22 avril 2009

« Va voir, Maurice, il y a du bruit dehors… »

Posté par Paul dans la catégorie : au jour le jour...; les histoires d'Oncle Paul .

Vingt heures. Il fait nuit dehors. Ça fait un moment que les volets sont fermés et la porte d’entrée verrouillée. Le seul être vivant qui rôde encore à l’extérieur c’est Radégou le doberman. Il dort d’une oreille, couché devant sa niche, sur la terre battue, devant sa gamelle vide. La longueur de sa chaîne a été calculée juste pour qu’il atteigne la porte d’entrée en cas de nécessité ; la truffe ruisselante de bave entre les barreaux du portail pour décourager les « malotrus ». Dans la salle à manger, une lumière bleutée presque magique vient de s’ajouter à l’éclairage d’ambiance. La messe du soir a commencé : une longue litanie ponctuée d’images de guerre, de voitures brûlées, de visages en larmes, de joueurs de foot contrariés ou de stars du showbiz rutilantes de diamants et dégoulinantes de bons sentiments. Le grand prêtre énumère les exactions qui ont été commises dans le diocèse français et dresse la liste de tous les méfaits dont ses pairs ont été victimes.  « Ouais, ce truc, ça s’est passé pas loin, ils en parlaient en première page du « Pingoin libéré » » Saisie par l’émotion, Martine suspend en vol la trajectoire de sa bouchée de cordon bleu. La friture dégoulinante de gras s’arrête à quelques centimètres de ses lèvres. Le regard est rivé sur l’écran. « Faire ça à des pauvres vieux… Tu te rends compte Maurice ! Mériteraient d’être décapités avant de passer à la chaise électrique, ces sal…. » Bien entendu, c’est le moment que choisit Radégou pour se mettre à aboyer à qui mieux mieux. Au début, personne n’y fait attention. Faut dire que, sa vie n’étant guère palpitante, le cador se met à gueuler dès qu’un hérisson s’approche du passage clouté. Les aboiements continuent. Martine a un geste d’agacement : les hurlements du clebs couvrent la voix du brigadier qui est interviewé. « Va voir Maurice, il y a du bruit dehors… Faudrait pas que ce soient des Roumains… Ils sont sans scrupules ces gens-là… L’autre soir ils ont dit qu’ils avaient arrêté un réseau spécialisé dans le braquage des voitures ; ça s’appelle, je sais plus comment, un nom anglais genre carpejaquing. » Maurice grogne un coup, s’essuie la bouche avec sa serviette, puis se dirige vers la baie vitrée. Le problème c’est qu’avec le grand volet, il ne voit presque rien dehors. « T’as branché l’alarme au moins tout à l’heure ? » s’inquiète Martine. « Il y a rien, c’est peut-être des gens qui passent dans la rue ; ça me gonfle, je vais faire comme les Dunoyer, je vais installer une vidéo surveillance… On ne peut plus être tranquille chez soi… »

