2 septembre 2010

Au temps où l’Utopie était une île…

Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul; Mondes imaginaires .

A une époque si reculée qu’il faut désormais faire des efforts considérables de mémoire pour s’en souvenir, un marin à l’esprit conquérant débarqua sur l’île d’Abraxa, au large de l’Amérique du Sud. L’homme se faisait appeler Utopus. Le territoire était habité par des êtres humains aux mœurs aussi rudes que primitives ; pourtant il impressionna favorablement le navigateur qui décida de s’y installer. Largement inspiré par les idées de l’écrivain anglais Thomas More (qui était son père spirituel, pour ne pas dire son créateur ex-nihilo), Utopus décida de transformer profondément le territoire sur lequel il avait jeté son dévolu. Les autochtones se laissèrent apprivoiser bien sagement et, en quelques décennies, une civilisation complexe et raffinée, s’installa sur l’île. On ne sait pas trop qui succéda à Utopus lorsqu’il mourut. La seule certitude historique, c’est qu’un certain Gargantua fut apparenté à la lignée des souverains d’Utopie. Le célèbre géant eut en effet un fils avec la reine d’Utopie, Badebec. Ce sympathique bambin reçut à sa naissance, le patronyme tout aussi connu de Pantagruel. Rien ne permet cependant d’affirmer que le fils du géant grandit sur l’île. Sa mère mourut pendant l’accouchement et Gargantua en éprouva une grande tristesse. Seul l’émerveillement que lui provoqua la vue de son géant de fils le sortit de son grand chagrin. Les historiens ignorent également à quelle époque et dans quelles circonstances l’île disparut dans l’océan Atlantique, mais nombre de témoignages écrits ont été retrouvés, permettant de se faire une idée de l’aspect géographique de l’endroit et surtout de l’organisation sociale complexe à laquelle adhéraient ses habitants. Outre les récits du navigateur Amerigo Vespucci et la mention faite par François Rabelais de l’existence de l’île, le témoignage le plus complet que l’on possède sur cette civilisation émane d’un écrivain anglais du nom de Thomas More dont il a déjà été question dans ce paragraphe. Grâce à l’ensemble de ces écrits, on peut se faire une idée assez complète de l’apparence des lieux et du mode de vie de ses habitants.

Quelques mots sur la géographie d’Utopia permettent de mieux comprendre pourquoi cette région du monde est restée aussi peu connue. Lorsque Utopus débarqua sur l’île et se l’appropria, il prit soin de faire démolir l’isthme qui la reliait au continent. Il ne voulait pas que d’autres aventuriers puissent marcher trop facilement sur ses traces. Utopus avait remarqué que la forme singulière de l’île (un croissant refermé sur une sorte de mer intérieure) en faisait un port naturel remarquable, peu soumis aux forts courants marins et abrité des tempêtes. Un seul accès permettait aux bateaux de pénétrer dans cette étendue d’eau calme et protégée, mais il fallait connaître la géographie des fonds marins car de nombreux récifs ainsi que des bancs de sable particulièrement traîtres rendaient le cheminement fort dangereux. L’ile était grande : en dressant les cartes de géographie de l’endroit, on s’aperçut qu’elle mesurait jusqu’à cent quarante kilomètres de largeur. Heureusement, la présence de la mer intérieure permettait une circulation rapide des hommes et des marchandises d’un point à un autre. Utopus employa ses marins à construire une première ville, la capitale, qui fut baptisée Amaurote. Cinquante trois autres cités, toutes identiques à la première, furent construites par la suite. Chacune d’entre-elles se trouvait à environ 40 km, soit une journée de marche, de la précédente. Amaurote était la plus grande de toutes. Elle était protégée par de hautes murailles aux angles desquelles se dressaient d’impressionnantes tourelles. Bien qu’elle ne soit pas située directement sur le bord de la mer, la ville possédait un port accessible par les bateaux qui remontaient le fleuve Anydre grâce à la marée.

