7février2010

Quelques pas sur le chemin…

Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul.

img_4642 Je me suis assis devant l’ordinateur. J’ai entamé ce que j’estime être ma plus mauvaise démarche d’écriture. J’ai regardé longuement la page blanche sur l’écran et mes doigts inactifs sur le clavier. Je me suis dis « là, mon p’tit gars, il est temps que tu te mettes au boulot ; ça serait bien que la chronique d’aujourd’hui change un peu des précédentes, que tu surprennes un peu tes lecteurs, que tu rédiges un truc dans le style de ce que tu avais écrit l’été dernier… et que tu n’as jamais publié ».  Une idée m’est venue, accidentellement, car, en général, quand je me prends par la main, comme ça, je ne m’emmène nulle part. J’étais un peu surpris de voir des mots s’afficher à l’écran. D’habitude, ce style d’écriture sur commande, ça ne me mène à rien ou à pas grand chose. J’ai fait quelques pas sur le chemin, puis je me suis aperçu que c’était une voie sans issue. Le premier paragraphe renfermait une de ces phrases à rallonge dont j’ai le secret, une série de « que » à répétition évoquant le caquètement d’une poule s’acharnant sur un ver de terre. Un désastre au niveau du style, une misère au niveau des idées : le vide absolu remplacé par des sables mouvants. J’aurais mieux fait de reprendre l’un de ces débuts de chroniques bien cadrées que j’ai toujours en réserve dans mon placard à idées. Seulement voilà, je voulais autre chose… Je rêvais en fait d’écrire une sonate dont le principal instrument aurait été le pronom personnel de la première personne du singulier ; utiliser cet artefact si commun dans de nombreux blogs, dans lesquels les auteurs nous font part de leur état d’âme, des infortunes de leur quotidienneté ou de leurs désirs frustrés… Des clichés bien souvent, mais certains paysages mille fois revus ne perdent pas pour autant leur charme ; un ressenti tellement personnel qu’il semble ne présenter d’intérêt que pour celui qui l’a exprimé… Et pourtant, grâce au charme d’un vocabulaire bien choisi et d’un style gouleyant, ces chroniques intimistes trouvent facilement un public.

img_6479 Rien de tout cela dans ce texte que j’avais commencé à écrire, racontant les malheurs d’un auteur égaré, indécis, pour ne pas dire embourbé, dont les idées, une fois pixellisées à l’écran, avaient autant d’originalité et d’élégance qu’un coucher de soleil sur le parking d’un hypermarché en banlieue urbaine. « Que, qui que… » c’était reparti dans le second paragraphe. Les mots s’empilaient laborieusement et la musique de leur assemblage était plutôt discordante. J’ai fini par prendre la seule décision que la triste réalité m’imposait. J’ai tourné le dos à mon blog et je suis allé lire, sans grande motivation, ce qu’écrivaient les autres…. ces millions d’écrivains à la fortune du pot essayant chaque jour d’épancher leur besoin de communiquer et construisant, avec un acharnement digne d’admiration, le miroir dans lequel ils espèrent piéger des milliers d’alouettes, à grand renfort de plics et de plocs sur leur clavier. Le petit jeu m’a lassé très vite, car loin d’avoir l’esprit ouvert, suffisamment désintéressé pour me nicher dans l’imaginaire d’autrui, j’étais parti en quête d’une recette d’écriture bien entendu inexistante. Il y a peut-être une ressemblance entre l’écriture et la cuisine, mais celle-ci est limitée, car, contrairement à ce qui se passe devant un fourneau, les « trucs » d’écrivain ne s’échangent pas. Nul doute sur le fait que l’on peut se réfugier dans les rêves de quelqu’un d’autre ou devenir le héros d’une histoire que l’on n’a pas conçue. Mais on ne peut, en aucun cas, connecter cet imaginaire étranger avec ses propres doigts.

