10 juillet 2009

Où il est question de guerre, de misère et de gants…

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; tranches de vie locale .

Mon grand-père Lucien, meunier de ciment, comme on disait à l’époque pour désigner les ouvriers travaillant dans les cimenteries, a fêté son trentième anniversaire au front, peu de temps avant d’y laisser sa peau en octobre 1914, dans le « grand Nord » à Villers Bretonneux. Il repose maintenant au cimetière d’Albert, l’un de ces endroits où l’on voit de grandes alignées de croix blanches qui font froid dans le dos et devraient avoir au minimum la vertu pédagogique de rendre les gens un peu moins belliqueux.

cimetiere-albert Ma grand-mère s’est retrouvée veuve, sans travail, avec un enfant de trois ans à élever, mon père. Lorsqu’il raconte les premières années de son enfance, mon père dit qu’il a grandi dans une vallée de larmes… Quelques années plus tard, selon un usage répandu dans ces années difficiles, ma grand-mère a épousé un cousin de son époux décédé et la situation s’est un peu améliorée… Ces quelques lignes résument de façon abrupte une situation tragique qui a été celle de nombre de familles pendant ces années d’horreur. Les premiers mois de la guerre de 1914-18 ont été une véritable boucherie pour l’armée française. Les soldats, mal équipés, mal commandés, ont été envoyés au massacre par régiments complets. Avec leur magnifique veste bleue et leur pantalon rouge garance, ils constituaient une cible de choix pour les mitrailleurs ennemis. Notre grand état-major, constitué d’incapables et d’abrutis (des militaires inaptes aurait dit Boris Vian puisqu’ils n’avaient même pas été capables de mourir au conflit précédent), était totalement convaincu que la victoire était assurée et que les baïonnettes de nos vaillants soldats suffiraient à emporter la décision. La fleur au fusil, Berlin au bout du chemin ? Non… La fosse commune pour bon nombre de ces hommes jeunes et intrépides. Une erreur d’estimation ou une mauvaise évaluation tactique provoquait quelques dizaines de milliers de morts et d’estropiés en plus ? Cela n’importait guère à tous ces hauts gradés qui jouaient aux échecs avec la destinée des autres : la vie humaine n’avait pas un prix bien élevé ; elle ne l’a d’ailleurs toujours pas. Les monuments aux morts qui se dressent dans le moindre petit village, avec leurs listes de victimes, témoignent de la violence des combats, ne serait-ce que pour les premiers mois. Les batailles qui se sont déroulées les années suivantes, (Verdun, Chemin des dames…) ont permis de vérifier qu’effectivement les généraux n’étaient guère comptables de la vie de leurs soldats, et cela dans les deux camps bien sûr.

carte-postale-gantiers Ce n’est pas avec une pension de veuve de guerre que l’on peut faire bouillir la marmite et élever un enfant. Ma grand-mère, sans qualification particulière, a dû chercher un emploi qui lui permette de gagner un peu d’argent tout en restant le plus possible chez elle. Il lui fallait en effet pouvoir s’occuper aussi du potager, de la basse-cour et d’une parcelle de vigne, appoints indispensables pour compléter un quotidien bien misérable, ainsi que de l’éducation de son enfant. L’industrie du gant, qui avait connu son heure de gloire au XIXème siècle dans la région grenobloise, fonctionnait encore et fournissait du travail de couture à domicile aux personnes qui en faisaient la demande. Le travail était rémunéré à la pièce, sans fixe et sans aucune garantie de revenu, et il fallait travailler à une sacrée cadence pour obtenir un maigre salaire permettant d’acheter le minimum pour se nourrir, s’habiller et payer quelques frais de scolarité. Ma grand mère Maria a pratiqué cette activité pendant plusieurs années. Elle possédait une grosse machine à coudre avec des aiguilles adaptées à l’épaisseur des peaux ou du tissu qu’il fallait assembler et occupait le moindre de ses moments libres ainsi que les veillées à coudre les pièces que des façonniers avaient découpées au préalable. Il fallait aller chercher la marchandise, puis la rapporter, chez un collecteur chargé de grouper le travail des couturières. Je dis couturières car, contrairement à d’autres étapes de la fabrication, l’assemblage était réalisé uniquement par des femmes, beaucoup étant dans la situation de ma grand-mère c’est à dire dans la misère et n’ayant guère le choix d’un autre emploi. Cette main d’œuvre, dispersée, dans un besoin extrême, était pour ainsi dire « taillable et corvéable à merci ». Il n’était point question de protester ou de réclamer quelque amélioration que ce soit. Les industriels maintenaient leur compétitivité et assuraient des marges confortables en traitant leur personnel non qualifié de façon particulièrement dure : un défaut dans le travail et la pièce était refusée ; la couturière n’était bien entendu pas payée et se voyait même, dans bien des cas, gratifiée d’une amende pour gaspillage de fourniture. Que l’incident se répète un peu trop souvent et l’ouvrière était purement et simplement remerciée. Il ne lui restait plus alors que la charité publique pour survivre. Certes la solidarité existait dans les villages, mais le nombre de personnes en difficulté économique était élevé… Pendant ce temps-là, d’élégantes jeunes femmes de la haute société parisienne portaient des gants fort seyants, ignorant tout de la misère qui les avait fabriqués.

