19 novembre 2009

Aotourou, Omaï : au temps des « bons sauvages »

Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul; Petites histoires du temps passé .

« Le sauvage que M. de Bougainville a ramené de l’île qu’il a découverte est arrivé à Paris ; il est d’une couleur basanée, assez doux, mais triste, il porte sur ses fesses des marques de noblesse qu’on imprime, dans ces pays-là, avec un fer chaud comme on fait aux chevaux dans nos climats. On a eu beaucoup de peine à le déterminer à s’habiller, précisément parce que cela cacherait son extraction distinguée et qu’il croyait qu’on en aurait moins d’égards pour lui. »

bouginville-tahiti Ce sauvage si pittoresque se nomme Aotourou. Il est le fils d’un chef sur l’île de Tahiti et a été volontaire pour accompagner Mr de Bougainville lors de son voyage retour en France. Le grand explorateur lui a promis de lui faire visiter son pays puis de le renvoyer sur son île natale. Nous sommes en avril 1769 et la bonne société ébahie se prend de passion pour ce personnage si singulier. Certes notre brave Tahitien n’est pas le premier personnage exotique présenté à la cour des rois, mais n’empêche… Tout le monde veut le voir, le toucher et s’entretenir avec lui. Dans une publication de l’époque « le Mercure de France », on peut lire cette description grandiloquente : Il incarne « l’état de l’homme naturel, né essentiellement bon, exempt de tout préjugé et suivant, sans défiance comme sans remords, les douces impulsions d’un destin toujours sûr parce qu’il n’a pas encore dégénéré en raison. » Cet article est intéressant car il donne en quelque sorte le ton de ce qui va être dit et écrit ensuite sur le sujet. M. de Bougainville est convaincu de réaliser un joli « coup promotionnel » pour l’ouvrage qu’il compte publier peu après son retour : « voyage autour du monde ». Il lui faudra cependant attendre près de deux années avant que son projet aboutisse et il semble que la présentation d’Aotourou dans les salons ait eu plus d’influence sur la naissance du « mythe tahitien » que l’ouvrage de Bougainville lui-même. L’explorateur est persuadé d’avoir découvert l’île de Tahiti, mais il doit rapidement déchanter : deux navigateurs britanniques ont mouillé dans ces eaux peu de temps auparavant ; il s’agit du prestigieux James Cook et du moins célèbre Samuel Wallis. Les coordonnées de cette terre sauvage et paradisiaque restent cependant « secret d’Etat » mais cela ne va qu’exciter encore plus la curiosité des continentaux. Les langues vont bon train et les nombreuses descriptions des mœurs des Indigènes rapportées par les membres de l’expédition excitent l’imagination des contemporains, aussi bien dans les salons parisiens que dans les antichambres de Versailles. Dans leurs divers témoignages, Bougainville, Commerson, livrent un portrait des mœurs sexuelles des Tahitiens qui tranche quelque peu avec les pratiques dites « civilisées ». On trouve dans le récit de Bougainville deux passages particulièrement éloquents que je me fais le plaisir de vous citer :

« Tous venaient en criant tayo, qui veut dire ami, et en nous donnant mille témoignages d’amitié; tous demandaient des clous et des pendants d’oreilles. Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas, pour l’agrément de la figure, au plus grand nombre des Européennes et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaient leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. Elles nous firent d’abord, de leurs pirogues, des agaceries où, malgré leur naïveté, on découvrit quelque embarras; soit que la nature ait partout embelli le sexe d’une timidité ingénue, soit que, même dans les pays où règne encore la franchise de l’âge d’or, les femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus. Les hommes, plus simples ou plus libres, s’énoncèrent bientôt clairement: ils nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle. Je le demande: comment retenir au travail, au milieu d’un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins, et qui depuis six mois n’avaient point vu de femmes? Malgré toutes les précautions que nous pûmes prendre, il entra à bord une jeune fille, qui vint sur le gaillard d’arrière se placer à une des écoutilles qui sont au-dessus du cabestan; cette écoutille était ouverte pour donner de l’air à ceux qui viraient. La jeune fille laissa tomber négligemment un pagne qui la couvrait, et parut aux yeux de tous telle que Vénus se fit voir au berger phrygien: elle en avait la forme céleste. Matelots et soldats s’empressaient pour parvenir à l’écoutille, et jamais cabestan ne fut viré avec une pareille activité. »