Comme il se devait, ma quête est restée vaine. J’ai laissé tomber l’expression libre de tous ces futurs prix littéraires et autres grands reporters en attente de reconnaissance. De liens en liens, je me suis retrouvé directement branché sur l’actualité du jour. Il semble, hélas, que lorsqu’on a la migraine, ce ne soit pas très bon comme thérapeutique de mettre le volume à fond pour écouter les bruits discordants du monde. Dans mon cas,  cette tentative de « soigner le mal par le mal » n’a pas fonctionné du tout. Mon regard a quitté l’écran et s’est attardé sur le bouton « on-off » de l’ordinateur. Une décision d’une logique implacable a suivi cette phase méditative. Il me fallait de l’air, de l’oxygène, de la fraicheur, de la verdure, un peu d’eau fraiche… pour irriguer, réactiver, dynamiser le troupeau de cellules avachies qui s’accumulaient dans ma boite crânienne. Je suis sorti et je me suis aperçu qu’en dessus du bois, face à la maison, il y avait un petit coin de ciel bleu très prometteur.

img_6506 J’ai fait quelques pas sur le chemin, et très vite mon dos s’est redressé. J’ai senti que l’air pénétrait à flots dans mes poumons. Petit à petit, mes sens ont repris leur fonction : des odeurs d’humidité sont montées à mes narines ; j’ai entendu ce bruit singulier que fait la terre mouillée lorsqu’elle essaie de digérer toute l’eau que le ciel a déversée sur sa verte chevelure ; j’ai trouvé changés, de façon à peine perceptible, les arbustes de la haie. Ils sont différents de ceux qui m’avaient accompagné pendant ma dernière promenade ; quelques petites pointes claires égaient leur ramure noirâtre… Certes, tous ces signes sont discrets et l’on ne peut encore discerner que la promesse de leur parure printanière. C’est important malgré tout : jusqu’à ce jour, la végétation s’est contentée d’une intense activité souterraine pour préparer son explosion à venir. Peu de signes de ce renouveau annoncé étaient visibles. J’ai traversé un pré puis je suis monté dans le bois. Plus j’avançais, plus les arbres devenaient grands. Il faut dire aussi qu’ils étaient de plus en plus serrés et qu’ils se faisaient une concurrence impitoyable dans leur quête de lumière. Plusieurs d’entre eux n’ont pas résisté au poids de la neige ou à celui des années, et se sont brisés, recroquevillés sur leur tronc creux et moussu. La forêt s’est peuplée de nouvelles créatures fantastiques, géants difformes ne conservant de leur noblesse ancienne que quelques éléments de prestige, futures maisons de retraite pour de vieux pics édentés en quête de nourriture tendre. Ce n’est pas un hasard si je pense à l’oiseau au long bec. Depuis quelques minutes, le bruit de castagnette qu’émet l’un de ces ouvriers consciencieux accompagne les craquements du bois mort écrasé par mes pas. De temps en temps, le souffle du vent réveille les branches et je reçois une avalanche de gouttelettes d’eau. D’habitude je n’aime pas ces douches imprévisibles et je salue d’une bordée de jurons les créatures végétales quand elles s’ébrouent à mon passage. Mais en cet instant, je suis indifférent à ce comportement facétieux. Je lève les yeux vers le ciel et ce que j’aperçois me rassure: la tache bleue a gagné en surface, ce n’est donc pas la pluie qui recommence.

img_1652 Lorsque j’arrive en haut de la colline, je me retourne et contemple le paysage laissé derrière moi. La silhouette de la maison a changé depuis qu’on a abattu le grand épicéa dont les rameaux entreprenants envahissaient la toiture. Nous avons aussi démoli un petit abri, une vieille porcherie du temps où notre palace était une simple ferme. Ces deux disparitions ont suffi à changer la perception que nous avions de l’ensemble des bâtiments. Il faut dire que cela faisait plusieurs décennies que l’on avait le même décor sous les yeux. Un arbre et quelques murs en moins… une brèche dans la couronne de bâtiments ceinturant notre cour : pour le passant, étranger à notre environnement familier, une simple anomalie sans doute… pour  nous, occupants de la vieille bâtisse, une vraie révolution. Je reste un bon moment, quelque peu songeur, à contempler ce paysage qui évolue au fil des ans. Je pense à ce film dans lequel le propriétaire d’un bureau de tabac sort, sur le trottoir, devant son magasin, et prend un cliché de sa rue, chaque jour, à la même heure, avec le même angle. Même si je ne ressens pas le besoin de faire la même chose avec une telle assiduité – à la campagne le décor n’évolue pas à la même vitesse qu’en ville – je me rends compte que cela me plairait de pouvoir comparer, de façon rigoureuse, le spectacle qui s’offre à mes yeux avec celui que j’aurais pu contempler une dizaine d’années auparavant. Faute de souvenirs photographiques, il me reste les instantanés, souvent enjolivés, que je conserve dans ma mémoire. J’essaie de ne pas me figer dans une attitude passéiste, mais malgré cela, je ne trouve pas que ce paysage qui m’environne évolue dans une direction plaisante. Quant aux gens qui l’investissent année après année, il me faut de plus en plus de patience pour les supporter. La sonnerie de l’angélus au clocher du village a interrompu ma réflexion. J’ai décidé de rebrousser chemin. Il est grand temps de s’attabler devant une bonne assiette et il n’y a rien de mieux qu’un petit verre de rouge pour combattre la mélancolie naissante.

