7 mai 2009

L’île de la paix d’Ernst Friedrich

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps .

guerre-a-la-guerre L’anniversaire de l’armistice signé avec l’Allemagne le 8 mai 1945 que nous allons célébrer demain avec force défilés, discours et autres congratulations, est pour moi l’occasion rêvée de vous parler d’un sacré bonhomme, un militant pacifiste nommé Ernst Friedrich. Cet homme peu commun naquit le 25 février 1894 à Breslau (Pologne), une date de naissance bien mal choisie puisqu’elle eut pour conséquence le fait qu’il atteignit l’âge de vingt ans précisément l’année où débuta la première guerre mondiale. Issu d’une famille très modeste, son père était sellier et sa mère blanchisseuse, Ernst Friedrich travailla très jeune à l’usine mais poursuivit ses études grâce aux cours du soir. Lorsque éclata le conflit, il était comédien au théâtre de Poznan. Ses convictions antimilitaristes étaient déjà solidement établies. Il refusa l’ordre de mobilisation, ne voulant en aucun cas porter quelque uniforme que ce soit, et ne voyant pas en quoi la grande tuerie annoncée le concernait. La réaction des autorités fut immédiate : il fut arrêté et interné, tellement cela dépassait l’entendement du commandement militaire que l’on puisse refuser de mourir, le sourire aux lèvres et la fleur au fusil, au service de la cause impériale. Notre homme était plutôt obstiné : libéré en 1917, il commit un acte de sabotage dans une usine œuvrant pour « le bien de la patrie » et fut renvoyé aussitôt en forteresse. Il fut libéré lors du mouvement révolutionnaire de novembre 1918 et rejoignit un temps le mouvement de la jeunesse socialiste aux côtés de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg. Mais les orientations autoritaires de ce mouvement ne lui convenaient pas. Ses sympathies se tournent plutôt vers les anarchistes. En 1919, il fonde la Fédération de la jeunesse révolutionnaire de langue allemande et publie l’hebdomadaire « Freie Jugend » qui servira de lien aux différents groupes de jeunes libertaires se créant dans le pays. Il devient ensuite éditeur et publie un livre intitulé « Guerre à la guerre », recueil de textes et de photos, rédigé en quatre langues, pour dénoncer les horreurs de la guerre et les méfaits du patriotisme. Afin d’interpeler le public et de contrer le discours officiel vantant le côté héroïque et clinquant de la guerre, l’auteur choisit de publier des photos atroces de charniers, de pendaisons, de soldats mutilés ou défigurés. Quelques-unes de ces photos sont visibles, notamment sur des sites anglo-saxons ou allemands. J’ai préféré ne pas les reproduire pour illustrer mon propos, mais elles « collent » malheureusement toujours à l’actualité. Les images montrées au public par les médias sont toujours tronquées, aseptisées, et les conflits sont présentés comme de gigantesques jeux vidéos, loin du sang, de la boue et des corps déchiquetés. Je vous garantis que les illustrations publiées dans « Guerre à la guerre » sont sans équivoque. L’ouvrage d’Ernst Friedrich connaît un succès certain puisqu’il est diffusé à cinquante mille exemplaires et son auteur acquiert une certaine notoriété. Une dizaine d’éditions différentes sont publiées, mais le livre est rapidement interdit dans pratiquement tous les pays d’Europe où il est mis en vente « officiellement ».