De nombreuses maisons furent construites : elles servaient de logement aux autochtones convertis aux mérites de la civilisation nouvelle, ainsi qu’aux hommes d’équipage de la première expédition et à de nombreux autres étrangers qui furent invités à s’installer pour coloniser ce lieu paradisiaque. Elles étaient toutes bâties sur le même plan, mais elles étaient robustes, de fabrication simple et assez confortables. Les façades étaient montées en pierre ou en brique ; le toit était recouvert d’un enduit au ciment résistant à la fois aux intempéries et aux incendies ; la plupart des fenêtres étaient vitrées, ce qui était un signe de luxe évident. Chacune de ces habitations possédait un jardin, et la culture des légumes, des fruits et des fleurs, était élevé au rang de passion nationale. L’espace libre entre les cités était également peuplé. On y trouvait de grandes maisons (que nous appellerions des fermes dans notre jargon moderne) abritant une quarantaine de citoyens et quelques esclaves. Les habitants de la campagne avaient en charge la production des aliments qui ne trouvaient pas leur place dans les petits jardins urbains ainsi que les activités d’élevage. Pour éviter jalousie ou conflits d’intérêt, quelques règles permettaient d’assurer une mobilité relative de la population. Les logements étaient attribués par tirage au sort. Nul n’était propriétaire de l’espace qu’il occupait. Chaque année, une vingtaine de citadins partaient vivre à la campagne et remplaçaient les ruraux qui allaient, chacun leur tour, peupler la cité. Chacun des habitants d’Utopia devait, outre le travail de la terre, apprendre un métier utile à la collectivité : maçonnerie, charpente, tissage… Les Utopiens possédaient ainsi divers talents et étaient en quelque sorte facilement interchangeables. Il faut dire que l’uniformité était pour ainsi dire la règle, même s’il y avait une certaine souplesse dans le fonctionnement ; on ne perdait pas de temps à fabriquer une multitude de vêtements différents car tous étaient habillés de la même façon…

L’éducation des enfants était prise en charge par des familles fonctionnant en une sorte de réseau. Chacun choisissait librement le métier qu’il voulait exercer. Souvent ce n’était pas celui de ses parents naturels, et le jeune apprenti s’installait dans une autre famille qui prenait en charge sa formation professionnelle de même que l’ensemble de son éducation. Hommes et femmes accomplissaient un dur labeur, sur pied d’égalité, mais possédaient suffisamment de temps libre pour se consacrer de façon efficace à cette tâche éducative. La durée de la journée de travail était en principe fixée à six heures, mais il n’y avait pas vraiment d’horaire administratif et de règlements fastidieux : tout individu avait le droit de se déclarer « en vacances » lorsqu’il avait accompli la mission qui était la sienne, en fin de journée ou en fin de semaine. Dans un environnement aussi équilibré et grâce à l’impossibilité de thésauriser et d’accumuler la moindre richesse, il n’y avait que peu de criminalité et une quantité raisonnable de vices en tout genre. L’organisation sociale était rigoureuse, et, malgré l’apparente égalité de tous, elle n’avait rien d’anti-autoritaire. Chaque maisonnée était gouvernée par son patriarche auquel chacun devait obéissance. Les femmes obéissaient à leur mari et les enfants à leurs parents, ce qui n’était guère surprenant dans le contexte philosophique « Renaissance » qui guidait la démarche d’Utopus. Les esclaves n’étaient point des prisonniers de guerre, puisqu’il n’y avait aucun conflit ; il s’agissait généralement de criminels achetés à vil prix dans les royaumes avoisinants avec lesquels on maintenait certaines liaisons commerciales. Il faut dire qu’Utopie était riche et que la société profitait amplement de la collaboration et du travail acharné de tous ses citoyens. Lorsqu’un habitant de cette singulière communauté commettait une faute morale grave, il était déchu de son statut de citoyen et venait grossir les rangs des esclaves, citoyens de seconde zone. Bien que ce système put paraitre quelque peu archaïque, il faut nuancer le jugement que l’on pourrait porter en tenant compte du fait que les esclaves d’Utopie étaient plutôt bien traités. Ce qui permet d’affirmer une telle chose c’est que les esclaves pouvaient, par exemple, quitter le pays pour partir vivre dans un autre royaume, et que très peu d’entre-eux faisaient ce choix.
Utopie était gouvernée par un conseil élu. Tous les ans, trois députés, choisis parmi les vieillards estimés les plus compétents, étaient envoyés par chaque ville pour siéger dans une grande assemblée à Amaurote. Ce sont ces députés qui prenaient les décisions les plus importantes pour l’avenir de la collectivité.

