12 août 2010

Une nuit sur un cyprès chauve

Posté par Paul dans la catégorie : voyages sur la terre des arbres .

Où il est question de la calvitie chez les arbres aux étranges racines

Singulière appellation que celle de ce cyprès que l’on a baptisé « chauve », sans qu’il n’ait ni vraiment la « boule à zéro » ni la tonsure des moines, emblème traditionnel de nos fromages les plus cotés. D’où peut venir le fait que l’on qualifie un arbre de « chauve », sachant bien entendu que celui-ci est couvert d’aiguilles comme d’autres le sont de feuilles et que son apparence habituelle n’évoque guère celle d’un crâne luisant ?… Peut-être faut-il aussi préciser, pour les moins chevronnés en botanique de mes lecteurs, de quel arbre j’entends parler dans cette chronique… Mettons donc un peu d’ordre dans ce foisonnement intellectuel et végétal…

Le cyprès chauve est un arbre magnifique, d’une hauteur courante de 30 à 50 mètres pour un diamètre de 2m. Il a une durée de vie moyenne estimée à un demi-millénaire. Son nom latin est Taxodium distichum, alors que celui du cyprès méditerranéen, l’éternel complice du Pin parasol dans les paysages de Toscane, est Cupressus sempervirens. Une bagatelle, cette différence d’appellation d’origine contrôlée, me direz-vous… Tous deux sont des cyprès, et les cyprès on connait bien : on en voit partout quand on se balade en Provence. Pourquoi donc une chronique complète consacrée à l’espèce particulière atteinte de calvitie ?… Erreur botanique grave : le cyprès chauve appartient à une toute autre famille que ses petits copains chevelus. Taxodiacées et Cupressacées sont certes des conifères ou résineux, mais ce sont deux embranchements différents. La famille des Taxodiacées appartient à la vieille noblesse arboricole… si ancienne dans l’histoire de l’humanité que les Cupréssacées semblent être de jeunes parvenus, nouveaux riches et ambitieux. Quand on se rattache aux Taxodiacées, cela veut dire que l’on avait des ancêtres vivant au Crétacé Inférieur, et, croyez-moi, c’est sacrément plus prestigieux que d’avoir servi de parasol au roi Saint Louis par exemple. On a retrouvé, dans une mine de lignite, en Hongrie, non loin de Budapest, des cyprès conservés depuis le miocène, époque à laquelle le continent européen était partiellement recouvert par les eaux. Ils ont environ huit millions d’années, mais ils ne sont ni fossilisés, ni carbonisés : ils ont conservé leur structure de bois, même s’ils ne sont, bien entendu, plus vivants. Ce phénomène rarissime est dû au fait qu’ils poussaient dans une crevasse profonde d’une soixantaine de mètres et qu’ils ont été recouverts d’une épaisse couche de sable, ce qui a permis cette conservation exceptionnelle…
La famille du cyprès chauve est si ancienne qu’elle ne comporte plus qu’une dizaine de genres vivants, avec des arbres aux noms prestigieux comme le Sequoia (dont je vous parlerai bientôt) et le Crypt0mère, arbre géant du Japon, ou des noms à coucher dehors comme le Glyptostrobus (espèce en voie de disparition, n’existant plus qu’en de rares exemplaires) ou l’Athrotaxis. Il y a deux cent millions d’années (une paille), les représentants de cette famille étaient fort nombreux. L’objectif que je m’étais fixé, à savoir larguer dès le premier paragraphe les lecteurs peu attentifs, étant atteint, je peux maintenant me consacrer pleinement à mon sujet. A noter encore, concernant cette famille des Taxodiacées, qu’il s’agit plus d’un regroupement d’arbres « qui n’ont pas » plutôt d’arbres « qui ont » des caractères communs. C’est donc une sorte de « fourre-tout » botanique, âge vénérable et gigantisme constituant deux éléments importants de regroupement.