musee_antiguerre En 1923, il ouvre à Berlin un musée international anti-guerre et va devoir faire face à une répression acharnée de la part du gouvernement allemand. Les procès s’accumulent pour les motifs les plus divers et tous les moyens sont bons pour essayer de faire taire ce pacifiste dangereux. Faute d’actes criminels que l’on puisse lui reprocher, ce sont principalement des jugements pour délits d’opinion qui sont rendus : amendes et peines de prisons courtes s’accumulent jusqu’en 1930. Il frôle la faillite à plusieurs reprises et ne réussit à tenir que grâce à l’aide d’amis ou de militants favorables à sa cause. A partir de 1930, la répression se fait plus virulente. Cette année-là il est condamné à une peine de prison d’un an pour « haute-trahison ». Lorsqu’il est libéré, le mouvement nazi est en pleine expansion et le militant pacifiste décide d’expédier à l’étranger une partie de la documentation stockée dans son musée. La décision est judicieuse car il est de nouveau arrêté la nuit de l’incendie du Reichstag. Son musée est saccagé par les S.A. qui vont réquisitionner le local et, comble de l’horreur, le transformer en lieu de détention et de torture. Dans un état de santé déplorable, il est libéré en septembre 1933, suite aux pressions internationales, en particulier de celles de ses amis Quakers aux USA (ceux-ci occupent une place considérable dans le mouvement pacifiste international entre les deux guerres). Friedrich est placé en détention surveillée, réussit à s’évader, se réfugie en Suisse (d’où il est expulsé en 1934) puis en Belgique. Avec l’aide des militants et des sympathisants de ce pays, il crée un nouveau musée anti-guerre à Bruxelles. Il doit fuir le pays devant l’avance des troupes allemandes et passe en France. Dans ce pays, terre d’accueil chaleureuse pour les réfugiés étrangers (cf chroniques sur le camp d’internement d’Arandon ainsi que sur le sort des Républicains espagnols exilés), il est placé en camp d’internement et il échappe de justesse à une arrestation par la Gestapo en s’évadant. Il rejoint un réseau de résistance des FFI en Lozère ; entre autres actions d’éclat, il fournit sans doute une aide précieuse à un groupe d’enfants juifs dont il empêche la déportation. La guerre se termine sans qu’il n’ait d’ennuis majeurs. Nullement découragé, notre homme ne renonce pas à poursuivre sa mission et à combattre pour son idéal : faire « la guerre à la guerre » par tous les moyens, dénoncer la barbarie des conflits armés, œuvrer pour une paix durable entre tous les hommes. « Le véritable héroïsme n’est pas dans le meurtre mais dans le refus du meurtre ! » Son implication dans le second conflit mondial ne l’a pas fait changer d’opinion.

ernst-friederich-jeune Après la libération, il demande et obtient la nationalité française, puis il adhère au Parti Socialiste de l’époque, la SFIO. L’un de ses premiers soucis est de créer un nouveau musée « anti-guerre », le troisième après Berlin et Bruxelles. Mais il ne dispose pas des fonds nécessaires pour réaliser une acquisition immobilière. Finalement c’est sur une vieille péniche que son choix se porte. Elle se nomme « l’Arche de Noë » et elle est amarrée au quai de Villeneuve –La Garenne (Haut de Seine). De façon complémentaire à son activité de militant pacifiste, Friedrich s’en sert comme lieu de réunion et d’animation en faveur de la réconciliation franco-allemande. Il ne peut malheureusement faire naviguer sa péniche le long du canal de la Marne, car elle est en trop mauvais état. L’année 1954 marque une nouvelle étape dans ses projets. L’Etat allemand consent à lui accorder une somme relativement importante pour le dédommager des pertes subies lors de son agression par les S.A. en février 1933. Cet argent va enfin lui permettre d’acheter un terrain d’une superficie de trois mille mètres carrés sur une île de la Marne, non loin de la commune du Perreux. C’est ainsi que va naître, sur « L’île de la Paix » d’Ernst Friedrich, un centre de jeunesse où se rencontreront pendant des années, de jeunes et de moins jeunes militants ouvriers de différentes nationalités, venus partager leur expérience et œuvrer ensemble pour que règne la paix entre les nations. C’est en ce lieu que notre héros va décéder, le 2 mai 1967, après 73 années d’une vie bien remplie au service de l’humanité et de ses plus nobles aspirations.

