3 novembre 2014

Deux hauts lieux de la réflexion philosophique mondiale…

Posté par Paul dans la catégorie : Humeur du jour; Vive l'économie toute puissante .

cezanne1 Le comptoir du café du cOmmerce

[ Les experts qui sont réunis là chaque matin s’intéressent au gravissime problème du virus Ebola et proposent quelques solutions radicales (par chance aucun d’eux n’a encore pensé à la bombe atomique…) ]

– Tu te rends compte Marco, leur histoire de virus Ebola : déjà plus de dix mille cas recensés par les zexperts !
– C’est que des noirs, te bile pas ! C’est un truc, ce virus, ça vient de la jungle avec les singes, et puis ça se balade de branche en branche, rétorque Marco, plutôt rigolard et peu impressionné
Christian ne se laisse pas démonter. Il est informé, lui. A la télé, tous les soirs, il regarde le journal. Il est pas raciste : un soir la Une, un soir la Deux… Entre les virus et les terroristes, il y a de quoi faire !
– Sérieux, c’est pas parce que t’es pas un bamboula que tu vas pas l’attraper. Regarde les cas aux US et en Espagne par exemple…
– Eh ben, y’a qu’à fermer les frontières. Ceux qui sont là-bas, ils y restent, quant à ceux qui y vont pour les soigner, ils y restent aussi… Comme ça ils règlent ça entre eux, entre Africains… Chez nous, pas de jungle, pas de singes, pas de noirs… Ça peut pas mieux tourner.
– Là t’y vas un peu fort quand même ! C’est pas eux qui vont fabriquer les médicaments, les vaccins !
– Y’a qu’à les leur parachuter !
Christian esquive la remarque. Depuis qu’il a sa carte dans le parti de la Blonde, Marco y va un peu fort de café. Bon bougre, conciliant, il continue sur le même ton :
– De toute façon, les étrangers, noirs ou pas, c’est le boxon… Plus on est dans la merde, plus ils affluent… Il faut fermer les frontières, pour de bon ! Comme ça leur saloperie de virus elle restera là-bas, loin et ça bouchera le trou de la Sécu…
Marco laisse déblatérer son pote. Il s’en fout un peu. Lui, ça fait un moment qu’il pense que les frontières transformées en passoire ça n’a pas que du bon. En plus voilà maintenant qu’il y a un camp de Roms à côté de chez lui, il ne se sent plus tranquille… Heureusement qu’il peut encore siroter un verre ou deux au café du cOmmerce !

[ Bien entendu, c’est une fiction… Je ne vais jamais au café du cOmmerce, et puis des gens comme ça, dans nos villages où un électeur sur deux ou trois vote pour un avenir frontiste, personne n’émet des idées pareilles ! ]

Degas Les forums d’économie libérale donc nobellisée

[ Le style est beaucoup plus « class » que dans le temple du p’tit noir, du p’tit blanc et du p’tit rouge. Le contenu, lui aussi par contre, vole au ras des pâquerettes, voire même en décapite quelques unes au passage ! Les raccourcis sont saisissants alors les miens vont l’être aussi. ]

C’est la crise et on n’en sort pas aussi vite que ce qu’on avait lu dans nos boules de cristal, à Davos, il y a quelques mois. Il faut absolument aider les entreprises à devenir plus compétitives. Pour cela, il n’y a pas trente-six solutions. Il faut réduire le coût du travail, puisque l’on ne peut pas agir sur celui des matières premières. Il faut donc d’un côté : baisser les charges, réduire la masse salariale, injecter – sous forme de subventions ou de crédits d’impôt – des fonds publics dans les entreprises privées ; de l’autre réduire les dépenses de l’Etat pour ramener le déficit public à un niveau raisonnable… Conséquences : le privé baisse ou bloque les hausses des salaires des travailleurs du secteur privé, et en licencie un maximum ; l’Etat baisse ou bloque les hausses de salaire du public, et en pousse le plus grand nombre possible vers la sortie. Logique : les rentrées diminuent, les sorties doivent diminuer encore plus si l’on veut pouvoir aider tranquillement les malheureuses entreprises dans le genre de Total, en leur versant quelques petits chèques de temps à autre. Cela pose un petit problème tactique temporaire : malgré les découragements successifs à l’épargne, ces salauds de petits et de moyens consommateurs et ces profiteurs de chômeurs en congé maladie répugnent à dépenser toujours plus en consommant sans modération pour relancer la machine. Découverte mathématique capitale : un quidam qui dispose de 500 € par mois consomme moins qu’un quidam qui dispose de 1 000 € pour la même période.

