21 juin 2008

« La révolte de Pétignat »

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; l'alambic culturel; Un long combat pour la liberté et les droits .

« S’il faut vous dire comme on menait,
le paysan et l’ouvrier…
Eh bien mettez-vous tous à boire,
je vous raconterai son histoire… (bis) »

Ainsi commence une très belle chanson populaire, interprétée par Serge Kerval, et que j’ai découverte, il y a bien longtemps, dans les années 1970 sans doute. En ces temps funestes, de soi-disant « commémoration soixante-huitarde », où il serait plus approprié de dire que l’on assiste à un enterrement des luttes sociales par le corbillard syndical, les paroles de cette complainte me sont revenues en tête et je n’arrête pas de les fredonner…

« Le Prince et tous ses courtisans
maltraitaient les pauvres paysans..
Pétignat part de sa province
s’en va porter ses plaintes au Prince…(bis)
Il lui dit Sire,
le paysan a droit comme vous
d’avoir du pain…
L’ouvrier n’est pas un esclave
qui ne doit boire que de l’eau… (bis)

Mais d’abord, qui est ce Pétignat, me suis-je demandé (cette semaine, après une trentaine d’années, comme quoi, la curiosité vient avec l’âge !)… Pierre de son prénom, Péquignat de son vrai nom…
Pierre Péquignat naquit en 1669 (ou en 1677 car ils étaient deux à porter le même patronyme) dans le Jura suisse, plus précisément la région de l’Ajoie, district de Porrentruy. En 1740, il fut désigné par ses concitoyens pour porter les doléances du peuple, soumis en particulier à une imposition très lourde, au Prince-évèque qui gouvernait la province, depuis sa forteresse de Bâle. Il prit ensuite la tête d’une révolte de paysans, fut arrêté, condamné à mort et exécuté la veille de la Toussaint 1740. En conformité avec les mœurs très douces de son époque, il reçut le châtiment réservé aux « rebelles à l’autorité » : décapité, écartelé sur la place de Porrentruy, puis ses restes ensanglantés furent exposés à l’entrée des mairies des différents villages de l’Ajoie (un jeu de mot me vient à l’esprit, mais je m’abstiendrai), afin d’impressionner le peuple et de lui indiquer comment il fallait voter au prochain référendum (mille excuses, je me trompe de chronique).

Jusqu’au dernier moment, le Prince-évèque Jacques Sigismond de Reinach (excusez du peu) refusa de gracier le condamné, estimant que les troubles avaient assez duré dans ses campagnes et qu’il était temps de faire un exemple. Il faut dire que la révolte contre la nouvelle organisation administrative proposée par ce noble personnage, durait depuis une dizaine d’années et que c’était aux alentours de Porrentruy, qu’elle était la plus virulente. La bourgeoisie des villes avait poussé les paysans à la révolte puis elle les avait incités à nommer des commis, sortes de députés, chargés de remettre les doléances au Prince. Cette même bourgeoisie, courageuse mais point téméraire, se hâta de faire soumission et abandonna Péquignat à ses bourreaux… Quelques négociants et quelques membres du clergé qui s’étaient un peu trop mis en avant pendant cette affaire furent cependant condamnés à de lourdes amendes. A noter que ce furent des troupes françaises, envoyées par le Roi Louis XV, qui se chargèrent des arrestations et de la répression, en vertu d’un traité d’alliance signé en septembre 1739. Le Jura suisse a été, au cours de l’histoire, le point de départ d’autres mouvements de grève ou de révolte et a servi de refuge de nombreux militants révolutionnaires (cf la « Fédération jurassienne », à l’époque de la première Internationale Ouvrière, dont nous aurons l’occasion de reparler).

La légende de Péquignat se développa surtout au siècle suivant, et sa révolte fut considérée comme un magnifique exemple de résistance populaire à l’absolutisme aveugle des tout-puissants. En 1833, Jules Thurmann composa une chanson en langue française intitulée « Les Pétignats ». Une autre apparut en 1854, écrite cette fois ci en patois, par Ferdinand Feusier. Je pense que c’est de cette version là que s’est inspiré Serge Kerval, car elle comporte un certain nombre de paroles « bachiques » et rend assez joyeux un épisode de l’histoire du Jura suisse qui est plutôt tragique ! Le député libéral Auguste Quiquerez écrira en 1875 un livre consacré à Pierre Péquignat, racontant les évènements survenus dans l’Evêché de Bâle en 1740. Cet ouvrage consacrera définitivement notre héros comme étant un martyr de la liberté. La tradition populaire a ensuite entretenu et embelli la légende. La complainte de Thurmann donne d’ailleurs sans contestation la victoire à notre leader paysan et n’évoque absolument pas sa fin tragique.

