6 décembre 2010

Printemps 1580 : la révolte des « Vilains » en Dauphiné

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Un long combat pour la liberté et les droits .

Du carnaval rouge sang de Romans au massacre de Moirans

Comme pour beaucoup de soulèvements populaires des XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles, la toile de fond est souvent la même : la misère d’une paysannerie écrasée par les impôts, avec en arrière-plan, en ce qui concerne le Dauphiné, les guerres de religion et leur cortège d’exactions. L’un des aspects originaux de cette révolte, c’est que les festivités organisées à l’occasion de la Chandeleur 1579 et du Mardi Gras 1580, s’y inscrivent pleinement, en tant que déclencheur et point de rebond.

1579-1580 sont des années de révolte en Dauphiné, pour des motifs principalement économiques. Les guerres de religion ont ravagé la province et les « petites gens » en ont assez de voir les impôts croître et se multiplier sans limites. Les nouvelles taxations décidées par les Etats du Dauphiné en 1578 mettent le feu aux poudres : en août, les notables ont ordonné la levée de 4 écus par feu (famille), en octobre 2 écus et 40 sols supplémentaires, avant une nouvelle majoration de plus de 15 écus en fin d’année. Afin de se défendre contre les bandes armées qui passent et repassent sur leurs territoires, certaines bourgades se voient contraintes à entretenir une milice permanente pour assurer la protection des biens et des personnes. C’en est trop pour les paysans et les artisans dauphinois. Le soulèvement s’étend dans la campagne mais gagne aussi les gros bourgs (cliquez deux fois sur la carte pour agrandir la zone concernée). Dans les environs de Valence, plusieurs coups de main contre les troupes de passage sont couronnés de succès. Peu à peu, le mouvement s’organise. A Romans, plusieurs corporations d’artisans, dont celle des drapiers, très influente, organisent leur milice. Les paysans des alentours se joignent à eux. Un drapier charismatique est élu à la tête des insurgés. Il se nomme Jean Serve, plus connu par son surnom de Paumier (orthographié parfois « Pommier »). Quelques incidents ont lieu dans les villages tout autour de Romans : des châteaux sont incendiés et leurs propriétaires malmenés ; quelques bourgeois récemment anoblis et du coup dispensés d’acquitter la taille (impôt appliqué uniquement aux propriétaires roturiers) sont purement et simplement exécutés… Ces actes de violence sont l’œuvre de bandes isolées dans les campagnes. La troupe de Paumier se comporte de façon plutôt civilisée. Aucun notable n’a été véritablement démis de ses fonctions (du moins dans le courant de l’année 1579). Paumier et ses partisans ont imposé au conseil de la ville la présence de 22 conseillers supplémentaire ce qui leur donne la majorité et leur permet de contrôler toutes les décisions prises. Un vaste mouvement de désobéissance civile s’est peu à peu mis en place. Les notables ne contrôlent plus guère que le quartier des Cordeliers où ils résident.

Les habitants de Romans sont las d’être toujours plus imposés sans avoir leur mot à dire sur la conduite des affaires. Une rancœur considérable s’est développée à l’égard des couches sociales privilégiées, nobles et haut clergé qui échappent à l’essentiel de cette lourde imposition. L’état d’esprit qui règne dans les campagnes avoisinantes est le même : pour une fois, ruraux et citadins sont unis dans leur colère et leurs revendications. L’insurrection qui a débuté un peu plus au Sud, dans la région de Montélimar, fait tache d’huile et remonte peu à peu la vallée de l’Isère en direction de Grenoble. Selon le témoignage d’un notable de Romans, Paumier aurait rassemblé jusqu’à 14 000 partisans. Cette évaluation est sans doute exagérée. La base du mouvement insurrectionnel est la ville de Romans (7500 habitants à l’époque). La population active du bourg est constituée de nombreux artisans, travailleurs du cuir et du drap, ruinés par la hausse des prix des matières premières et les lourdes taxes dont ils doivent s’acquitter. Ce qui est certain c’est que le mouvement est d’une ampleur suffisante pour inquiéter le pouvoir royal. La reine Catherine de Médicis, séjourne pour quelques temps en Dauphiné. Elle se rend à Romans le 18 juillet 1579 pour rencontrer Paumier et l’éblouir de belles promesses pour tenter de désamorcer la sédition. L’entrevue a bien lieu. Paumier fait part à la Reine des revendications populaires, à savoir principalement une plus grande justice fiscale, mais l’assure également de sa fidélité à la personne du roi. La présence de Catherine de Médicis et le fait qu’elle accepte de recevoir un porte-parole des « vilains », calme effectivement les esprits pendant quelques jours, mais aussitôt qu’elle repart, l’agitation reprend de plus belle et la tension monte d’un cran pendant l’hiver. En janvier 1580, Jean Serve s’autoproclame consul (maire) de la ville et chasse de leurs postes tous les dirigeants qui n’ont pas pris fait et cause pour son parti. Parmi les notables « éjectés »,  le juge royal Guérin, auquel beaucoup reprochent le rôle répressif qu’il a tenu à l’encontre des Huguenots au moment de la St Barthélémy. Ce personnage va jouer un rôle sinistre dans la suite des événements. Les guerres de religion continuent et l’opposition entre catholiques et protestants s’est – elle-aussi – invitée dans ce conflit à dominante économique, mais de façon quelque peu indirecte.