gitans Drôles de campagnes dans lesquelles nous vivons maintenant. Aux fermes traditionnelles et aux groupements de maisons anciens des villages et des hameaux se sont ajoutés de nouvelles unités d’habitation : les lotissements. Certains ont été planifiés par les municipalités, possèdent une certaine cohérence architecturale (ce qui ne veut pas dire esthétique…), d’autres se sont constitués au petit bonheur la chance : l’un ajoutant sa villa romaine dans le carré juste à côté de celui qui avait construit son cottage anglais ou sa villa « Île de France ». Le temple grec jure un peu au milieu, mais on s’y fait peu à peu. Heureusement les élus locaux n’aiment pas les chalets savoyards… De nouveaux habitants sont venus grossir les rangs de la population rurale traditionnelle. Certains éléments de leur mode de vie diffèrent, d’autres sont communs. Le grand fédérateur de tout ce chambardement ce sont les médias, la télévision en particulier, et la peur de l’autre qu’elle engendre (c’est drôle, j’ai failli écrire qu’elle engeance… Lapsus significatif ?). Les paysans, dans leur grande majorité, sont traditionnellement des gens méfiants, à l’égard des citadins et de leurs idées et plus généralement envers tout ce qui sort des habitudes et de la norme établie. Ils sont très souvent conservateurs, et en disant cela je m’attache au sens large du mot « conservateur », ce qui ôte à mon jugement toute connotation exclusivement négative. On craignait autrefois le passage des « gens du voyage » ; on se méfiait des citadins que l’on ne voyait que peu souvent, pendant les fins de semaines ou pendant les congés. Ils vivaient bizarrement et gaspillaient beaucoup. On craint maintenant les « immigrés », les « gangsters » et de plus en plus souvent les « politiques ». Parlant d’une maison à vendre dans le hameau voisin où elle habite, une agricultrice à la retraite me disait il y a quelques temps : « pourvu que ce ne soient pas des Turcs qui l’achètent ! » Le terme de « Turc » englobait dans sa pensée tout ce qu’elle craignait le plus, qu’elle avait vu à la télé, mais qu’elle était probablement bien incapable de définir. Dans la bouche d’une personne pleine de gentillesse, prête à secourir son voisin au moindre problème, de tels propos m’avaient quelque peu secoué. Elle n’avait jamais quitté sa ferme, jamais eu ni Turcs, ni Bengalis ni Maliens comme voisins, ne savait pas trop quoi leur reprocher, mais n’en voulait pas, point final. Ce sentiment qui la guidait était probablement responsable des quelques trente pour cent de voix que le Front National faisait régulièrement dans nos villages, sans qu’il y ait pour autant de nostalgiques du nazisme ou d’admirateurs de Pétain. Dans nos campagnes, l’étude des résultats électoraux était frappante : moins il y avait d’immigrés, plus ils faisaient peur.

moissonneuse_batteuse Toutes ces populations rurales ou néo rurales ont en commun le fait d’avoir une vie de plus en plus déstructurée. Les jeunes agriculteurs doivent « faire du chiffre » pour payer leurs emprunts ; ils sont engagés dans une logique de productivisme qui les mène (au choix) droit au mur ou droit dans les bras de leur banquier. Ils font des journées de travail illimitées et perçoivent le monde urbain avec une certaine aigreur : des fainéants qui gagnent gros, travaillent peu et se plaignent tout le temps. Hors de la cabine de leur tracteur, le monde leur paraît totalement hostile et décadent. Ils regardent la télé de temps à autre. Leur source principale d’information ce sont les journaux agricoles ou le canard syndical de la FNSEA ; une vision très corporatiste des problèmes. Les anciens essaient tant et plus de se rattacher aux valeurs qu’ils ont connues, mais constatent que « tout fout le camp » et « rien n’est plus comme avant ». Personne ne s’occupe d’eux sauf quand ils ont des terrains à vendre. Des responsables il y en a bien, puisqu’il en faut des responsables : ce sont les étrangers, les citadins, l’argent facile, le manque de morale… Les retraites agricoles sont très basses et beaucoup d’agriculteurs ou d’agricultrices âgés doivent encore bricoler à la ferme pour joindre les deux bouts. Leur seule richesse c’est la terre qu’ils possèdent – c’est là d’ailleurs que se fait toute la différence avec le monde ouvrier – et ils ne veulent pas entendre parler de changement social et encore moins de socialisme. « Tout ce qu’ils veulent, ces gens-là, c’est collectiviser nos terres. » Vous serez peut-être surpris mais cette crainte existe toujours même si elle est rarement formulée ; elle est enracinée dans le cœur d’un monde paysan qui a dû se battre pendant des siècles pour la posséder, cette terre. Avant ils la travaillaient mais elle ne leur appartenait pas, ils devaient trimer dur pour la conserver. Ce ne sont pas les exemples de collectivisation forcée de la propriété agricole dans l’ex-URSS ou en Chine qui peut les avoir fait changer d’idées. Même si la société actuelle fonctionne mal, il ne faut pas la transformer car « le changement on sait où ça commence… »