Je ne peux pas résister au plaisir, pour clore cette chronique, de vous livrer le dernier couplet de cette magnifique chanson :

« Voilà comment faut faire à tous,
foutre aux tyrans la paix au cul !
Sitôt que nous aurons la victoire,
comme Pétignat nous pourrons boire ! (bis) »

Comme le disait l’un de mes meilleurs copains, rien n’empêche d’ailleurs de boire un coup tout de suite pour se donner du cœur à l’ouvrage !

NDLR : merci au site « dictionnaire du jura » (diju.ch) qui m’a fourni une partie importante des éléments d’information collectés pour rédiger cet article. Serge Kerval, interprète remarquable, a enregistré plus d’une trentaine de disques consacrés à la chanson traditionnelle. Il est décédé à Nantes le 4 juin 1998. Il fait partie de ces artistes discrets qui ont laissé cependant une empreinte tellement profonde dans leur domaine que l’on ne les oubliera jamais, du moins je l’espère. En disant cela, je pense aussi à des chanteurs comme Jehan Jonas, François Béranger ou Marc Robine, aujourd’hui disparus, même si leur répertoire était bien différent.
Un dernier détail : la photo n°2 présente le monument dressé en l’honneur de Péquignat à Porrentruy et la numéro 3 c’est la trombine du fameux député Quiquerez, biographe de Péquignat.

10 Comments so far...

François Says:

21 juin 2008 at 21:34.

Le Jura suisse a continué à se distinguer encore longtemps, puisqu’il a combattu longuement pour être reconnu comme un canton à part entière, au lieu de faire partie du canton de Berne, à majorité germanophone. Après de nombreux troubles, y compris l’envoi de l’armée dans le Jura (même si le mouvement indépendantiste resta largement pacifiste), la région obtint son statut de canton à part entière en 1979 (le vote populaire établissant le nouveau canton eut lieu en 1974).

Lavande Says:

22 juin 2008 at 23:18.

Moi j’ai redécouvert avec plaisir Henri Tachan, qui chante toujours (mais pas à la radio!). S’il passe par ici, je le reverrai avec plaisir!
http://www.tachan.org/

Clopine Trouillefou Says:

23 juin 2008 at 14:09.

OUi, lavande, Tachan, bien sûr, et son « je ne veux pas d’enfant » que je braillais à 16 ans (avant d’avoir un fils, nobody’s perfect ! ;>))

Mais souvent les complaintes, de Mandrin, du Roi qui fait battre tambour, du Prince d’Orange « Que maudite soit la guerre ! », font revenir le souvenir de luttes oubliées. Perso, j’ai été TRES IMPRESSIONNEE par la « nouvelle complainte de La tulipe », fort bien chantée par l’ex chanteur de Malicorne, Gabriel Yacoub.

Voici le texte (merci Google !) :

comprenez-vous [reproches de la tulipe à madame de pompadour]
© 1993 trad | adapt arr gabriel yacoub

si vous vous contentiez madame de rendre le roi fou de vous
l’amour étant l’affaire des femmes nous n’en aurions aucun courroux
comprenez-vous ?

mais depuis quelque temps marquise vous voulez gouverner en tout
laissez-moi dire avec franchise que ce n’est pas de notre goût
comprenez-vous ?

que vous nommiez des éminences et des abbés tout votre saoul
que vous régentiez les finances après tout le soldat s’en fout
comprenez-vous ?

mais quand vous nommez la guerre certain général archi fou
il est normal que l’ militaire vienne un peu vous chercher des poux
comprenez-vous ?

parce qu’un beau soir à versailles vous avez joué les touche à tout
nous avons perdu la bataille et moi je n’ai plus qu’un genou
comprenez-vous ?

je ne suis pas méchant marquise mais vous savez j’aimais beaucoup
tous ces amis qui sous la bise ce soir ne craignent plus le loup
comprenez-vous ?

je l’aimais bien mon capitaine il est tombé percé de coups
c’était un bon gars de touraine il ne rira plus avec nous
comprenez-vous ?

tous ces amis chère marquise seraient aujourd’hui parmi nous
si vous n’aviez nommé soubise cet incapable ce filou
comprenez-vous ?