A titre d’hommage, mais aussi pour méditer sur l’actualité récente, voici un extrait de « Guerre à la guerre » :
« Donc tant que le Capital règne sur le peuple et le maîtrise, il y a menace de guerre.
Le Capitalisme dans tous les pays se sentant menacé par la concurrence, les barons de l’usine, du rail et du commerce se querellent, font entendre un bruit d’armes, et crient:
Sauvez la patrie (ce qui en réalité veut dire sauvez la caisse).
Et, extraordinairement, les esclaves du travail dans tous les pays quittent charrues et enclumes, et accourent défendre et protéger les biens et la vie de leurs tyrans, en risquant leur propres biens et leur propres vies.
Que dis-je ! Extraordinairement.
C’est naturel, c’est la nature dénaturée. Car ce n’est pas seulement la puissance directe de l’Etat qui force tous les sujets à protéger le trône et le sac d’argent et de périr pour eux, c’est aussi et surtout la puissance indirecte que ce même Etat exerce sur l’esprit du prolétaire. Voilà ce qu’on oublie de dire, pourquoi nous trouvons toujours tant d’idéologie bourgeoise dans le prolétariat.
Voilà pourquoi je ne cesse de dire à mes frères combattants prolétaires:
Délivrez-vous des préjugés bourgeois; luttez contre le capitalisme dans vos âmes; vos pensées et vos actions sont encore empreintes d’idées d’épiciers et de soldats, et dans chacun de vous on retrouve encore le sous-officier qui veut commander et gouverner au moins dans sa famille.
De même je dis à ces Pacifistes Bourgeois, qui ne veulent combattre la guerre qu’avec des caresses :
Combattez le Capitalisme et vous dompterez toutes les guerres.
Luttez contre le champ de bataille dans les fabriques et dans les mines; luttez contre la mort des braves dans les hôpitaux, dans les fosses communes des casernes (ces tristes maisons de ville).
En un mot faites la guerre des exploités contre les exploiteurs, en résumé :
Guerre à la guerre cela veut dire:
Guerre des exploités contre les exploiteurs.
Guerre des trompés contre les trompeurs.
Guerre des oppressés contre les oppresseurs.
Guerre des maltraités contre les maltraiteurs. »

non-a-la-guerre Une petite note culturelle pour finir : la façon de dire guerre à la guerre, non à la guerre ou non aux guerres dans différentes langues.
Nie wojnie (polonais) – Krieg dem Kriege (allemand) – sensouwa hituyounai (japonais) – Savasa Hayir (turc) – não à guerra (portugais) – ná bíodh aon chogadh ann (irlandais) – Ne al la militoj (esperanto) – 反对战争 (Fan dui zhan zheng) (chinois) – Nu rázboi (roumain) – Geen aan oorlog (néerlandais) – No alle guerre (italien) – Gerrari ez ! (basque) – na vigrahān (لsanscrit, sans utiliser l’alphabet spécifique)…
Libre à vous de corriger ou de continuer cette recherche  enrichissante… Votre collaboration linguistique sera la bienvenue.

NDLR : entre autres documents pour rédiger cet article j’ai utilisé notamment un billet publié sur le blog de l’écrivain François de Beaulieu. Le père de François de Beaulieu est né à Brème en 1913 et il était donc de nationalité allemande. Pacifiste, cet homme a été l’un des amis d’Ernst Friedrich et a été en butte à une répression féroce de la part du régime nazi : en 1943, il a été condamné par un tribunal de la Wehrmacht à Berlin pour “atteinte au moral de l’armée”, “désobéissance” et attirance “pour les milieux enjuivés”. François de Beaulieu a retracé la biographie de son père dans un livre intitulé « Mon père, Hitler et moi », et il prolonge le travail effectué à cette occasion en publiant de nombreux articles complémentaires sur son blog. Le travail réalisé est impressionnant et beaucoup de textes sont très émouvants. Ne manquez pas d’aller le visiter. D’autres informations m’ont été fournies par un site historique sur lequel se met en place peu à peu un travail titanesque : le dictionnaire international des militants anarchistes intitulé « Sans patrie ni frontières« . Ce travail encyclopédique avance à grand pas et il est une véritable mine documentaire pour ceux qui s’intéressent à l’histoire du mouvement ouvrier dans tous les pays. Je reparlerai de tout cela, ainsi que d’autres sites d’informations historiques, dans mon « bric à blog » de mai. Les photos proviennent pour la plupart des mêmes sources.

11 Comments so far...

Lavande Says:

8 mai 2009 at 18:43.

