le lavabo ou sur le carrelage de la salle de bains après une savonnette humide. Pour une raison que j’ignore, cet objet futile du quotidien m’interpelle pendant ma dernière séance de brossage de dents. Ma première réflexion est géographique : encore un truc arrivé, avec des centaines de milliers de ses copains, dans un container qui vient de faire une bonne dizaine de milliers de kilomètres à travers l’Océan. Phénomène trop commun malheureusement, même si on essaie de le combattre en achetant le plus local possible. Encore faut-il que ce produit, comme des milliers d’autres, soit toujours fabriqué à une distance raisonnable. Pas forcément les moyens de le remplacer par un confrère de production artisanale réalisée en laiton bio dans les Cévennes… Je veux bien essayer avec des tiges de bambou, mais pour fabriquer un aspirateur, ce sera plus dur.

 Une seconde réflexion vient bousculer la première. Cet objet, bien fabriqué, apparemment résistant, coûte une dizaine d’euro sans doute. J’essaie d’imaginer le processus de fabrication qui permet de le produire en série avec un coût de l’ordre de un euro ou moins, compte tenu de la marge des intermédiaires qui se succèdent dans son circuit de commercialisation. Sur le dessus, il y a une grille fine avec des tiges soudées. Il est évident que la soudure n’est pas réalisée, point par point, à la main, par un ouvrier aussi qualifié que patient. Mais alors, comment est-ce fait ? J’avoue que je n’en sais rien. De la même façon, je ne sais absolument rien au sujet de la fabrication d’un millier ou plus d’objets, petits ou grands, qui m’environnent. Je réalise que cet état de fait, lié au processus d’industrialisation qui s’est mis en place depuis un siècle et demi et qui a permis la surconsommation de masse, est devenu commun, et qu’il est, d’une certaine manière, totalement aliénant. Lorsque l’on ne sait pas comment un objet est fabriqué, il est d’autant plus difficile de le réparer. Donc tout le processus de circulation de la marchandise nous échappe, et ce n’est pas le concept de recyclage que l’on met en place actuellement qui peut compenser notre manque total de savoirs dans ce domaine.

 Un petit voyage dans le temps – deux siècles en arrière par exemple – permet de réfléchir un peu plus à cette problématique. J’avoue que, à ce stade, j’ai posé ma brosse à dents (avant même de me questionner sur la manière dont cet objet quotidien est assemblé) et quitté la salle de bains… Dans nos campagnes et dans nos cités, il y a deux cents ans, tous les objets utilisés par la ménagère, l’artisan ou le cultivateur, sont fabriqués de manière assez simple, dans un environnement proche. Certes il y a des échanges entre les provinces et les états, mais les objets qui circulent sont des objets que l’on sait fabriquer sur place. Ce sont des raisons économiques qui sont à la base de ces échanges, ou bien la volonté de certains commerçants de s’enrichir plus rapidement. Des outils en acier peuvent provenir d’une région produisant de l’acier et voyager sous forme de produits finis, parce qu’ils sont transformés sur place par des artisans plus ou moins spécialisés et compétents. Mais ceci n’est pas la règle générale. Le plus proche est généralement le moins onéreux. Le fabricant est installé dans le même village, dans le même quartier ou en tout cas dans la même ville. On a accès à son atelier et l’on peut voir comment il travaille. Le spectacle du forgeron martelant le métal incandescent à sa guise pour en tirer des formes plus ou moins complexes est un spectacle courant et l’on n’a pas besoin de s’acquitter du droit d’entrée à un parc d’attraction thématique pour admirer son savoir-faire. Cette fabrication métallurgique, à la pièce, disparait au XIXème siècle avec la généralisation des forges industrielles.

 De nos jours, la plupart des objets familiers sont produits de façon automatisée sur des sites industriels lointains et les occasions de s’informer sur la manière dont ils sont fabriqués sont rares. Si l’on connaît le moindre détail sur la vie des léopards des neiges, des scorpions ou des poissons clowns, on n’a guère l’occasion de voir des documentaires détaillés sur les productions industrielles. Il y a quelques années déjà, on a commencé à dénoncer l’absence de liens entre les consommateurs citadins et la nourriture qu’ils consommaient. Je me rappelle que l’on s’amusait ou que l’on s’alarmait de voir les enfants répondre que le lait venait d’une brique dans un supermarché, ou ne connaître qu’un nombre très limité de denrées, en particulier des légumes. Sorti des pommes de terre, des carottes et parfois des épinards, certains participants des « journées du goût » à l’école ignoraient totalement l’existence des artichauts, des blettes, des navets ou des betteraves, et n’acceptaient de goûter ces produits bizarres destinés aux Martiens qu’avec réticence. Cette tendance s’est peut-être un peu inversée, mais je n’en suis pas si sûr.

Nous voilà en tout cas victimes du même genre d’aliénation concernant les produits manufacturés, que ce soit dans le domaine de l’agroalimentaire ou celui plus général des industries chimiques, métallurgiques ou plastiques. Je ne souhaite pas revenir au temps du charron, du boisselier ou de l’étameur, mais je souhaiterais que l’on ait plus d’information sur les chaînes de fabrication et de montage des appareils ménagers par exemple, et que l’on soit informé aussi, par la même occasion, sur les conditions de travail délirantes des gens à qui nous déléguons la fabrication de tous ces objets qui assurent notre confort au quotidien.

 J’ai trouvé une bonne prolongation à cette réflexion dans les ouvrages de William Morris, philosophe anglais du début du XIXème (eh oui !), en particulier sur la confrontation du monde de l’artisanat et de celui de l’industrie. J’ai lu « l’âge de l’ersatz » de cet auteur, et je m’apprête à lire « L’art et l’artisanat ». Cette réflexion est prolongée un siècle plus tard, dans le petit ouvrage de Simone Weil « Allons-nous vers la révolution prolétarienne », dans lequel elle s’interroge sur le parallèle entre le passage du travail artisanal (plus ou moins industrialisé mais faisant appel à une main d’œuvre qualifiée) au travail à la chaîne, et la baisse de conscience révolutionnaire du prolétariat des années 30. Je me doute que nombre d’auteurs contemporains ont tenté ce genre d’analyse, mais j’aime parfois retrouver dans les ouvrages anciens, l’ébauche d’une analyse des problèmes dans lesquels nous sommes à présent plongés jusqu’à l’asphyxie.

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