Pas question de remettre en question la ligne directrice ni de laisser apparaître les failles colossales du raisonnement. Il faut donc un épais nuage de poudre aux yeux pour dissimuler tout ça… Les médias s’attaquent alors aux « vrais » problèmes. Les responsables ce sont (à tour de rôle ou simultanément) les fonctionnaires et leurs avantages « innombrables », les salariés en congés abusifs, les femmes enceintes dont la grossesse dure neuf mois, les chômeurs qui refusent obstinément de travailler, les immigrés clandestins qui sucent les finances publiques telles des tiques sur le dos d’un pur-sang, les Roms qui terrorisent les braves gens et leur coupent l’envie d’aller faire des courses… Tsétéra… C’est à ce niveau-là que se fait la jonction entre le sommet de l’Everest de la réflexion et les basses plaines du Gange. Entre les économistes libéraux et les penseurs profonds du bistrot d’à côté, il n’y a qu’un pas… vite franchi, avec l’aide des médias. Sauf que… les premiers sont diplômés comme sont médaillés les vieilles badernes de l’armée ! La gloire des autres se mesure en nombre de verres ballon alignés sur le comptoir.

Sont exclus du champ de cette réflexion niveau zéro tous les éléments qui permettraient de voir un peu plus loin que le niveau de la racine de la carotte. Mais ça c’est normal… Le jour où l’on verra les médias de masse faire œuvre éducative, la comète de Halley fera des loopings dans le ciel !
Bien évidemment, les considérations écologiques liées au problème d’une croissance sans limite de la consommation ne sont prises en compte que s’il y a moyen de vendre quelques bricoles en plus, ou d’emmerder ceux qui polluent le moins. L’écologie ne présente un intérêt quelconque que si elle s’insère dans les lois de la consommation et les mécanismes du profit. Je te vends des insecticides, puis je te vends des coccinelles pour remplacer celles que tu as bêtement massacrées. Là, d’accord, l’écologie c’est balaise. Ça peut être intéressant aussi quand cela permet de légiférer, contrôler, uniformiser un peu plus. En résumé, si le niveau des océans monte, cela signifie qu’il faut endiguer les terres les plus basses dans les zones suffisamment riches pour payer les travaux, ou organiser des collectes pour acheter des radeaux de la Méduse aux paysans du Bangladesh. Il n’y a aucune raison d’emmerder ceux qui chauffent et climatisent à tout va, ni ceux qui se déplacent en solitaire, dans des véhicules de loisirs aussi voraces en carburant que les blindés les plus lourds.

riches heures Exclues aussi du champ d’exploration, quelques considérations de bon sens… Le fait, par exemple, qu’il est totalement inutile de verser des fonds à des multinationales qui ne créent aucun emploi, pratiquent l’évasion fiscale à une échelle jamais vue jusqu’à présent et rémunèrent leurs principaux actionnaires à des taux proprement hallucinants. Plus on aide les grandes entreprises, plus elles ramassent de pognon et moins elles contribuent au développement de l’économie des pays qui les ont couvertes de cadeaux. S’il faut verser des subventions, aidons plutôt les petites entreprises ou les coopératives qui s’aventurent sur le terrain difficile de l’économie solidaire et sociale…
On pourrait aussi s’interroger sur la pertinence des budgets militaires actuels. Imaginons un temps que les crédits goulûment avalés par les armées des puissances occidentales soient investis dans l’aide au développement. Pour lutter contre la montée des intégrismes religieux, est-ce plus efficace de bombarder les populations ou de leur assurer la possibilité de travailler, de se nourrir, de se loger et de s’instruire ? Certes, tout cela demande un peu de concentration et risque de donner la migraine… Mieux vaut éviter de tourner la tête et foncer droit dans le brouillard à deux cents à l’heure. Ecouter, imiter, obéir… les trois commandements de la nouvelle bible du crétin diplômé ou non.
Intéressantes aussi (même si on peut penser que voir certains gouvernements les mettre en œuvre relève de la pure SF) les propositions figurant dans le dernier rapport de l’ONG Oxfam sur les inégalités. Exemple : si l’on taxait à 1,5%, au delà du premier milliard de dollars, la fortune des mille cinq cents milliardaires que compte notre douce Gaïa, les fonds récupérés permettraient de scolariser l’ensemble des enfants de la planète et d’offrir une couverture santé universelle dans les pays les plus pauvres… Imaginez, en plus de cette taxe, si l’on réduisait à la portion congrue tous ces budgets militaires sidérants !

Enfin, ne désespérons pas : les plus brillants de ces agités de l’économie estiment simplement qu’il serait bon que l’Etat régule un peu les excès les plus criants, ne serait-ce parce qu’il faut que tous les capitalistes, grands ou moyens, aient une chance de mettre la tête hors de l’eau. Les turpitudes de certaines grandes entreprises sont exagérées. Les excès trop visibles sont nuisibles, la preuve, on est obligé d’en parler dans les rapports des ONG. Il faut bien que l’Etat préserve son image de justicier social, de Zorro de série B, de garant de cette chance qui existe – dans les contes de fées libéraux – de pouvoir tous jouer un jour dans la cour des grands. Ces économistes là, on considère qu’ils sont plus malins que les autres et on les nobellise…

Je pense qu’il est grand temps de faire le ménage dans les médias qui se chargent de l’éducation des clients du café du cOmmerce, mais aussi dans les écoles qui forment et dans lesquels enseignent les prix Nobel d’économie. Un beau programme en perspective. D’autant qu’il faudra continuer après !

commune-de-paris8

barricade pendant la Commune de Paris – dessin de Jacques Tardi

 

6 Comments so far...

Rem* Says:

3 novembre 2014 at 15:03.