Il n’y avait pas vraiment de religions sur Utopie, mais la population était cependant partagée en deux grands groupes de croyances divergentes. Les uns pensaient qu’il fallait obligatoirement être célibataire, végétarien et renoncer à tous les plaisirs vulgaires pour vivre une meilleure vie après la mort. Les autres pensaient quelque peu le contraire et voyaient d’un bon œil le fait de se marier, d’avoir des enfants et de profiter des plaisirs terrestres sans aucune retenue, du moins tant que l’on assurait sa part du travail collectif. Certains dogmes étaient cependant communs à l’ensemble de la population. L’âme était immortelle et chacun bénéficiait de l’aide de la Providence, une créature merveilleuse qui se cachait quelque part dans l’Univers. Une vie très plaisante attendait les Utopiens après leur mort, et il n’était pas utile de pleurer les défunts puisque ceux-ci étaient à l’aube d’une vie nouvelle et particulièrement plaisante. Les cérémonies funèbres étaient donc plutôt joyeuses. Les diverses croyances avaient leurs maîtres à penser qui, faute d’imagination sans doute, portaient le titre de « prêtres ». Ces personnages importants avaient tout à fait le droit de se marier et leurs femmes constituaient l’élite de la société. Puisqu’il est question de philosophie, sachez que certaines idées des Utopiens pourraient nous paraître vraiment singulières. Ils n’accordaient par exemple aucune importance aux métaux précieux. Or et argent servaient à la fabrication des objets ordinaires comme les pots de chambre ou les chaînes des esclaves, alors que l’on fabriquait la vaisselle de cérémonie avec de la ferraille. Les malades étaient fort bien traités et la société faisait tout ce qu’elle pouvait pour les soigner le mieux possible. Lorsqu’un patient était jugé incurable et souffrait de grandes douleurs, on lui proposait une euthanasie librement consentie pour apaiser ses souffrances. Ce mode de fonctionnement ne faisait l’objet d’aucun débat moral, puisque l’on était convaincu que le futur défunt allait accéder à une vie meilleure. La folie n’était point mal considérée, et celui qui avait un brin de déraison était généralement apprécié parce que ses facéties amusaient la collectivité.

Il y aurait encore beaucoup à raconter sur cette île singulière, mais il faut savoir conserver une part de mystère. Si Utopie n’avait point sombré dans les flots, je vous inviterais vivement à y faire escale un de ces jours. A ma connaissance, les voyageurs étrangers y étaient toujours bien accueillis. S’ils séjournaient longtemps, on leur proposait, par souci d’égalité, de se joindre au labeur collectif. Cela ne posait généralement pas de problème car la façon d’aborder le travail était suffisamment agréable pour que personne ne considère le labeur comme une corvée. Le voyageur pouvait se déplacer librement et observer, tant que cela lui convenait, le mode de fonctionnement de la société. On raconte même que certains de ces visiteurs rentraient ensuite chez eux et tentaient de proposer à leurs concitoyens un mode de vie similaire, bien souvent sans grand succès, tant étaient jaloux de leurs prérogatives ceux qui avaient fixé les règles dans leur propre environnement. D’autres visiteurs se contentaient de rédiger leurs mémoires ou leurs récits de voyages. Plus tard, dans l’histoire de notre propre civilisation, ces récits devaient inspirer quelques philosophes qui proposèrent leurs propres idées pour créer de nouvelles Utopies. Ils enjolivaient parfois un peu trop la réalité du royaume ancien, et certains de leurs concitoyens les qualifiaient alors d’idéalistes ou de communistes. Dans un monde où les gens excessivement riches aimaient se pavaner en étalant largement leurs possessions matérielles, l’idée d’une certaine uniformité inquiétait. Il faut dire que quelques siècles après la disparition d’Utopie, on confondait encore allègrement richesse intellectuelle et opulence matérielle. Beaucoup croyaient que la variété des tissus de leurs costumes pouvait dissimuler la noirceur ou l’absence d’originalité de leur esprit. Ceux qui se déplaçaient pour un oui ou un non à des vitesses supersoniques, ne s’intéressaient guère à ces paysans arriérés qui prenaient plaisir à cheminer tranquillement d’un bourg à un autre, en contemplant les fleurs et en dialoguant avec les papillons.
Entre Utopie et Monde Réel, il y a beaucoup plus qu’un océan à franchir, et le bateau qui pourra accomplir cet exploit est encore en cale sèche. Et pourtant, comme le disait si bien Oscar Wilde, « une carte du monde où ne figure pas Utopie ne vaut même pas la peine d’être consultée ».
Je ne résiste pas au plaisir, pour conclure mon récit, de vous livrer cette brève citation, prophétique à mes yeux, du concepteur de ce monde, Thomas More (portrait, illustration n°5) :

