20 juillet 2009

Au nom du Profit, du Saint Profit, et du Très Saint Profit…

Posté par Paul dans la catégorie : Feuilles vertes; Vive l'économie toute puissante .

Eh bien non, nous ne dirons pas Amen… Pomper de gigantesques quantités d’eau dans le Rhône, les canaliser dans une énorme canalisation, leur faire traverser les Pyrénées grâce à un tunnel de 4 km sous le Perthus… tout ça pour combler les déficits en eau du Nord-Est de l’Espagne et surtout pour réaliser, grâce à cette ressource naturelle, d’importants profits, au nom d’une soi-disant « solidarité européenne » bien mal placée. La première fois que j’ai entendu parler de cette histoire, il y a une petite dizaine d’années, dans la bouche d’un couple d’amis, j’ai cru qu’il s’agissait d’un canular écolo, genre couverture du journal des Amis de la Terre pour un premier avril. Après, l’affaire est retombée dans l’oubli. La seconde fois que j’ai lu un article à ce sujet sur Internet, je me suis précipité sur Hoaxbuster, pensant là-aussi qu’il s’agissait d’une de ces multiples rumeurs circulant sur le Web et que chacun relaie bien soigneusement en la renvoyant à droite et à gauche, au gré de son carnet d’adresse. Pourtant il ne s’agissait visiblement pas d’une intox… Le dossier était bien à l’étude. Et voilà que ces derniers temps, le dossier, un temps passé aux oubliettes, remonte sur le haut de la pile. Dans cette période qui dégage de nombreux relents de décadence impériale et de démesure financière à grands coups de chantiers délirants pour combattre « les effets de la crise sur l’économie », l’affaire devient d’autant plus préoccupante. Je me propose de vous expliquer, par le menu, en fonction des informations dont je dispose, ce dont il est question…

trace-canalisation-et-aqued Selon les ardents défenseurs de ce projet aussi pharaonique que débile, transférer une partie de l’eau du Rhône vers Barcelone et la Catalogne serait la décision la plus raisonnable à prendre pour pallier au manque d’eau soi-disant criant dont souffre cette région du Nord de l’Espagne en raison de la croissance démographique galopante qu’elle connait. Ce que ces brillants avocats omettent de préciser, c’est que l’Espagne est le pays du monde qui possède le plus de barrage par km2 de territoire et par habitant et que les ressources hydrauliques ne sont pas négligeables. Le vrai problème de la Catalogne n’est pas un problème de quantité d’eau, mais un problème de qualité du réseau d’approvisionnement et un problème de pollution de ses propres rivières. Le gaspillage est phénoménal à plusieurs niveaux : le taux de fuite du réseau de distribution de l’agglomération barcelonaise est de l’ordre de 25 %. Des milliers de m3 d’eau potable sont pompés chaque année dans les couloirs souterrains du métro et rejetés à la mer. Les deux fleuves côtiers, le Ter et le Llobregat sont gravement pollués. Les eaux du Llobregat reçoivent en particulier une quantité importante de sel qui les rendent impropres à la consommation. Cette salinisation de l’eau se produit lors de la traversée d’une zone dans laquelle se trouvaient des usines de sel de potasse, aujourd’hui abandonnées mais dont les effets nocifs perdurent. La dépollution de l’eau coûterait très cher selon les experts favorables au transfert de l’eau depuis la France… L’argument démographique n’est qu’un alibi douteux car le taux de croissance de la population espagnole est l’un des plus bas d’Europe. Les plus gros consommateurs d’eau ce sont les agriculteurs subventionnés pour des usages d’eau parfois totalement irrationnels ou les promoteurs d’un tourisme de masse à bas prix. Les cultures irriguées, les industries, les ensembles immobiliers touristiques, et les terrains de golf consomment beaucoup plus d’eau que la population locale pour ses besoins essentiels.