lotissementbanal Les citadins qui se sont « ruralisés » ces dernières années n’ont guère plus de raison d’être structurés : ils vivent à la campagne mais n’y travaillent pas et, bien souvent, les temps de déplacement vers le lieu d’activité rallongent les journées jusqu’à plus soif. Ils vivent un peu comme des « zombis » et n’ont guère le temps de « s’intégrer » dans le tissu social local. Celui-ci est bien souvent en très mauvais état… De trente cinq heures au boulot (quand elles sont encore appliquées), on passe facilement à cinquante ou soixante passées hors du domicile lorsqu’on rajoute le temps de trajet et les moments perdus. Quand c’est possible, les deux conjoints travaillent et pas souvent au même endroit. Il faut donc deux véhicules et les crédits s’ajoutent les uns derrière les autres. Il faut jongler avec des emplois du temps inconciliables, gérer les enfants, leur scolarité, leurs loisirs. Pas question de revendiquer un mode de vie meilleur : pas le temps, pas les moyens. On rentre le soir épuisé et on se replie sur soi, sur un noyau familial de plus en plus réduit et bien souvent malmené. Les voisins sont fermés chez eux, à l’abri de leurs volets, comme Maurice et Martine, et le quartier, le village sont morts… Ils sont devenus des cités dortoirs. Aucun loisir à la campagne ou alors l’effort à accomplir est tel que l’on abandonne d’avance. On se replie sur sa rancœur, dans l’attente de jours meilleurs : le loto, un héritage, la réussite professionnelle des enfants. Certes le tableau est un peu pessimiste, mais combien de foyers ressemblent de plus en plus à ceux que je décris là ? On s’installe à la campagne non pas parce qu’on a un projet quelconque à y réaliser mais par défaut : pour trouver moins cher qu’à proximité de la ville, pour être moins mal que dans un immeuble trop sonore dans un quartier « mal famé »… Bien souvent on déchante, mais on n’a pas de solution de rechange. Bien entendu, il y a une minorité qui échappe à ces clichés. Il y a par exemple ces jeunes agriculteurs qui reprennent une exploitation et tentent de lui donner une nouvelle impulsion. Ils ont généralement fait des études assez longues ; ils ont une vision du monde différente de celle de leurs parents ; ils tentent d’impulser une nouvelle dynamique locale en se lançant dans la vente directe de leurs produits, dans une recherche de qualité de production, dans une réflexion sur l’organisation de leur temps, de leur espace… Mais ils ne sont qu’une infime minorité dans le tissu social que nous côtoyons et ils peinent à faire évoluer l’image du monde rural.

journal20h Alors la télé est là, cherchant à fédérer tout ce monde au niveau le plus bas possible, avec des émissions racoleuses et vulgaires, en jouant sur des instincts peut être ancestraux mais guère reluisants quand même. On instille peu à peu dans l’esprit des gens toutes ces idées qui permettent de vivre en démocratie sans qu’aucun changement économique ou politique soit possible. « L’ordre du monde est immuable. Il faut respecter les règles du jeu car ce sont les seules possibles. Toute personne extérieure au maigre réseau de la famille ou des amis proches est un danger potentiel. Les usines ferment parce que (au choix) les « Jaunes », les « Roumains », les « étrangers », « les pays de l’Est » nous piquent notre boulot. On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Les étrangers n’ont qu’à aller vivre à l’étranger s’ils ne veulent pas vivre comme nous. Le monde est de moins en moins sécurisé. il faut (au choix) des policiers, des caméras, des militaires, des barbelés… partout. Les infos n’informent pas et se contentent de promouvoir des « vérités incontournables ». Les assertions injustifiées deviennent des raisonnements et les mouvements de foule des décisions de justice. En fait, il y a des jours où je me dis que si la télévision est le seul moyen de connaître le monde, à défaut de voyager, il vaudrait peut être mieux revenir un ou deux siècles en arrière. La « bibliothèque bleue » aux mains des colporteurs faisait moins de dégâts… Le Front National régresse, l’UMP progresse. Droite, Gauche au pouvoir, le commun des mortels ne ressent pas la différence. Le Ministère des expulsions peut ainsi passer des mains d’un politicard d’extrême droite à un politicard de la gauche molle : la politique reste la même. Une dictature molle s’installe peu à peu, en douceur : beaucoup de citoyens ne s’en rendent pas compte et ne se préoccupent pas plus du fichage que des arrestations arbitraires ou des expulsions à la chaîne.