img_4641 J’ai posé mon stylo et refermé mon cahier. La prochaine fois que je change de lieu pour écrire, je me servirai de l’ordinateur portable. J’ai horreur d’écrire au stylo ; je n’aime pas les pages raturées et la vision chaotique qu’elles donnent de l’errance des idées. J’aime écrire, effacer, reprendre, remanier, sans que le travail incessant sur les mots me donne l’impression d’un vaste chantier de démolition. Je ne suis pas trop mécontent de ma production, sauf, peut-être le coup de l’angélus pour induire la transition vers la conclusion. C’est un cliché d’un romantisme empreint de vétusté. Mais je ne vais pas remanier le paragraphe pour autant. Après tout, j’ai rempli mon contrat : l’animateur de l’atelier d’écriture nous demandait de rédiger un texte de mille huit cent mots environ, évoquant, avec un peu d’originalité, le thème archi connu de « l’angoisse de l’écrivain devant la page blanche ». La consigne d’écriture ne m’inspirait guère… entre autres raisons parce qu’un écran vierge ne m’a jamais causé d’inquiétude. Il n’y a aucune obligation dans le fait que j’écrive, seulement du plaisir. A quoi bon se prendre la tête ? Pour rédiger une chronique hors du commun, il suffit d’appuyer un doigt sur la lettre « a », ou, mieux encore, de copier-coller le pronom « je », aussi longtemps que nécessaire pour passer un soupçon de baume sur un égo un peu trop à vif !

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4février2010

La bibliothèque Joanina à Coimbra

Posté par Paul dans la catégorie : Carnets de voyage; Des livres et moi.

Les premiers rayons de soleil du mois de février donnent envie d’évoquer les voyages passés, en attendant que le plaisir de la découverte nous pousse à sortir de notre tanière hivernale… Nous effectuons, lentement mais sûrement, ces dernières années, un tour des bibliothèques historiques d’Europe de l’Ouest. Nous n’avons pas véritablement de fil conducteur, et les découvertes se font un peu au hasard, selon nos itinéraires. Nos pas nous ont conduits en Irlande (Dublin – Long Room), en Suisse (abbaye de St Gall), en Autriche (Graz) et plus récemment au Portugal (Coimbra – bibliothèque Joanina). Je vous ai présenté toutes ces bibliothèques, parfois succinctement, mais je m’aperçois que j’ai omis la toute dernière de nos visites, celle de la Joanina. Ce site ne manquant pas d’intérêt, à mes yeux de bibliophile passionné mais peu fortuné, se contentant d’admirer les merveilles chez les autres, il est grand temps que je vous en parle un peu.

centre-ville-coimbra Coimbra est située dans la région des Beiras au Portugal. La ville a joué un rôle très important dans l’histoire du pays puisqu’elle en a été la première capitale. Coimbra est construite en étage sur les berges pentues du rio Mondego. Les différents quartiers de la ville ont beaucoup de charme, que ce soit la partie basse, sur les quais du fleuve ( A Baixa), ou la partie haute (A Alta) qui abrite l’université. Coimbra possède une solide tradition culturelle et elle a été, sans doute plus dans le passé que maintenant, une ville d’un grand rayonnement artistique et intellectuel, en concurrence avec sa rivale espagnole, Salamanque. L’université de Coimbra fait partie des plus anciennes d’Europe, même si elle a été créée plus tardivement qu’Oxford ou la Sorbonne. Les Maures s’emparent de la ville au milieu du VIIIème siècle et y resteront longtemps, laissant des traces indéniables de leur passage. Lorsque la ville est reconquise par le roi de Castille, Alfonso VI, le nouveau souverain ne chasse pas les Musulmans et ceux-ci continuent à œuvrer au développement de son rayonnement culturel. Dès le XIIème siècle, celui-ci dépasse largement les frontières du Portugal et Coimbra devient l’un des centres du savoir incontournable en Europe de l’Ouest. Au début du XIVème siècle, en 1308, le roi Dinis Ier transfère à Coimbra l’université qu’il a créée à Lisbonne. Pendant deux siècles, le va et vient du centre universitaire va être constant entre les deux villes. Ce n’est qu’en 1537 que le transfert à Coimbra sera définitif. On sait qu’à cette époque-là, l’institution dispose déjà d’une bibliothèque importante. Dans la mesure où l’activité de la ville est largement liée à la présence de ce foyer culturel, la prospérité de Coimbra subira les aléas de cette instabilité. La situation a changé depuis une cinquantaine d’année ; la capitale régionale est devenue un centre industriel important, et les étudiants, même s’ils sont encore nombreux (quinze mille environ) n’occupent plus vraiment le devant de la scène. Leur présence est cependant très sensible dans les vieux quartiers. De nombreux logements universitaires sont regroupés, constituant des « Républiques », ensembles de bâtiments plus ou moins délabrés dont les façades sont ornées de décorations pittoresques et servent de supports à de multiples inscriptions bariolées aux contenus divers, souvent politiques. On n’a aucune difficulté à repérer ces jeunes gens et ces jeunes filles qui portent souvent, avec fierté, l’uniforme traditionnel : une grande cape noire trainant jusqu’au sol.

