28 janvier 2012

Réflexions politiques au fil de mes lectures (1)

Posté par Paul dans la catégorie : Humeur du jour; Le clairon de l'utopie .

Première partie dans laquelle on parle de Jean Grave, et surtout du monde, de la manière dont il allait il y a un siècle, et de la manière dont il va ; ambitieux programme…

Profusion d’écrits contestataires. Il faut dire que, vu le spectacle quotidien qu’offre le monde de la politique et de l’économie, il y a de quoi hurler. Dans toute cette masse éditoriale, beaucoup de délayage, de redites, de fausses découvertes, même si tout cela est souvent fort sympathique. Beaucoup enfoncent des portes ouvertes depuis longtemps, ou proposent de « nouveaux itinéraires » que les anciens ont déjà explorés. Certes les mots changent mais pas les idées. Tout cela me donne un peu envie de revenir à mes « fondamentaux », de lire ou de relire les « anciens » : ceux que j’ai rencontrés et parfois mal interprétés du temps de mes vingt ans ; ceux dont je me suis éloigné pour adhérer à des idées que j’estimais moins poussiéreuses ; ceux qui, finalement, avec les mots de leur époque, ont prédit, raconté, analysé des événements dont le déroulement n’a guère changé aujourd’hui.

Entre deux romans « récréatifs », prenant pour prétexte mes découvertes chez les bouquinistes (mon côté « collectionneur » reprend le dessus !), je lis ou relis : « l’éthique » de Pierre Kropotkine, « La science moderne et l’anarchie », du même prince géographe, « L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique » de mon cher Reclus, « Réformes, révolution » de Jean Grave, cet « anar » début de siècle mal connu et pourtant si plaisant à parcourir… Certes les tournures de phrase sont parfois vieillottes ; on s’en rend compte en lisant l’appel à manifester de Zévaco que j’ai publié il y a peu ; les « bougres » et les « bougresses » ne sont plus de mise, « capitalisme » est gracieusement remplacé par « néolibéralisme » et l’on n’affronte plus guère de « cognes »… Les exemples choisis pour illustrer ces écrits ne collent plus vraiment avec notre actualité (quoique : voir les problèmes évoqués par les citations de Jean Grave, un peu plus loin). La croyance naïve de certains auteurs dans les vertus salvatrices de la science sont parfois irritantes et l’on sait maintenant que le mot « Progrès » figurant en bannière dans certaines prophéties est à examiner avec une certaine méfiance… Mais quelle justesse et quelle lucidité on découvre dans les analyses livrées au fil des pages des ouvrages mentionnés ci-dessus. Je vais m’appesantir un peu sur « Réformes, Révolution » de Jean Grave, arrivé depuis peu dans ma bibliothèque.

Y-a-t-il quelque chose à redire ou à renier, lorsque cet auteur écrit par exemple (entre 1905 et 1909) :

« Une chose qui étonne et désespère quelques-uns – lorsqu’on compare le développement intellectuel et moral (théorique) de notre époque avec les faits qui s’accomplissent journellement – c’est de voir que ces derniers sont, le plus souvent, un complet démenti au premier, et que l’évolution matérielle se fait comme si elle ne tenait aucun compte de l’évolution intellectuelle.
Si nos aspirations morales, intellectuelles, semblent dénoter une humanité qui tend à s’élever, à s’ennoblir, à se perfectionner, il semble, au contraire, par les actes collectifs, que nous laissons accomplir en notre nom, sans protester le plus souvent, que nous régressons vers les périodes barbares…
Ainsi, pour prendre le cas le plus frappant, la question de la guerre, le respect de la vie humaine : si, de tous temps, il y eut des voix pour proclamer les douceurs de la paix, les bienfaits de la fraternité, l’horreur des combats et des massacres, aucune époque, je crois, plus que la nôtre, n’a fourni pareils monceaux de littérature démontrant l’injustice des conflits entre nations, leurs mauvais effets sur le vainqueur et le vaincu. […] Jamais ne s’élevèrent si nombreuses les voix contre cette survivance de la barbarie. […] Et cependant le fléau de la guerre s’étend plus que jamais ! La vie humaine, comme aux époques les plus barbares, semble ne compter pour rien dans les calculs de ceux qui nous dirigent. La guerre sévit partout… »

Faut-il quelques exemples dans l’histoire récente pour illustrer ces propos ? Cherchons les dans les actualités qui mettent en cause nos démocraties occidentales soi-disant si avancées en matière de « droits de l’homme » : le camp étatsuniens de Guantanamo échappant à toute juridiction, les bombardements des forêts vietnamiennes à l’agent orange, l’emploi des bombes à sous-munition ou d’armes expérimentales aux effets barbares par l’armée israélienne au Liban ou à Gaza, la torture de prisonniers légitimée par une soi-disant lutte contre le terrorisme, les bavures à répétition en Irak, en Afghanistan, en Libye. Comme le fait remarquer Grave – la guerre de 14 n’était pas encore passée par là :