« Considérez aussi combien peu de ceux qui travaillent sont employés en choses vraiment nécessaires. Car, dans ce siècle d’argent, où l’argent est le dieu et la mesure universelle, une foule d’arts vains et frivoles s’exercent uniquement au service du luxe et du dérèglement. Mais si la masse actuelle des travailleurs était répartie dans les diverses professions utiles, de manière à produire même avec abondance tout ce qu’exige la consommation, le prix de la main-d’œuvre baisserait à un point que l’ouvrier ne pourrait plus vivre de son salaire. »

NDLR : la première carte proposée pour illustrer cette chronique provient de l’édition de 1516 de l’œuvre de Thomas More ; la seconde date de 1518. Dans la seconde (illustration n°6), la mer intérieure n’existe pratiquement plus, et la forme évoque beaucoup moins celle d’un croissant de lune. Une troisième carte, assez rare, a été établie en 1595 par Abraham Ortelius. Elle s’inspire très librement du récit de More et ne respecte plus guère la description géographique de l’auteur. Je vous la propose en conclusion de cette brève étude (illustration n°7). Parmi les sources documentaires (nombreuses) que j’ai utilisées, je me dois tout particulièrement de citer un ouvrage remarquable, « le guide de nulle part et d’ailleurs », que j’ai le plaisir de posséder dans ma bibliothèque… Pour ceux qui voudraient prendre connaissance de l’œuvre originale de More, je propose un lien permettant de télécharger le livre. Mieux vaut se reporter plus longuement au second volume (rédigé avant le premier dans l’ordre chronologique) si l’on s’intéresse surtout à la description d’Utopie…

5 Comments so far...

fred Says:

3 septembre 2010 at 08:45.

C’est en regardant la série TV \Les TUDORS\ que j’ai découvert ce \brave\ Thomas More !
Le bon Roi Henry VIII l’a vraiment poussé dans ces derniers retranchements, il en a d’ailleurs perdu la tête …

Paul Says:

3 septembre 2010 at 09:01.

@ Fred – c’est vrai que ce cher Thomas, personnage bien singulier lui aussi, mériterait bien une chronique à part entière. Il aurait été intéressant aussi de faire le parallèle entre les idées qu’il défendait et la conception du royaume utopique qu’il décrit dans son œuvre. Nombre d’universitaires se sont déjà penché sur la question et, je dois avouer après un bref coup d’œil, leurs travaux sont plutôt rasoirs !

fred Says:

3 septembre 2010 at 09:57.

Dans la série, Thomas More est présenté comme un humaniste, ami d’Erasme.
Ce qui ne l’a pas empêché de brûler quelques hérétiques luthériens lorsqu’il fût en charge …

la Mère Castor Says:

3 septembre 2010 at 18:33.

Ce blog a le chic pour parler fort bien de choses forts intéressantes dont on ne parle pas ou plus, ailleurs. J’ai un peu lu ce Thomas More, il y a longtemps, merci pour la révision.

François Says:

3 septembre 2010 at 19:03.

Très intéressant. Cela a certainement été une forte influence du magnifique Dinotopia de James Gurney (http://www.dinotopia.com/).

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