brl-exploitation La construction de ce gigantesque pipeline-aqueduc ne correspond donc aucunement à une nécessité absolue pour la population, mais surtout à une volonté de la B.R.L. (Société d’aménagement du Bas-Rhône et du Languedoc) de tirer le maximum de profit d’une richesse hydraulique dont elle possède un droit d’exploitation jusqu’en 2056. Une licence a été accordée par l’Etat français à cette société, devenue une holding, dont les capitaux proviennent totalement du secteur privé. Il est évident que les grandes entreprises de travaux publics sont également partie prenante dans la création de cette canalisation de 330 km qui relierait Arles à Barcelone. Pour en revenir à la B.R.L., cette société est en fait structurée en quatre filiales, parmi lesquelles « B.R.L. Exploitation » qui s’occupe du très profitable commerce de l’eau. Le capital de cette filiale est détenu à 51 % par la maison-mère et les 49 % restant appartiennent à différentes sociétés parmi lesquelles, Pont à Mousson, Spie Batignoles, Suez, CGE, Alsthom, Bouygues, Vivendi environnement…. entreprises connues pour leur sens du mécénat et leur dévouement aux grandes causes d’intérêt général. La consommation énergétique de ce projet de détournement des eaux du Rhône serait énorme : pour alimenter les 5 ou 6 unités de pompage chargées d’assurer un débit de 15 m3/seconde, celle-ci est estimée à sept cent millions de kilowatts/heure chaque année. Le coût de cet acte de « solidarité » risque d’être impressionnant lui aussi pour les futurs clients concernés. Nul doute que nos vaillants entrepreneurs trouveront le moyen de faire passer à la caisse les contribuables des deux pays… Un montage dans lequel les fonds publics financent l’essentiel des travaux et dans lequel les bénéfices sont engrangés par la maison mère est diablement séduisant… Le projet s’inscrivant dans la perspective d’un gigantesque réseau européen de circulation de l’énergie et de l’eau, nul doute sur le fait que la Commission Européenne sera, elle aussi, largement sollicitée, financièrement parlant. Je vous rassure tout de suite : quel que soit l’organisme qui verse les fonds, ils sont toujours prélevés dans la même caisse !

villa-piscine Ce projet a de quoi interpeler gravement les populations concernées. Plus les années passent, plus les multinationales et les grands groupes financiers essaient de mettre la main sur les ressources essentielles : cela va du contrôle des semences agricoles au brevetage des organismes vivants en passant par la distribution de l’eau, sa pollution et sa dépollution … Encore quelques années et nous aurons droit à un compteur pour mesurer l’air que nous respirons (sous réserve que celui-ci soit encore respirable) et à une facturation adaptée à nos besoins… Une extrême vigilence des citoyens est plus que jamais nécessaire avant que quelques monopoles n’instaurent un contrôle complet sur nos vies, de la conception assistée à la mort programmée, en passant par une existence de plus en plus normalisée, contrôlée et, bien entendu, taxée. En attendant que notre économie prenne le virage véritalement salutaire (qu’elle tarde à prendre !), il est nécessaire au moins que tout ce qui a trait aux besoins vitaux de l’humanité reste sous contrôle public et que l’on arrête de faire n’importe quoi avec des richesses qui appartiennent à tous. Produire toujours plus pour consommer toujours plus est une voie suicidaire qui n’a d’autre issue que des crises sociales, humaines ou climatiques,  à répétition, d’une ampleur croissante. L’idée de dommages totalement irréversibles causés aux écosystèmes n’a plus rien d’une lubie écologique passéiste. L’échelle complètement délirante à laquelle on envisage des solutions (qui ne sont pas des solutions mais des fuites en avant irresponsables) à nos problèmes actuels, montre bien que les enjeux écologiques ne relèvent pas de solutions individuelles mais de remèdes globaux qui doivent être envisagés de façon collective. L’écologie est à la mode, mais le discours de cette écologie « tendance » a une facette extrêmement pernicieuse car fortement teintée d’individualisme et de culpabilisation sauce judéo-chrétienne. Il ne faut pas se tromper de cible et bien identifier qui sont les véritables pollueurs et à quel niveau. Ainsi que le démontre avec beaucoup de justesse une étude américaine dont j’espère publier bientôt la traduction dans ce blog, ce n’est pas en réduisant sa consommation de quelques litres par jour que le citoyen catalan moyen résoudra les problèmes d’eau dans sa province. Il y a des villes aux Etats-Unis dans lesquelles, à durée égale, la consommation quotidienne d’eau des terrains de golf est supérieure à celle de l’ensemble des habitants. A votre avis, où doit-on faire des économies en premier lieu ?… Simplicité volontaire, décroissance… pourquoi pas, mais il est clair que certains doivent donner l’exemple et je crains qu’ils ne le fassent pas spontanément. Si les écologistes veulent recruter ailleurs que dans la frange supérieure de la classe moyenne, ils doivent faire attention à la dimension sociale de leur discours, je n’en démordrai pas !