Breslau c’est actuellement Wroclaw: une ville qui a fluctué comme beaucoup d’autres entre la Pologne, l’Allemagne, l’Autriche.
Ça me rappelle une remarque de Thomas Bernhard que j’ai entendu rappeler récemment: » les Autrichiens sont très astucieux: ils ont réussi à faire croire que Mozart était autrichien et que Hitler était allemand ».

et l’espagnol: no a la guerra ?

Lavande Says:

8 mai 2009 at 18:47.

Remarque: le 8 mai 45 ce n’est pas l’armistice, c’est la CAPITULATION allemande.

Paul Says:

8 mai 2009 at 20:36.

Lapsus regrettable. Bien évidemment, je me suis emmêlé avec le 11 novembre 1918. C’est ça le problème lorsqu’on évoque des gens qui ont été impliqués dans les deux conflits. Merci en tout cas pour le rectificatif.

Cathy Says:

9 mai 2009 at 09:22.

On parle de lui ici aussi :
http://www.ephemanar.net/mai02.html#friedrich
Ravie de voir qu’il commence à être reconnu !

Lavande Says:

9 mai 2009 at 10:47.

Pour être tout à fait honnête, j’avais lu cette distinction sur la RDL
http://passouline.blog.lemonde.fr/
où Assouline reproche au communiqué de l’Elysée de parler d’armistice justement. Il évoque aussi à propos du 8 Mai 45 les massacres de Sétif.
Idem sur la république des Libres:
http://lardlibres.canalblog.com/

evelynej Says:

15 mai 2009 at 22:36.

Voilà, je suis venue finir ma lecture commencée ce matin suite à votre visite sur mon blog. D’ailleurs, je vous remercie pour votre sympathique commentaire.
C’est vraiment très agréable de vous lire. Vous avez l’art et la manière de nous instruire sur des sujets très diversifiés : un vrai plaisir.

A bientôt car je dois rattraper mon retard

EvelyneJ

fontmarty magali Says:

18 novembre 2011 at 14:53.

je sais que le fils de Ernst Friedrich habitait en France et pour compléter mes recherches sur la Lozère et les résistants, je souhaiterais obtenir une adresse.
merci de m aider
magali

Paul Says:

26 novembre 2011 at 08:42.

@ magali – J’ai trainé pour vous répondre, non parce que votre commentaire ne m’intéressait pas (au contraire, je suis content que l’on ramène ce grand monsieur sur le devant de la scène), mais parce que j’espérais trouver un indice à vous fournir. Désolé, ma musette de glaneur est vide pour l’instant. J’espère qu’un autre « curieux », lectrice/lecteur de la feuille, pourra apporter de l’eau à votre moulin.

pauline BLANCHET Says:

26 novembre 2018 at 13:45.

Bonjour,
Je suis enseignante en lycée. Afin de mener à bien un projet sur le pacifisme dans l’entre-deux guerres avec des élèves de terminale, je souhaiterais retrouver l’emplacement exact de l’île de la paix et de son centre de jeunesse mais n’en retrouve aucune trace. Faut-il que je contacte les archive de la commune du Perreux sur Marne? Peut-être sauriez-vous me donner des indications plus précises? Existe-t-il des photographies de ce centre ou des articles de journaux mentionnant sa construction? Avec tous mes remerciements,
Pauline Blanchet

Paul Says:

26 novembre 2018 at 14:40.

@ Pauline Blanchet – Une première réponse avec l’aide des notes de Wikipedia : « Après son décès (Ernst Friedrich) en 1967, l’Ile de la Paix sera vendue, rebaptisée l’Ile du Moulin et ses installations détruites. »
Il y a eu d’autres publications au sujet d’Ernst Friedrich depuis la publication de cette chronique, mais peu d’éléments nouveaux. La recherche photographique ne donne rien d’intéressant même si l’on rentre « île du moulin » Le Perreux comme clé. Essayez de contacter la mairie, mais il semble qu’une certaine amnésie se soit installée sur le sujet? Bonne chance !

pauline blanchet Says:

27 novembre 2018 at 12:32.

Merci beaucoup pour ces premiers éléments de réponse. Je vais aller faire un tour du côté de la mairie. Bonne continuation et merci pour votre travail!

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