« Chaque jour nos gens se promenaient dans le pays sans armes, seuls ou par petites bandes. On les invitait à entrer dans les maisons, on leur y donnait à manger; mais ce n’est pas à une collation légère que se borne ici la civilité des maîtres de maisons; ils leur offraient des jeunes filles; la case se remplissait à l’instant d’une foule curieuse d’hommes et de femmes qui faisaient un cercle autour de l’hôte et de la jeune victime du devoir hospitalier; la terre se jonchait de feuillage et de fleurs, et des musiciens chantaient aux accords de la flûte un hymne de jouissance. Vénus est ici la déesse de l’hospitalité, son culte n’y admet point de mystères, et chaque jouissance est une fête pour la nation. Ils étaient surpris de l’embarras qu’on témoignait; nos mœurs ont proscrit cette publicité. Toutefois je ne garantirais pas qu’aucun n’ait vaincu sa répugnance et ne se soit conformé aux usages du pays. »

tahitienne-au-bain On comprend que Diderot n’ait pu résister à l’envie de philosopher à son tour sur un tel pays de Cocagne. On lui doit ce jugement enthousiaste : « Le Tahitien touche à l’origine du monde, et l’Européen touche à sa vieillesse. » L’engouement de Diderot est profond, et nullement motivé par un effet de mode passager. Selon l’un de ses biographes, Jean Valoot, « Ce qui intéresse Diderot à Tahiti, ce n’est pas, bien sûr, l’exotisme, le folklore, le paysage. C’est le conflit entre le code de la société européenne suivi par les « voyageurs » et le code d’une société telle qu’il serait ou pourrait être celui de la nature, c’est-à-dire plus conforme au véritable intérêt des individus. »
En 1772, Diderot rédige un « Supplément au voyage de Bougainville », un conte rédigé sous la forme d’un dialogue entre deux personnages, qui ne sera publié qu’à titre posthume, en 1796. Les deux protagonistes du récit sont l’aumônier de l’expédition et le chef Orou son hôte. Tous deux ont le même âge, mais leur culture diffère quelque peu ; l’un est célibataire et l’autre père de trois filles charmantes. Orou offre l’une de ses quatre femmes à son pensionnaire pour agrémenter ses nuits, mais il se heurte à un refus. L’aumônier motive sa décision par sa religion, son état, les bonnes mœurs et l’honnêteté… Une discussion s’engage entre les deux hommes à ce propos. Le prêtre explique à Orou ce qu’est la religion et le Tahitien lui répond en démontrant que les principes divins sont contraires à la Nature et à la Raison… On ne manquera pas, évidemment, de reconnaître celui qui s’exprime par la bouche du « bon sauvage ». Les propos que l’on trouve dans l’extrait suivant n’ont guère perdu de leur actualité :

« C’est par la tyrannie de l’homme, qui a converti la possession de la femme en une propriété. Par les mœurs et les usages, qui ont surchargé de conditions l’union conjugale. Par les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de formalités. Par la nature de notre société, où la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances et des disconvenances. Par une contradiction bizarre et commune à toutes les sociétés subsistantes, où la naissance d’un enfant, toujours regardée comme un accroissement de richesse pour la nation, est plus souvent et plus sûrement encore un accroissement d’indigence dans la famille. Par les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur intérêt et à leur sécurité. Par les institutions religieuses, qui ont attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n’étaient susceptibles d’aucune moralité. Combien nous sommes loin de la nature et du bonheur ! »

Aotourou débarque dans la capitale française, en pleine explosion des Lumières. Peu de sujets sont tabous ; les débats sur la condition humaine, sur la Nature, l’essence des lois divines, la liberté… vont bon train. Le pauvre homme vient en quelque sorte « épicer » le débat de par sa présence. Je dis « le pauvre » car il ne survit pas à son voyage retour et décède sur l’île de Madagascar, le 6 novembre 1771. En réalité, on ne possède que peu de détails sur le séjour d’Aotourou en France, et, une fois reparti, son nom est vite tombé dans l’oubli.