couture-gants-atelier Au début du XXème siècle, Grenoble était encore l’une des capitales de la ganterie en France, avec Millau et Chaumont, mais depuis le milieu du XIXème la structure de l’industrie avait bien évolué. En 1868 il y avait encore 180 fabricants différents ; en 1908 il n’y avait plus que cinq ou six gros employeurs et quelques entreprises familiales de nettement moins grande envergure. La concurrence internationale, notamment celle des Etats-Unis et de la Grande Bretagne, était rude pour l’industrie grenobloise tournée surtout vers l’exportation, mais la restructuration sévère opérée en une quarantaine d’année, avait permis une reprise plutôt vigoureuse de l’activité. Les gantiers avaient aussi diversifié leurs sources d’approvisionnement en matière première et dans les années qui précédèrent la grande guerre, les peaux utilisées provenaient aussi bien du Sud de l’Europe que d’Afrique ou d’Amérique du Sud. La fabrication s’était aussi largement mécanisée. La machine à coudre qui avait fait son apparition dans le dernier quart du siècle précédent était largement répandue, et les couturières à domicile en étaient obligatoirement équipées. Le lissage des peaux, la découpe à l’emporte-pièce, les différents perçages décoratifs, la broderie et le lustrage étaient faits également par des machines. Les coupeurs étaient un peu les aristocrates de la profession alors que les couturières n’en étaient que les « petites mains ». Le coupeur recevait les peaux tannées du mégissier. Il travaillait debout devant une table haute et son travail commençait par un aplanissement de la peau réalisé par le biais d’étirements. Il ne fallait pas faire de mauvaise manipulation car il n’y avait pas de retour en arrière possible. La découpe se faisait ensuite avec de gros ciseaux, à l’aide de gabarits variés (technique inventée par un grenoblois, Xavier Jouvin). L’habileté du coupeur était évaluée au volume de ses tombées. le plus compétent était celui qui utilisait au mieux les peaux qui lui étaient confiées, après un étirage régulier. Le salaire des coupeurs était correct car le métier était difficile et les patrons ne voulaient pas perdre les ouvriers les plus qualifiés. Le travail d’assemblage des couturières était misérablement rétribué car il demandait peu de qualification.

grands-parents Cette activité a duré encore bon nombre d’années dans la capitale des Alpes puisque en 1939, la ganterie employait encore 30 000 personnes sur Grenoble et environs, et bon nombre de ces ouvriers et ouvrières travaillaient encore à domicile pour « arrondir leurs fins de mois » ou tout simplement survivre. Pour ma grand-mère, ce triste épisode de sa vie n’a duré que quelques années. Son second mariage avec un ouvrier cimentier qualifié lui a permis de voir « le bout du tunnel » et de sortir du dénuement qu’elle avait connu. Elle n’a certes pas connu l’opulence, mais au moins la satisfaction d’avoir de quoi manger chaque jour à sa table pour elle et pour les siens. De ces années-là elle n’a plus guère parlé, mais il faut dire que j’étais encore jeune lorsqu’elle est disparue. A l’époque toutes ces histoires n’avaient guère de sens pour moi ; j’avais la vie devant moi et je n’avais pas encore réalisé que j’appartenais à une des rares générations à n’avoir pas été impliquée directement dans aucun conflit armé, patriotique ou colonial… un privilège que j’apprécie maintenant dans toute sa grandeur, avec la connaissance que j’ai acquise de la vie des humbles gens qui m’ont précédé sur cette terre. Je conserve de ma grand-mère paternelle un souvenir extrêmement chaleureux : celui d’une personne d’une grande générosité que je n’ai jamais vu pleurer mais toujours sourire, que je n’ai jamais vu demander mais toujours offrir. Elle avait toujours peur que nous manquions de ce dont elle avait manqué et nous repartions toujours de chez elle en emportant les modestes cadeaux qu’elle pouvait nous offrir : des œufs, un lapin de son élevage ou une pâtisserie quelconque. Les épreuves subies (un second deuil puisque son deuxième mari est mort quelques années avant elle), ainsi que le fait de vivre dans une maison située à quelques dizaines de mètres d’un broyeur à ciment, ne lui avaient pas arrangé le système nerveux et à la fin de sa vie, elle perdait un peu la tête. Selon une formule que je trouve acceptable car elle n’a rien de péjoratif à mes yeux, elle était retombée dans l’enfance…