La plupart des Taxodiacées ont la particularité de pousser autour de l’océan Pacifique, à l’exception notable du Cyprès chauve dont l’habitat originel est les marais de la Louisiane. Cet arbre apprécie énormément les environnements humides, et vous n’avez que peu de chance d’en observer dans les plaines de Mongolie. Dans les bayous de Louisiane, les marécages de la Floride ou les versants humides du Mississippi, le cyprès chauve trouve les éléments qui lui conviennent : eau stagnante présente de façon constante et chaleur. Cela ne veut pas dire qu’il ne pousse pas sous nos latitudes et qu’il ne s’adapte pas à notre climat, simplement qu’il est plus beau, plus majestueux lorsque les conditions lui permettent de s’épanouir pleinement. Dans ce contexte favorable, il présente une singularité fascinante : lorsqu’il atteint l’âge de 25 à 30 ans, ses racines souterraines émettent des pneumatophores, des protubérances verticales de forme conique, qui jaillissent du sol et s’élèvent à plusieurs dizaines de centimètres de hauteur (parfois un mètre ou deux). Ces « antennes » verticales ont la particularité de dépasser le plus haut niveau de l’eau s’étalant au pied de l’arbre et constituent une sorte de système respiratoire secondaire. Lorsque les racines de l’arbre s’étalent dans la zone inondée, les pneumatophores permettent de continuer les échanges gazeux indispensables à la vie de l’arbre. En terrain sec, ce genre de phénomène ne se produit pas, et le développement de l’arbre reste généralement plus modeste. Son allure est aussi plus quelconque, puisqu’il ne bénéficie plus de cet entourage singulier de colonnes de bois, évoquant les doigts d’une main géante jaillissant du sol… On peut donc planter un cyprès chauve dans un terrain non marécageux, pourvu que l’on puisse assurer  à la saison chaude, un arrosage suffisant, notamment les premières années… Bien… Tout cela ne nous renseigne pas sur l’origine du terme « chauve ». Il va vous falloir encore un peu de patience… Je vous autorise à aller chercher une bière fraiche ou à vous servir une tasse de café… La conférence n’est pas terminée !

Le cyprès chauve a d’abord été acclimaté en Angleterre, vers 1640, par John Tradescant. Les jardiniers botanistes français ont suivi le mouvement quelques dizaines d’années plus tard, concurrence oblige. De magnifiques spécimens poussent dans les parcs boisés qui disposent de plans d’eaux ou de rivières (arboretum de Balaine, photo 2). Il supporte le climat du bassin parisien (on en trouve de beaux spécimens dans la forêt de Rambouillet), mais n’apprécie pas les températures hivernales des régions plus nordiques ou montagneuses. Il n’est pas du tout adapté au climat méditerranéen, comme son lointain cousin toscan, puisqu’il a besoin d’un bain de pied permanent pour prospérer. Pendant ses jeunes années, le cyprès chauve revêt une magnifique forme pyramidale. Comme pour de nombreux bipèdes, cette silhouette élégante et fière s’altère quelque peu avec l’âge et les vieux spécimens des Everglades de Floride prennent des formes irrégulières et dissymétriques. Leur apparence singulière permet alors de les comparer aux créatures les plus saugrenues jaillies des profondeurs de notre inconscient. Impossible d’évoluer au pied d’un cyprès chauve sans se croire entouré par une compagnie de ces « Ents » si chers à l’écrivain anglais Tolkien… En terrain marécageux, cette comparaison est accentuée par le fait que l’arbre abrite de nombreuses plantes compagnes, en particulier les « filles de l’air » ou Tillandsia (que l’on commence à trouver en grand nombre dans nos jardineries). Ces plantes se développent en symbiose sur les branches horizontales de l’arbre et émettent de longs fils pendants qui donnent aux cyprès chauve une allure encore plus mystérieuse. Les Tillandsia ne parasitent en aucun cas les arbres : elles n’utilisent le bois que comme support et se nourrissent de l’air ambiant, très humide. Nos cyprès chauves se recouvrent alors d’une chevelure qui ne leur appartient pas vraiment mais participe grandement à leur allure impressionnante.

