30 janvier 2008

« Le maître de Garamond »

Posté par Paul dans la catégorie : Des livres et moi; Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire .

maitre-de-garamond-4.jpgLa veille de Noël, le 24 décembre 1534, Maître Antoine Augereau, imprimeur de son état, suspecté d’hérésie, est pendu haut et court, place Maubert à Paris. Il rejoint la longue liste de tous les humanistes érudits, victimes du fanatisme religieux de l’Eglise Catholique Romaine, représenté en France à cette époque-là, par la Faculté de théologie de Paris. La Renaissance artistique qui émerge pendant cette période, s’accompagne d’un vaste mouvement de réflexion et de remise en cause des idées politiques, religieuses et philosophiques et ce débat anime les cercles savants du début du XVIème siècle. L’instrument principal de ce renouveau intellectuel est le développement massif de l’imprimerie, et les personnages clés de ce bouleversement sont les imprimeurs.

cuneo.jpg Dans son livre « le maître de Garamond », Anne Cuneo, à la fois journaliste à la TSR, historienne et romancière suisse, essaie de faire revivre l’un des Maîtres imprimeurs de cette époque, Antoine Augereau, à travers l’autobiographie imaginaire de l’un de ses principaux disciples, Claude Garamond. Le point de départ est simple : Claude Garamond, réfugié en 1535 à Bâle, rédige un mémoire sur la vie et la mort de son maître, Antoine Augereau. Un tel ouvrage a le mérite de rendre à un homme assez peu connu (quelques noms de rue par ci par là…) la place qui doit être la sienne, notamment dans l’histoire de la typographie. A ce sujet, j’ouvre une petite parenthèse : ceux d’entre vous qui utilisent couramment un « traitement de texte » et s’intéressent un peu à la mise en page, savent certainement que « Garamond » est le nom donné à une police de caractère assez courante sur les ordinateurs. Son inventeur, c’est-à-dire celui qui l’a dessinée en premier, est probablement le Maître, Augereau, et non le disciple, Garamond, bien que le nom de ce dernier ait été donné à la police. L’imprimeur, à la Renaissance, est souvent éditeur des livres qu’il fabrique. Il est parfois aussi fondeur des caractères qu’il utilise pour sa composition, après les avoir dessinés. Dans les presses, les caractères en plomb s’usent vite et il est donc nécessaire, fréquemment, de fondre de nouveaux jeux, de concevoir de nouveaux moules pour la fonte et de chercher de nouvelles formes, plus esthétiques ou plus agréables à lire. Le livre d’Anne Cuneo est d’ailleurs imprimés en caractères Garamond (plusieurs variantes de cette police existent actuellement, et l’éditeur a recherché celle qui se rapprochait le plus des formes originales).

maitre-de-garamond-3.jpgAntoine Augereau édite Clément Marot, Aristote, Socrate, Erasme, François Villon… et s’intéresse à la nouvelle religion réformée qui a fait son apparition en Allemagne à cette époque. Cette ouverture d’esprit lui sera sans doute fatale, malgré les appuis dont il dispose à la cour (Marguerite de Navarre, sœur de François 1er, prend à plusieurs reprises fait et cause pour lui). « L’affaire des placards », un magnifique exemple de manipulation des esprits et probablement d’intoxication, causera sa perte. La faculté de théologie va l’accuser d’avoir participé à l’impression et à la distribution d’affichettes (placards) contenant des proclamations contre la messe et contre l’eucharistie, dans différents endroits de la capitale et jusque sur la porte de la chambre à coucher du Roi. Antoine Augereau n’est probablement qu’un bouc émissaire dans cette histoire, mais on peut se demander si cette affaire n’aurait pas été carrément l’une des premières provocations de l’histoire, les théologiens cherchant un moyen d’impressionner défavorablement François 1er, de provoquer son courroux et de l’impliquer dans leur lutte contre l’hérésie naissante, cause à laquelle il était jusque-là plutôt indifférent. Quelle que soit son origine, la manœuvre aboutit et Antoine Augereau paiera de sa vie la colère du Roi qui va prendre aussi ses distances avec Marguerite de Navarre. François 1er envisage même de faire interdire l’usage de l’imprimerie sur le territoire, assimilant les imprimeurs à des fauteurs d’hérésie et de troubles. L’ouvrage décortique avec beaucoup de talent le mécanisme de la montée de l’intolérance. Claude Garamond et quelques autres personnalités ne doivent leur salut qu’à la fuite – démarche qu’Antoine Augereau, sans doute un peu trop confiant dans son bon droit, se refuse à effectuer.