decoupe-gants-emporte-piece Mon autre grand-père, maternel celui-là, a eu la chance de sortir, non pas indemne mais seulement avec une blessure, de cette grande boucherie. Les gaz de combat lui avaient causé d’importants dommages aux poumons et l’ont handicapé tout au long de sa vie professionnelle. Les industriels fabricants de ce genre de produits s’en sont, eux, fort bien tirés. Certains, côté allemand, ont même eu l’occasion de se remettre à l’ouvrage, quelque vingt-cinq années plus tard, pour mettre au point d’autres inventions encore plus toxiques qui ont permis d’éliminer des millions de civils innocents. Quand on s’intéresse à l’histoire de quelques-unes de ces grandes familles de sidérurgistes, de chimistes ou de marchands d’armes, on se rend compte à quel point le malheur des uns a permis d’accroître la fortune des autres… Les propriétaires d’aciéries comme les célébrissimes De Wendel avaient des intérêts dans les deux camps. En Lorraine, les obus qui voyageaient d’une tranchée à une autre évitaient soigneusement certaines usines situées dans le no man’s land. Je n’en dirai pas plus pour aujourd’hui. Une chanson de François Béranger me trotte dans la tête et j’ai envie de l’écouter : « Ma grand-mère qu’était de Clamecy… » Ma grand-mère aussi était couturière, mais, que des gants… que des gants !

NDLR : compte-tenu de la fréquentation un peu plus restreinte du blog, j’adopte une grille de programmes « estivale ». Plutôt que de rediffuser de vieilles chroniques ou d’en rédiger de qualité « série B », je ralentis simplement le rythme. Je vous laisse donc méditer sur ce texte jusqu’au 16 juillet. Je trouve qu’il précède très bien les superbes défilés militaires que vous pourrez admirer sur votre téléviseur…

4 Comments so far...

la Mère Castor Says:

16 juillet 2009 at 16:18.

c’est bien chez vous, on retrouve ce temps si près si loin, celui de nos vaillants grand parents.

Paul Says:

16 juillet 2009 at 18:53.

Je ne veux pas trop verser dans la nostalgie, mais simplement rappeler certains faits qui, à mon avis, doivent rester présents dans notre mémoire. Petits morceaux d’histoire humaine mais qui sont à l’origine de bien des richesses ! Merci pour votre visite Mère Castor !

Lavande Says:

18 juillet 2009 at 21:59.

« L’habileté du coupeur était évaluée au volume de ses tombées. le plus compétent était celui qui utilisait au mieux les peaux qui lui étaient confiées, après un étirage régulier. »
Bien sûr ce genre d’optimisation se fait maintenant par ordinateur: on a un copain qui a mis au point un programme très performant de découpe optimisant l’utilisation du matériau. Son premier client avait été un fabricant de culottes bien connu: »petit bateau » . Depuis son champ d’application s’est beaucoup étendu et il vend ses logiciels à des chantiers navals pour les découpes de tôles. Eh oui… il est passé de « Petit bateau » à « Gros bateaux »!…OK c’est facile!

A part ça très belle chronique qui m’a beaucoup touchée.

Lavande Says:

19 juillet 2009 at 21:22.

Le « deuxième » grand-père, Louis, celui qui est donc aux côtés de la grand-mère sur la photo, était aussi un homme assez admirable. Discret, un peu effacé, d’un humour pince sans rire, d’une grande gentillesse, il était astucieux, intelligent, intéressé par toutes les nouveautés: le premier dans son village il avait possédé un poste à galène dont il était très fier. Il l’avait conservé même quand il a possédé plus tard des postes plus évolués. Il nous en montrait et expliquait le fonctionnement avec beaucoup de compétence et de pédagogie.
Il serait tout heureux de savoir que sa photo est sur le ouèbe!

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