« Les cyprès chauves du sud des Etats-Unis répandent une magie incroyable, presque mystique, sur nous autres humains. Lorsque, à bord d’un bateau, on glisse au petit matin sur les vastes lacs et marécages du bassin d’Atchafalaya, il est impossible de se détourner des silhouettes archaïques de ces arbres. Les cormorans aux allures de ptérosaures, avec leurs ailes étendues pour les laisser sécher, et les filles de l’air balayées par le vent renforcent cette ambiance préhistorique. Des « reptiles survivants » mais craintifs – des alligators – plongent et s’éloignent sous l’eau, et l’on se croit revenu à un âge de la Terre depuis longtemps révolu. » (Rudolf Wittman, « Terre des Arbres » chez Ulmer).

La plupart des beaux spécimens de cyprès chauves n’ont pas résisté à la hache des bûcherons, et les arbres vénérables n’existent plus qu’en quantité restreinte. Les forêts actuelles, dans le Sud des Etats-Unis, n’ont plus grand chose de commun avec les forêts primaires. Il reste cependant quelques monuments qui méritent la visite. C’est le cas du « géant de Cat Island » poussant dans un méandre du Mississipi au Nord de la Louisiane. Il a une circonférence de plus de seize mètres et son âge est estimé entre 700 et 1300 ans. Sa forme attire l’attention tout autant que sa taille, d’autant que d’autres sujets anciens poussent à ses côtés et participent à la création d’un décor impressionnant. Une très belle photo de cet arbre figure dans le livre « Terre des arbres » (voir plus haut, en fin de citation). Le bois du cyprès chauve est apprécié pour de nombreux usages. Il est commercialisé sous l’appellation cyprès noir, rouge ou jaune. C’est un bois résistant et durable ; du coup il est employé pour de nombreux travaux extérieurs, pour réaliser des constructions exposées aux intempéries : ponts, terrasses, cabanes. Sa structure fibreuse ne rend pas son emploi vraiment possible en ébénisterie où l’on préfère les bois à grain fin. Il fournit également un excellent combustible, ce qui explique en grande partie les coupes sauvages dont il a fait l’objet au cours des deux siècles derniers.

Je vois que vous commencez à perdre patience ; je vais donc vous donner deux indices pour expliquer la « calvitie » de cet ancêtre vénérable : il a, en ce qui concerne sa chevelure, un point commun avec le Mélèze de nos forêts alpines ; la réponse à la devinette ne se situe pas du côté des « filles de l’air »…