portrait-omai On possède beaucoup plus d’informations sur le séjour de l’un de ses congénères, Omaï. Ce Polynésien accompagna James Cook et séjourna trois années complètes à Londres. La présence d’Omaï suscita au moins autant de curiosité que celle d’Aotourou et entraina la publication d’un grand nombre d’ouvrages de toutes sortes, mémoires, témoignages ou simples articles de presse. Le récit de voyage que publie Cook obtient aussi un succès nettement plus considérable que celui de Bougainville. Omaï est né à Raiatea vers 1751. A l’âge de 22 ans, il sert d’interprète à bord du HMS Adventure. En 1774, il se rend à Londres et il est présenté au roi George III. Intégré à la haute société britannique, il participe régulièrement à la vie mondaine : bals, dîners, opéras… Il devient une véritable source d’attraction, et participe largement lui aussi à la création du mythe du « bon sauvage ». Il joue aux échecs, apprécie l’opéra et s’intéresse à toutes sortes de questions. Une pièce de théâtre de l’écrivain John O’Keefe lui est entièrement consacrée quelques années après son départ. Cook bénéficie largement du prestige que lui apporte la présence du jeune Polynésien. Omaï a plus de chance qu’Aotourou puisqu’il retourne à Tahiti, accompagnant l’explorateur lors d’une troisième expédition que celui-ci n’aura aucun mal à financer. Cook fait construire une somptueuse demeure en bois à son ami tahitien. Celui-ci s’y installe et y dépose les monceaux de cadeaux qu’il a rapportés de la capitale anglaise. Son séjour dans la « civilisation » l’a cependant coupé des autres insulaires et il est de plus en plus isolé. Omaï meurt en 1779 et il est très vite oublié par la population locale. C’est en Europe que notre « bon sauvage » est resté le plus célèbre… Les sources documentaires (tableaux, œuvres littéraires, articles de revues..) sont nettement plus abondante à son sujet qu’à propos d’Aotourou.

arearea-reproduction-de-gauguin Au XIXème siècle, le mythe du « paradis terrestre » en Polynésie perd quelque peu de son importance. Il faut dire que la situation a beaucoup évolué. Au contact des colonisateurs européens, toujours plus nombreux, les mœurs locales perdent peu à peu cette « légèreté » qui avait tant impressionné Bougainville, Diderot et leurs contemporains. Dans son encyclopédie « l’homme et la terre », publiée en 1908, le géographe Elysée Reclus dresse un portrait beaucoup moins idéaliste des mœurs et des coutumes polynésiennes. Il analyse longuement le rôle joué par les colons et surtout par les missionnaires dans la disparition quasi avérée des traditions les plus importantes ainsi que dans la baisse démographique conséquente des populations… Les Européens, soucieux d’imposer leur culture, n’ont guère respecté le « paradis » qu’ils pensaient avoir découvert…

«… Combien déjà les Polynésiens que nous décrivirent Cook et Bougainville, Moerenhout et Fornander, sont devenus tout autres ! Ainsi la mode du tatouage, que les insulaires de la mer du Sud, surtout les Maori de la Nouvelle-Zélande, les gens de Tahiti, de Samoa, des Sandwich avaient élevée à la hauteur d’un grand art, cette mode a presque complètement disparu, si ce n’est dans les îles les plus malheureuses, les Marquises. […] A cet égard, la transformation peut donc être considérée comme définitive : actuellement les Polynésiens placent leur coquetterie dans le vêtement comme ils la plaçaient autrefois dans l’ornement pictural du corps librement exposé aux regards. »

Le mythe créé par les grands explorateurs du XVIIIème siècle et alimenté par le voyage d’Aotourou et celui d’Omaï, ainsi que par les écrits de Diderot, est bien écorné. Quelques peintres vont essayer de lui redonner une âme, mais la triste réalité a pris le pas sur une vision romantique de ce monde.

NDLR : une autre chronique de ce blog évoque le voyage de Mr de Bougainville. Il s’agit de « Jeanne Baret, première femme à avoir fait le tour du monde« .

One Comment so far...

Miette Says:

21 novembre 2009 at 22:13.

Il est très beau ce portrait en pied avec éventail ! Je connaissais Omai par l’intermédiaire d’une autre représentation, le portrait de Reynolds
http://www.guymorrison.com/paintings.htm
ou
http://www.abcgallery.com/R/reynolds/reynolds177.html

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