maitre-de-garamond-1.jpg Le livre d’Anne Cuneo est palpitant du début jusqu’à la fin. Elle sait admirablement faire revivre cette époque des débuts de l’imprimerie en France et ses personnages sont parfaitement crédibles. Il s’agit, certes, d’une biographie romancée, mais elle est fort bien documentée et peut avoir valeur d’ouvrage historique. Au long des pages, le lecteur est amené à rencontrer, de façon parfaitement naturelle, les grands esprits qui ont marqué cette époque de la Renaissance et notamment François Rabelais et les grands maîtres du Protestantisme. Dans une postface tout aussi intéressante que le roman, l’auteure justifie ses choix et explique les approximations ou les interprétations qu’elle a accepté de faire, compte-tenu du fait que la documentation (citée en annexe) n’est pas toujours abondante sur la vie quotidienne de tous ces personnages. Je vous recommande vivement la lecture de ce livre. Même si vous n’êtes pas un fan de typographie et si les questions relatives à la religion et à l’intolérance religieuse ne vous passionnent pas, vous vous régalerez ! Si ce type de « voyage historique » vous plaît, vous pouvez également lire « le trajet d’une rivière » qui retrace la vie d’un musicien de la Renaissance, Francis Tregian, victime, lui, des persécutions de la cour d’Angleterre contre les Catholiques.

police Garamont de l’imprimerie nationale En conclusion, un bref extrait du « maître de Garamond » :
«L’imprimeur est loué pour la précision, la propreté de l’impression, pour la pureté de la correction, et tout ce qui s’ensuit », disait Francesco d’une voix courroucée. « Faut-il encore qu’il s’approprie les louanges qui appartiennent à des hommes qu’on a laissés dans l’oubli, quoiqu’on leur ait l’obligation de ce que l’Imprimerie a de plus beau ? Aujourd’hui, tout le monde admire mon italique, mais moi, on ne sait plus que j’existe. Il y a même des gens pour penser qu’il a été gravé par Alde, comme si ce savant penseur savait faire cela. Je m’étonne que tous ceux qui s’extasient sur le mérite des imprimeurs ne disent mot des graveurs en caractères ; pourtant, l’imprimeur, ou plutôt le typographe, n’est au graveur que ce qu’un habile chanteur est à un bon compositeur de musique.»

4 Comments so far...

fred Says:

30 janvier 2008 at 09:51.

Merci pour cette idée de lecture, je la rajoute dans ma liste.
Signe qu’il est temps de lire un nouveau roman (Times new Roman Style !)

François Says:

30 janvier 2008 at 12:01.

Un livre magnifique en tout point. Sans hésiter, je le place parmi les meilleurs livres que j’aie jamais lu. Le fait que j’ai travaillé un temps comme infographiste n’est sans doute pas étranger à cet enthousiasme 🙂

Anne Cuneo Says:

1 novembre 2008 at 20:08.

Merci, les gars (puisqu’il paraît à première vue que vous êtes tous des gars…)! On ne sait jamais ce que deviennent les écrits qu’on lance dans l’océan des livres comme des bouteilles à la mer.

Paul Says:

3 novembre 2008 at 11:00.

Nous sommes très flattés de ce commentaire de l’auteur. Petite rectification : ce ne sont pas « des gars » qui sont à l’origine du blog, mais « un gars » et « une fille » (photo de leur bobine en tête du blog… non, pas le phare, mais à droite !)…

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