Cet acte ultime d’indiscipline va pousser l’autorité royale à réagir. Ses représentants n’ont en effet pas dit leur dernier mot et attendent leur heure pour reprendre les affaires en main. Tapi dans l’ombre de sa bourgeoise demeure, le juge Guérin prépare sa revanche. Les incidents se multiplient dans les rues de la ville. La colère des insurgés grandit face au silence d’un pouvoir qui mise sur le pourrissement de la situation : aucune des revendications formulées par Paumier et sa troupe n’a abouti et celles-ci deviennent de plus en plus radicales. S’ils réclament, au départ, plus de justice dans la répartition de l’impôt, les insurgés finissent par exiger sa suppression pure et simple… Début février 1580, artisans et paysans défilent dans les rues de la ville, agitant épées et bâtons et clamant bien haut qu’avant trois jours, « la chair du chrétien se vendra 6 deniers la livre ». Le terme de « chrétien » n’a pas vraiment une connotation religieuse (on ne veut pas faire la St Barthélémy à l’envers) mais il désigne surtout les riches possédants, ceux qui contrôlent tout : pouvoir politique, économique et judiciaire (*). L’heure tant attendue par les notables bafoués dans leurs privilèges se présente la nuit du lundi 15 février au Mardi Gras. Après une année complète de révolte et d’insoumission aux lois, le vent tourne… Selon Suzanne Chappaz-Wirthner (**), à travers l’épisode de Romans, le carnaval va révéler certains de ses rouages les plus mystérieux : « L’exemple de Romans fait apparaître le carnaval comme un « outil social » dont disposent les différents groupes au sein d’une collectivité pour exprimer les tensions et les antagonismes qui les dressent les uns contre les autres. » L’auteure précise : « Le carnaval n’est pas rite d’intégration ou rite de subversion; il est par essence ambivalent et présente simultanément les deux aspects; seul le contexte dans lequel il se déroule détermine le pôle qui l’emporte. » Le carnaval des temps anciens joue un tout autre rôle que celui qui lui est dévolu de nos jours…

Les traditions locales déterminent le déroulement des festivités qui obéissent à des règles bien précises. Celles-ci sont définies par les différentes confréries de métiers qui y participent. La ville se divise en royaumes distincts (les « reynages »). Chacun de ces « partis » choisit un animal totem. Pour les artisans qui soutiennent Paumier, le totem c’est « le chapon » ; pour les possédants, soutiens actifs de Guérin, c’est « la perdrix ». Chaque reynage organise diverses animations : joutes, défis divers, bals, défilés costumés… le cérémonial est ponctué de festins où l’on mange et bois plus que de raison… Les « perdrix » vont profiter de ce contexte pour exorciser la peur qui règne dans leur camp depuis une année. La fête dégénère et le bal masqué organisé par les « perdrix » va se terminer de façon tragique : sous leurs divers déguisements, les notables sont armés et se jettent sur le parti adverse… Paumier est abattu « d’un coup d’épieu au visage, de deux coups de pistolet et de quelques coups d’épées ». D’autres chefs de la révolte réussissent à s’enfuir en sautant des remparts ou en traversant l’Isère à la nage (ce qui est courageux en cette saison). Les partisans de Guérin ont pris la précaution de s’assurer le contrôle des remparts et le millier de paysans alertés par le tocsin qui se portent au secours des insurgés, se heurtent aux portes closes et ne peuvent rien faire. Ils ne peuvent aider ceux de leurs alliés qui restent prisonniers dans les murs. Une trentaine d’artisans sont assassinés ; les autres insurgés sont emprisonnés. Soucieux de promouvoir sa réputation auprès de l’administration royale, le juge Guérin va instruire leur procès et veiller personnellement à ce qu’ils soient lourdement condamnés par un tribunal qui lui est totalement dévoué… Pour mieux affirmer son autorité, le nouveau maître de la ville fait pendre Paumier en effigie, de façon symbolique : les pieds en l’air, la tête en bas… L’ordre règne à Romans : l’une des premières « Communes » insurrectionnelles de l’histoire est matée. La colère des paysans n’est cependant pas calmée par ces exactions.