Beau tour d’horizon…
D’abord « ras-les-pâquerettes » au café du cOmmerce,
Puis « niveau racines de carottes » au club des business-men…
et enfin (question d’élever le débat!) au « il est grand temps de faire le ménage », avec à l’appui la scène de ménage rappelée par l’inexodable Tardi !

J’ai l’impression, cher ami, que tu es plus à l’aise à décrire l’ambiance du café du CO que celui des dirigeants de ce même CO… euh, CApitalisme!

Paul Says:

3 novembre 2014 at 15:39.

@ Rem – Difficile d’échapper à l’ambiance café du cOmmerce parce que d’une part c’est bien souvent celle des infos dont on nous bassine les oreilles et que par ailleurs elle s’exporte en d’autres lieux. J’adore aller au café dans les pays dont je ne comprends pas la langue. Rien que mon bain hebdomadaire dans le marché local suffit parfois à m’exaspérer !
Les gens qui alimentent et se complaisent dans ce genre de conversations ont au moins un mérite : ils ne sont pas diplômés pour ça. Ce n’est pas le cas de tous ces « conseillers » auprès des ministères, de tous ces « experts » auprès des chaînes de télé ou de tous ces « philosophes » sauce XXIème siècle qui n’ont que leur vacuité à étaler… Eux, ça leur rapporte des millions…

Rem* Says:

4 novembre 2014 at 09:10.

Bien d’accord avec ta remarque concernant l’ambiance, popu, du Café du cO plutôt que celle, prétentieuse, qui doit régner entre pseudo experts du cA…pitalisme.
Anecdote à ce propos : j’entre un jour au bistrot d’un petit village alpin des Grisons, en cet extraordinaire pays ROMANCHE de l’Est de la Suisse. Non, je n’étais pas là pour le haut-séminaire de Davos du gratin capitaliste mondial. Mais humble cuistot d’une classe de neige de gamins genevois. Bref… : mon arrivée visiblement dérange, car tout le monde se tait et me dévisage un instant. Le patron me fait comprendre par geste qu’il ne comprend pas ma commande de bière, successivement en français, allemand, italien et anglais. Mais cède en face de mon sourire amusé : ll appelle une jeune soubrette souriante (ouf!) qui pratique toutes ces langues… plus tard elle me soufflera que les paysans-artisans romanches du lieu pratiquent bien sûr au moins une ou deux de ces langues européennes modernes (la langue romanche est du haut-moyen-âge, antérieure aux parlers germaniques et italiens qu’elle a influencée!). Mais qu’ils sont ici dans leur bistrot romanche, entre eux… soit! : je me contente de lire (??) la presse locale romanche et d’écouter cette langue… dure et étrangement belle.
Je suis revenu plusieurs fois là, et j’ai fini par faire ami-ami avec des habitués et la belle soubrette !

babelouest Says:

4 novembre 2014 at 09:18.

Bonjour !
Il fallait bien que je vienne faire un petit tour par là…. même si c’est demain que……
Amitiés !

Eh Rem*, tu as l’adresse de la soubrette ? hi hi hi

Paul Says:

4 novembre 2014 at 09:30.

Merci les gars ! Je commençais à trouver l’ambiance un peu morne et triste par là dans ce blog. Espérons que vous allez réveiller les loirs qui s’endorment pour l’hiver.
Même genre d’anecdote au Portugal dans un resto avec un couple de français désagréables qui se sont fait remballer gentiment par le serveur lorsqu’ils ont demandé si quelqu’un parlait la langue de Molière dans l’établissement. Nouzautres nous avons pris la peine de dire bonjour, de remercier et de poser une question en Portugais et le serveur, le même, nous a causé dans notre langue tout au long du repas. Il nous a même conviés à la cuisine pour choisir notre dessert.
Vu un jour sur Arte un reportage sur une petite école rurale où l’on enseignait le Romanche… C’était diantrement sympa. Il parait que le Roumain, le Romanche et le Portugais sont trois des langues latines les plus proches. C’est un prof de français qui nous a dit ça en Roumanie. Jamais pris la peine de vérifier…

Lavande Says:

5 novembre 2014 at 09:02.

« De mes yeux vu, hier, un SDF étalant par terre pour s’assoir au sec le magazine de l’agence immobilière d’en face, Offre-Habitat. »
Eric Chevillard

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