car ce n’est pas un jeu la guerre madame il s’en faut de beaucoup
on peut y perdre comme mon frère ses entrailles sur les cailloux
comprenez-vous ?

mais je ne fais pas de manières et si je pleure devant vous
c’est que mon père est dans la terre et que ma soeur n’a plus d’époux
comprenez-vous ?

du sang de mes chers camarades un ruisseau rougit tout à coup
aucun poisson ne fut malade car les poissons avalent tout
comprenez-vous ?

mais quand nous n’aurons plus de larmes quand nous serons à bout de tout
nous saurons bien à qui madame il nous faudra tordre le cou
comprenez-vous ?

figure aussi sur l’anthologie de la chanson françaises,

marguerie cyril Says:

17 juin 2009 at 11:09.

bonjour,
pour avoir chanté « la révolte de Pétignat », il y a bien des années et ma mémoire étant conforme à l’âge de mes artères, j’ai quelque peu oublié les paroles de cette merveilleuse chanson, donc si quelqu’un pouvait me les fournir, je serais un homme heureux,
vous en remerciant par avance,
cyril

Paul Says:

17 juin 2009 at 16:36.

Je peux vous les retranscrire : il me faut juste un peu de délai, alors patience !

marguerie cyril Says:

17 juin 2009 at 20:32.

merci beaucoup, je desespérais de retrouver l’intégralité des paroles, alors bien sur, maintenant que je sais en disposer un, un peu de patience ne peut qu’activer le plaisir…
merci beaucoup en attendant…

Paul Says:

19 juin 2009 at 15:28.

@ marguerie cyril : voici les paroles complètes de la chanson, telle que la chante Serge Kerval. Du coup, je vais essayer de voir si je peux trouver un accompagnement à l’accordéon diatonique qui tienne la route !

La révolte de Pétignat

S’il faut vous dire comment mener
Le paysan et l’ouvrier
Eh bien mettez-vous tous à boire
Je vous raconterai son histoire
Eh bien mettez-vous tous à boire
Je vous raconterai son histoire

Le prince et tous ses courtisans
Ecrasait les pauvres paysans
Pétignat part de sa province
S’en va porter ses plaintes au prince
Pétignat part de sa province
S’en va porter ses plaintes au prince

Il lui dit Sire le paysan
A droit comme vous d’avoir du pain
L’ouvrier n’est pas un esclave
Qui ne doit boire que de l’eau
L’ouvrier n’est pas un esclave
Qui ne doit boire que de l’eau

Pendant ce temps un officier
Dit au prince j’connais mon métier
J’ai là cinquante gendarmes à pied
Pour prendre Pétignat et l’enfermer
J’ai là cinquante gendarmes à pied
Pour prendre Pétignat et l’enfermer

Nous n’sommes que peu dit Pétignat
Nous n’sommes que peu mais ça ira
Enfants ouvrez la porte bien large
Pour leur livrer libre passage
Enfants ouvrez la porte bien large
Pour leur livrer libre passage

Ils les laissèrent tous bien entrer
Autant d’entrés tant d’assommés
Si bien qu’il ne resta d’la troupe
Que l’officier pour boire la goutte
Si bien qu’il ne resta d’la troupe
Que l’officier pour boire la goutte

Voilà comment faut faire à tous
Foutre au tyran la paix au cul
Sitôt qu’nous aurons la victoire
Comme Pétignat nous pourrons boire
Sitôt qu’nous aurons la victoire
Comme Pétignat nous pourrons boire

marguerie cyril Says:

20 juin 2009 at 17:38.

merci paul,
c’est vraiment tres sympathique d’avoir pu me retrouver l’intégralité des paroles, je la chantais à l’époque à la 12 cordes, je vais essayer également au diatonique,
merci encore

johanes Says:

2 septembre 2010 at 17:47.

Bonjour,
Cela me fait toujours chaud au coeur de constater que des personnes, n’ont pas oublier Serge était tout d’abord un ami, mais j’étais aussi au niveau professionnel son agent. J’ai en ma possession, une bande de son tout dernier spectacle « DE BRASSENS A DYLAN » qui était une pure merveille, on devait passer en studio pour effacer quelques petits défauts à l’enregistrement, mais au mois de juin 1998, il en a décidé autrement. peut-être je sortirais un CD dans l’état de l’enregistrement live à guidel.

Jsparkenbroke Says:

11 novembre 2010 at 14:54.

Magnifique chanson en effet et magnifique interprétation que celle de Serge Kerval. Je lui ai laissé mon âme 🙂

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