Un autre personnage de sinistre réputation entre alors dans la danse : Monsieur de Maugiron, lieutenant général du Dauphiné… Cet officier royal va prendre en charge la répression militaire dans toute la région concernée. La reprise en mains va se faire avec la plus grande sévérité. La troupe traque les vilains et se livre aux pires exactions. Les bourgs voisins de Romans capitulent devant l’armée royale : à Valence, à la Côte St André, les artisans déposent les armes. Les restes de l’armée des insurgés se regroupent dans la petite ville de Moirans où va se dérouler le dernier épisode sanglant de cette révolte. Le 28 et 29 mars 1580, les troupes de Maugiron profitent de la désorganisation de leurs adversaires pour se livrer à une dernière offensive victorieuse. Les barricades élevées à la hâte à l’entrée de Moirans ne résistent pas à la charge des cavaliers de l’armée royale. La victoire de Maugiron est totale, et le massacre qui s’ensuit est à la hauteur du désir de vengeance du lieutenant général :  1200 manants sont passés au fil de l’épée par ses soldats… Le fer et le feu ont eu raison de la « Ligue des Vilains », puisque l’histoire a ainsi nommé cette insurrection populaire dauphinoise mal connue. Il faudra attendre plusieurs décennies pour qu’une partie des revendications posées par ce mouvement soit entendue. L’arrêt royal de Fontainebleau en 1634 va rétablir un peu plus de justice fiscale : la taille en Dauphiné est déclarée « réelle », ce qui signifie qu’un noble, propriétaire d’une parcelle de terre, doit payer un impôt dessus, de la même façon que les roturiers. Les Etats du Dauphiné (***) perdent une bonne partie de leurs pouvoirs ; ceux-ci sont transférés aux tribunaux d’élection nommés par le roi. Peu à peu, l’autonomie des anciennes provinces s’estompe… Une page se tourne en attendant celle de la Révolution de 1789.

Notes : (*) Plus tard, dans l’histoire, en particulier au XIXème siècle, c’est l’appellation « juif » qui jouera le même rôle dans certains discours. Le « mort aux juifs » de certains militants socialistes à l’époque de la révolution industrielle a, lui aussi, plutôt la connotation de « mort aux banquiers » responsables de l’oppression des faibles. D’où les débats interminables sur l’antisémitisme – réel ou symbolique – de certains leaders politiques.
(**) Suzanne Chappaz-Wirthner est l’auteure d’un ouvrage intitulé « Le Turc, le fol et le dragon : figures du carnaval haut-valaisan ». Dans son ouvrage figure la description détaillée des événements survenus lors du déroulement du carnaval de Romans tels qu’ils ont été contés par Emmanuel Le Roy Ladurie. Si le sujet vous intéresse, vous pouvez lire ce récit à compter de la page 45 du livre de Madame Chappaz-Wirthner, extrait disponible à cette adresse sur Google livre.
(***) Etats du Dauphiné : assemblée de notables des trois ordres. Créés au cours du XIVème siècle, ils se réunissaient assez régulièrement à Grenoble, à Saint-Marcellin ou à la Côte Saint-André et délibéraient sur les intérêts de la province. Suspendus par Richelieu en 1628, ils ne se réuniront plus qu’en 1788 et seront l’un des points de départ de la Révolution…

Sources documentaires : outre le livre mentionné ci-dessus, j’ai utilisé également « L’histoire des Dauphinois » de Louis Comby (Editions Nathan), ainsi que « Bourgoin, notes historiques de Jean Armanet » édité par la Société des Amis du Musée de Bourgoin-Jallieu. Le livre de Le Roy Ladurie sur le carnaval de Romans a été édité en poche chez Folio (cf image), mais il ne peut plus être trouvé que chez les bouquinistes. Divers sites internet proposent également une présentation assez succincte de ces événements.

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