france_petit_rhone_arles-1 Je donne peut-être l’impression de m’écarter de mon sujet ; pourtant ce que j’exprime là est en phase avec l’objet de ma chronique : lutte contre le gaspillage, dépollution, recyclage plutôt que travaux herculéens et déments, fuite en avant pour légitimer toujours plus de gaspillage. Je n’ai même pas abordé les conséquences pour le milieu naturel de tels prélèvements dans le cours du fleuve. La raison en est simple : même si l’impact était nul sur les écosystèmes, c’est le modèle de société que l’on promeut qui me dérange. Comme le faisaient remarquer les militants antinucléaires de la revue « Survivre et vivre » dans les années 70, une société gérée par les technocrates ne peut qu’adopter un modèle totalitaire de développement. Pour ce qui est de l’empreinte écologique du projet de captage de l’eau du Rhône, les exemples dans l’histoire de chantiers destinés à modifier le tracé ou le débit des cours d’eaux ne manquent pas. Demandez aux habitants de la région de la mer d’Aral ce qu’ils pensent des travaux réalisés par le gouvernement soviétique dans les années 60. Afin de développer la culture irriguée du coton en Ouzbékistan et au Kazakhstan, le pouvoir central et les ingénieurs « aux ordres » décidèrent d’effectuer des travaux considérables pour dévier le cours des fleuves Syr-Daria et Amou-Daria. La catastrophe prévisible s’est produite en une trentaine d’années : la mer d’Aral, grande comme le Portugal, a perdu plus de la moitié de sa superficie. Le sel s’est concentré et une bonne partie de la vie sous-marine a été anéantie. Les deux fleuves sont fréquemment asséchés pendant la saison chaude. La ressource en eau fait défaut à toute la région.
Certes les projets concernant l’aménagement  du Bas-Rhône n’ont pas la même ampleur et n’auront sans doute pas des effets aussi dramatiques. Des études sérieuses doivent être conduites, par des organismes indépendants, pour connaître les conséquences éventuelles d’un tel prélévement pour le delta du Rhône et la Camargue.
Jusqu’à présent, c’est surtout un travail de lobbying considérable qui a été réalisé auprès des instances concernées. En 1996, les entreprises initiatrices du projet ont créé un Groupement Européen d’Intérêt « Public » pour faire valoir leurs arguments auprès des autorités françaises, espagnoles et européennes. Depuis, les pressions vont bon train et les marchandages aussi. Afin de convaincre les municipalités françaises concernées par la traversée de l’énorme canalisation, la BRL a fait miroiter la possibilité de « piquages » en cours de trajet, afin de pallier aux manques d’eau de certaines communes du littoral. Il semble que pour l’instant les élus ne soient pas tous convaincus par l’argumentaire « développement » des promoteurs… Du côté du Parlement Européen, les débats sur la constitution d’un réseau européen de l’eau vont bon train, et le lobbying des sociétés gravitant autour du projet BRL n’y est pas étranger.
Les citoyens doivent se méfier car, un jour, le prestidigitateur en chef sortira le projet tout cuit, tout ficelé de son sac à malices et celui-ci bénéficiera, comme par hasard, de l’aval de la CE et de divers organismes internationaux. Bref, la vigilance est plus que de mise ! Avant d’entreprendre de tels chantiers, il faut s’interroger sur leur nécessité, et veiller à explorer toutes les pistes alternatives possibles, en particulier celle de la lutte énergique contre le gaspillage. Il ne faut pas oublier qu’il y a une dizaine d’années déjà, l’agriculture représentait 90 % de la consommation d’eau en Espagne…
A quel prix les fraises en hiver ?

3 Comments so far...

Grhum Says:

20 juillet 2009 at 21:50.

Article très intéressant, je découvre ce projet dont je n’avais pas du tout entendu parler. J’aurai aimer connaître précisément l’importance de ce captage et son impact sur l’environnement. Quelle serait la proportion de ce captage ? Je sais que le Rhône a un débit assez phénoménal, et dans l’absolu je ne serai pas hostile au principe d’en détourner une partie pour lutter contre une situation de désertification. Cependant il est primordial effectivement de ne pas faire n’importe quoi (la mer d’Aral est un bel exemple de ce qu’il ne faut pas faire) et c’est vrai qu’il faut commencer par voir si l’on ne pourrait pas commencer par éviter le gaspillage. Sur l’île de la Réunion, il y a un chantier assez colossal pour créer un aqueduc est-ouest pour pallier le déficit en eau de la côte occidentale (il n’y pleut presque jamais) avec les eaux de pluie du la partie orientale (records mondiaux de précipitation).
Comme quoi il peut exister des projets intelligents. Mais malheureusement il y a des considérations et intérêts économiques tellement importants que l’on ne se préoccupe pas trop des conséquences écologiques. Et je n’ai toujours pas compris à quoi à servi et sur quoi a débouché le Grenelle de l’environnement.

Paul Says:

21 juillet 2009 at 07:22.

@ Grhum : les quantités d’eau dont le prélèvement est envisagé varient selon les différentes « moutures » du projet. Les infos à ce sujet ne sont pas très claires. Néanmoins la BRL dispose d’un droit de prélèvement qui peut aller jusqu’à 75 m3/s. Cette quantité est précisée dans le document de concession initial. Pour la canalisation, la quantité évoquée le plus souvent s’élève à 1 300 000 m3/jour.

la Mère Castor Says:

23 juillet 2009 at 08:48.

Édifiant, l’eau est inodore comme l’argent du profit,
résidant dans le languedoc, des arretés municipaux sont parfois pondus pour limiter la consommation d’eau.
Fidel Castor

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