En ce qui concerne les légendes sur le cyprès chauve, il faut se tourner du côté de sa contrée d’origine et interroger la mythologie des Amérindiens. Dans la tradition des peuples du Mexique, on retrouve notre bon vieux Taxodium dans un mythe proche de celui du déluge biblique. Quatre âges ont précédé l’âge actuel du monde, chacun se terminant par une catastrophe naturelle provoquée par les dieux. La dernière en date, c’est un véritable déluge provoquant une grande inondation (on voit que ce thème est commun à de nombreuses religions !).  Tous les individus peuplant la terre sont transformés en poisson sauf un couple d’heureux élus. Coxcox et Xochiquetzal survivent grâce à un canot qu’ils creusent dans le tronc d’un vieux cyprès (dans d’autres récits, il s’agit parfois d’un radeau assemblé, toujours dans le même bois). Cette scène est représentée dans une gravure du Codex vaticana reproduite en début de paragraphe. Les deux survivants flottent sur leur radeau de cyprès au milieu des eaux. La colère des divinités, Matlalcuéyé, déesse des eaux et Tlaloc, le dieu de la pluie, son compagnon, finit par s’apaiser, tous les jeux, même les plus palpitants, ayant une fin. La décrue s’amorce progressivement et Coxcox et Xochiquetzal peuvent à nouveau vivre et procréer en toute tranquillité, engendrant ainsi la race humaine actuelle. Le codex, contrairement aux prédictions de Nostradamus, n’indique pas quelle destinée attend la population du cinquième âge. Moi, j’ai une petite idée sur la question : il se pourrait bien que les nouveaux occupants de la planète bleue provoquent eux-mêmes la catastrophe finale sans avoir besoin d’un coup de pouce divin ! Ne me demandez pas ce qui a permis, sur la gravure, d’identifier un cyprès chauve plutôt qu’une autre sorte d’arbre, je n’en sais rien ! En tout cas, ce radeau en forme de tortue a peut-être inspiré un autre écrivain anglais, Terry Pratchett…
On retrouve une légende similaire, déluge et destruction des premiers âges de l’humanité, dans le Popol-Vuh, recueil des traditions mythologiques des Mayas, rédigé en langue quiché, mais le bois utilisé pour fabriquer l’embarcation n’est pas indiqué.

Je vous laisse maintenant méditer en paix, bière ou café à la main, sur ces graves questions métaphysiques. J’espère en tout cas que cette boutade végétale ne vous est pas montée jusqu’au nez.

Postscriptum : je m’aperçois que j’ai oublié la réponse à l’angoissante question posée au début de cette chronique. Pourquoi ce cyprès-là, contrairement aux autres, est-il chauve ? Le mélèze ne vous a pas mis sur la voie ? Eh bien c’est simple : le Taxodium distichum perd ses aiguilles à l’automne, après qu’elles aient pris une belle coloration orangée. De nouvelles aiguilles vert tendre apparaissent au printemps. L’arbre est chauve pendant l’hiver, comme un vulgaire platane feuillu. Dans le petit monde des conifères, c’est une situation suffisamment rare pour justifier une appellation particulière : à part le Mélèze et le Cyprès chauve, seuls le Metasequoïa et le Ginkgo présentent cette particularité.  Bon d’accord, on n’a jamais traité le mélèze de « boule à zéro »… C’est un fait ! Mais vous savez, les botanistes sont parfois des gens compliqués ! Et puis un musicien russe s’est bien permis de qualifier de « chauve » un mont dépourvu d’arbre ! En plus il s’y promenait la nuit… Je ne vois pas pourquoi on ne construirait pas une cabane nichée au creux des branches d’un cyprès pour s’y adonner à une sympathique activité : s’endormir en écoutant un petit air de Moussorgski, les yeux tournés vers les étoiles, en rêvant de créatures filiformes et aériennes…

6 Comments so far...

fred Says:

13 août 2010 at 07:29.

Cyprès …
Et pourtant si loin …

Paul Says:

13 août 2010 at 10:38.

@ Fred – C’est vrai que la Louisiane ce n’est pas la porte à côté, mais d’autres cyprès chauves, fort beaux, sont visibles dans un certain nombre de parcs. Ceux qui bordent le plan d’eau, à l’arboretum de Balaine (photo) ont de bien jolis pneumatophores. Il n’est pas facile de discuter avec eux par contre, sauf si l’on connait quelques rudiments du langage des Ents !

Lavande Says:

13 août 2010 at 21:04.

Les filles de l’air c’est des hôtesses d’American Air Lines?

Paul Says:

15 août 2010 at 07:30.

@ Lavande – Après mûre réflexion, je ne suis pas certain…

Grhum Says:

26 août 2010 at 22:02.

Je m’insurge : un platane n’est jamais vulgaire !

Paul Says:

27 août 2010 at 09:05.

@ Grhum – Vulgaire au sens de commun, courant, sans connotation péjorative.. J’aime beaucoup les platanes moi aussi !

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