« Nous n’avons pas de guerre continentale. Chaque nation, quelle que soit son envie d’écraser ses concurrentes, a une peur trop forte de « l’inconnu » que recélerait une guerre chez elle ou à ses portes. Mais comme leur système économique est basé sur la fraude et la violence, comme leurs gouvernements ne se maintiennent que par la violence, ce qui les force à entretenir des armées qu’il faut bien faire agir pour justifier leur maintien, […] c’est dans les pays éloignés que l’on a déversé le fléau de la guerre… »

On pousse telle ethnie à massacrer telle autre ; on fournit le matériel nécessaire à l’exercice de cette tuerie, puis l’on dénonce, en poussant des cris d’orfraie, la barbarie des pratiques de telle ou telle peuplade : des gens qui s’entretuent à la machette alors qu’il est beaucoup plus propre d’exécuter l’adversaire avec les missiles expédiés par un drone, ou en arrosant les populations civiles de bombes au phosphore. Les propos de Jean Grave peuvent être repris à la lettre : on n’a jamais autant parlé d’ordre mondial, de droits de l’homme, de lutte contre la tyrannie, et comme au début du XXème siècle, les conflits – officiels ou non – sont légion. On décrète que certains pays font partie des forces du mal, et l’on s’allie, pour les combattre, avec des pays ayant par exemple les mêmes pratiques religieuses totalitaires. J’aimerais que l’on me démontre en quoi la situation des femmes est plus favorable en Arabie Séoudite ou dans les Emirats, plutôt qu’en Syrie ou en Afghanistan. Les gouvernements décident de la blancheur morale de tel ou tel état, en fonction des pressions du moment des lobbies idéologiques et surtout financiers qui les encadrent. « Tu me laisses faire le ménage dans telle ou telle région du globe, et moi je ferme les yeux sur ce qui se passe chez toi ou à tes frontières ». Un millier de prisonniers se cousent les lèvres pour dénoncer leurs conditions d’enfermement en Kirghizistan . Dans plusieurs états africains, catholiques et musulmans s’empoignent comme au bon vieux temps des guerres de religion en Europe (sauf qu’au temps de François 1er on ne se souciait guère de pétrole ou d’uranium). Sommes-nous bien loin de la description suivante, établie par Jean Grave, toujours dans le même ouvrage – description qui devrait peiner malheureusement le Président Erdogan  ?

« Aux portes de l’Europe nous avons pu, pendant plusieurs années, assister au massacre de la population arménienne, mené systématiquement par ce monomane de l’autocratie – que l’on a flétri du nom de « Sultan Rouge » – sans que la conscience publique se soit soulevée, le massacreur étant protégé par la diplomatie russe qui opérait de même chez elle sur les Juifs. Les politiciens français laissant faire, pour ne pas s’aliéner leur allié – celui que l’histoire flétrira du nom de Tzar sanglant, et aussi de fourbe, car nul ne sut davantage faire étalage de sentiments pacifiques, pour organiser le massacre. […] C’est en Afrique, surtout, qu’en ce moment la race blanche donne la mesure de cruauté et de détraquement cérébral qu’elle peut atteindre. Français, Allemands, Belges et Anglais, à ce sujet, n’ont rien à se reprocher mutuellement. […] Ce qui se passe si loin de nous ne peut nous intéresser !
Et encore, faut-il que cela se passe si loin ? A l’heure actuelle, en Europe même, un peuple s’est soulevé pour réclamer les minces libertés que possèdent tous les peuples européens (allusion à la tentative révolutionnaire de 1905 en Russie – NDLR). Nos républicains français, qui se réclament de la révolution qui voulait affranchir tous les peuples, se rangent du côté de la bande de forbans qui dominent et terrorisent ce peuple par les massacres et la déportation, et s’empressent de souscrire aux emprunts qui doivent faciliter au bourreau son œuvre de répression (allusion à l’emprunt lancé pour la construction du chemin de fer russe – NDLR). Les républicains suisses, fidèles à leurs traditions de plats laquais des tyrans, lui livrent ceux qui se sont fiés à la légende menteuse de terre d’asile aux persécutés… »

Les politiciens français laissent faire… Un siècle se passe avant que ces guignols éprouvent le besoin, pour des raisons de cuisine électorale, de revenir sur le massacre des Arméniens, et se livrent à un exercice dangereux consistant à légiférer dans le domaine de l’histoire. Si une telle réaction avait lieu d’être, c’était au moment des faits ; les réactionnaires de l’époque avaient d’autres chats à fouetter. Leur indignation actuelle n’est guère utile, voire même défavorable lorsqu’ils militent en Turquie, à la cause des intéressés. Mais qu’importe, ce n’est pas le but recherché… Il est plus facile de se tailler un costume de saint homme en évoquant les problèmes passés que ceux qui se dessinent à l’horizon. Le pire serait qu’un génocide reconnu ne serve, plus tard dans l’histoire, à justifier d’autres exactions à l’encontre d’autres peuples.