« Au fait Maurice, tu sais, les Dunoyer, leur femme de ménage a piqué de l’argent dans la tirelire de leur gosse. Il paraît qu’avant de balayer chez eux elle travaillait dans un hospice de vieux. Tu imagines, une personne pareille, tout ce qu’elle a dû faucher ! ” Le chien s’est calmé. Maurice revient s’assoir devant la télé. Le journal est presque terminé. Ils parlent des pirates somaliens ou d’une famine en Ethiopie… Pas eu le temps de comprendre. De toute façon, il est temps de zapper. Sur l’autre chaîne c’est l’heure du feuilleton et c’est ce soir que l’on va savoir si la fille complètement camée se fait plaquer par son mec ou si elle se fait désintoxiquer. Pour rien au monde Maurice et Martine ne manqueraient l’épisode… Pendant le générique, Martine a juste le temps d’énoncer la sentence finale de la discussion : « Tu te rappelles que dimanche y’a barbecue ? La Jeanine vient avec ses trois gosses. j’espère qu’il fera beau et qu’ils joueront dehors. Faudrait pas que les gamins salissent le tapis ! »

Epilogue : depuis le récit de cette soirée mémorable, Maurice a été viré de son boulot. La crise : sa boîte a fermé, du jour au lendemain. Cent cinquante gars et filles sur le tapis. L’usine rouvrira sans doute ses portes dans quelques temps, en Ukraine ou en Mongolie, le temps que le Conseil d’Administration ait fini d’empocher les subventions du Conseil Régional. Depuis une semaine, Maurice rentre tard le soir car il fait partie du piquet de grève devant l’usine, avec plusieurs collègues marocains et portugais. Ils ont bien tenté de bloquer le patron dans son bureau, mais ça a foiré à cause des gendarmes. « La prochaine fois, je viendrai avec mon clebs. Il  a horreur des uniformes… » Comme quoi, notre soumission au discours des médias n’est peut-être pas irréversible.

2 Comments so far...

julio Says:

22 avril 2009 at 19:39.

Moi je vie a la campagne depuis toujours, en Espagne je suis née a la ferme, arrivé en France j’ai continué à vivre dans un village .
Le vote d’extrême droite à la campagne est un vote contestataire, il est dangereux mais il n’est pas structuré, pour le moment !
Bon dans le territoire de Belfort les politiques se bat vraiment pour leur population ,sais dure mais il arrive à maintenir l’emploi et un bon niveau de vie pour les citoyens !

zoë Says:

23 avril 2009 at 20:40.

Il y a des gens comme moi qui ont fui la ville et recherché une autre qualité de vie. mais en effet c’est au prix de temps passé dans les déplacements d’une schizophrénie entre les charges d’une maison à la campagne (entretien) et le désir de culture qui exige de se déplacer en ville sauf si on se suffit de télé (pas mon cas) ou de livres (fort heureusement). Vous mettez bien en évidence les incohérences de ces déplacements de vies mal accordées qui génèrent une méfiance généralisée au pire ou une indifférence soigneusement entretenue au mieux. J’espère simplement que peu à peu les villes se vident et que les habitants se redistribuent mieux sur les territoires et qu’on renoue avec la vieille utopie d’installer la ville à la campagne et réciproquement

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