A travers tous ces faits d’actualités rapportés par Jean Grave, on identifie sans peine les soubresauts et les convulsions qui ont marqué l’histoire du début du XXème siècle et précédé de près le déclenchement de la première guerre mondiale : heurts des impérialismes, achèvement des empires coloniaux, nationalismes exacerbés… La croissance sauvage du capitalisme industriel est à son apogée, mais l’élan révolutionnaire a une influence non négligeable sur une partie du prolétariat qui réclame au minimum sa part du gâteau, au mieux un chamboulement complet de la pyramide sociale. Les patrons s’inquiètent. La guerre calmera les esprits. La crise actuelle provoque une progression sans précédent des inégalités et des injustices, une révolte de plus en plus violente des couches les plus jeunes de la population dans tous les pays… Face à cela, la réponse de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir est toujours la même : diviser ceux qui protestent, les amuser avec de fausses promesses, de faux enjeux, transformer le compagnon de lutte en ennemi héréditaire… Une méthode éculée mais qui fait toujours ses preuves ; une méthode que le contrôle actuel des médias par les puissances financières, et l’envoutement qu’ils exercent sur les masses, rend d’autant plus efficace. Les bruits de botte se font de plus en plus oppressants… Pakistan, Iran, Syrie, Tibet… les foyers d’incendie ne manquent pas… Quel politicien illuminé, quel économiste cynique, quel militaire assoiffé de prestige appuiera sur la gâchette ?

Tout cela peut paraître bien démoralisant, tant sont grandes les similitudes entre ces deux périodes (et d’autres également). Pourtant, les événements ne s’enchainent pas systématiquement de la même façon et la charrue de l’histoire ne passe et ne repasse pas sans cesse dans les mêmes sillons. Même si l’envie est forte de jouer à la politique de l’autruche et de renvoyer dos à dos les protagonistes de cette sinistre partie d’échecs qui se déroule à la fois sous nos yeux et dans notre dos, il faut rester lucide et surtout conscient du fait que les citoyens, rassemblés, disposent d’une certaine force et peuvent faire effet de levier pour dévier le cours des événements. Encore faut-il ne pas se tromper d’objectif et de moyen de lutte. Je reviendrai, dans une deuxième partie, sur ce livre « Réformes, Révolution », notamment pour examiner le point de vue de Jean Grave concernant les politiciens, le jeu parlementaire, et l’incapacité des populations à imaginer une autre issue de secours que le dépôt d’un bulletin dans l’urne. A suivre donc…

Note : pour ceux qui voudraient s’intéresser d’un peu plus près à Jean Grave, notamment à l’ouvrage sur lequel je m’appuie pour écrire cette chronique, sachez qu’il a été réédité en octobre 2009 par Bibliobazaar et qu’on peut encore se le procurer en librairie si l’on n’a pas la patience de participer à une chasse au trésor chez un libraire d’occasion. Le prix est malheureusement élevé, sans doute à cause d’un tirage limité (35,85 €). Pour ceux qui ne sont pas allergiques à la lecture sur écran, ou qui ne veulent pas faire l’investissement élevé représenté par le livre version papier, il est possible de le lire à cette adresse, sur le site OpenLibrary ou de le télécharger en pdf. Du même Jean Grave, on peut lire aussi, avec profit, « Mémoires d’un anarchiste », « La société future », « La société mourante et l’anarchie »… Tous ces ouvrages sont d’édition récente, et ce phénomène semble montrer que leur auteur connait enfin le regain d’intérêt qu’il mérite largement…

One Comment so far...

François Says:

29 janvier 2012 at 18:38.

Rien à dire. Aussi percutant que déprimant. En fait, il y a plein de petits mouvements de protestation ou de création d’un environnement humain différent qui prolifèrent, mais il faudrait qu’ils s’unissent d’une manière ou d’une autre pour faire entendre une voix plus forte. Voir les récents succès aux Etats-Unis (sans doute temporaires) contre le Keystone XL ou la loi SOPA.

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