joanina_exterieur L’histoire de la bibliothèque est directement liée à celle de l’université, puisqu’elle fait partie intégrante de ses murs. Le bâtiment de la Joanina est relativement récent : il a été construit au début du XVIIème siècle. Pour qui est fanatique d’art baroque dans sa forme la plus exubérante, ou amoureux de vieux grimoires, la visite en est quasi incontournable. Celui qui n’est pas sensible à cette surcharge de dorures, de moulures et de stuc, pourra, au moins, apprécier la prouesse technique et la richesse des matériaux employés pour réaliser le monument lui-même, ainsi que son ameublement. C’est le monarque João V qui a offert ce superbe cadeau à Coimbra en 1725. La construction de l’édifice a duré 8 ans. On ignore le nom de l’architecte, mais on connait celui du maître d’œuvre, João Carvalho Ferreira . En ce début du XVIIIème siècle, le Portugal était un pays prospère et les caisses royales étaient pleines. L’exploitation des colonies battait son plein, et la vente des diamants rapportés du Brésil, rapportait énormément d’argent. On peut donc estimer que ce monument a été construit avec le sang des indiens et la souffrance des esclaves, mais ce n’est pas la présentation qui est retenue dans les dépliants touristiques ! Le riche souverain ne lésina donc pas sur la dépense. La porte d’entrée monumentale est en bois de teck tandis que le bois doré du Brésil a servi à construire les immenses rayonnages intérieurs ainsi que les boiseries qui tapissent les murs et le mobilier (œuvre de Francesco Gualdini). Pour enrichir votre culture artistique, sachez aussi que les fresques murales ont été peintes par António Simões Ribeiro et le portrait monumental du roi fondateur a été dressé par Domenico Duprà. Les matériaux choisis (bois exotique, marbre et or) symbolisent en fait les trois continents sur lesquels le royaume du Portugal possédait des colonies. On retrouve cette allégorie dans la structure même de la bibliothèque : elle est constituée de trois grandes salles en enfilade, chacune correspondant à l’un des continents où sont présents les Portugais. Les couleurs dominantes de l’ornementation changent également : vert, rouge, noir et or. Sa superficie totale, estimée quand même à 1250 m2, n’est pas aussi importante que celle du Trinity college à Dublin par exemple.

porte-de-la-joanina Lorsque l’on est un simple touriste, on ne visite que le rez-de-chaussée du bâtiment, et la liberté de mouvement est très restreinte, ce qui est compréhensible mais un peu dommage. Les salles anciennes renferment encore 30 000 volumes ainsi que de nombreux parchemins (5000 environ). C’est impressionnant mais ce n’est pas grand chose à comparer du million d’ouvrages qui figuraient à l’origine dans les collections. De nombreux livres sont stockés dans les archives ou dans les salles de travail annexe ; d’autres ont été transférés à la nouvelle bibliothèque ouverte en 1956. La collection complète actuelle de la Joanina est évaluée à 200 000 volumes. Certains documents prestigieux possédés par la bibliothèque ne sont plus visibles dans la partie ouverte au public. Ce qui est un peu frustrant, à ce sujet, c’est que l’on doit se contenter d’observer les tranches des ouvrages sagement alignées sur les rayons. Rien n’est prévu pour permettre aux visiteurs de jeter un œil sur quelques volumes ou quelques manuscrits anciens : c’est regrettable. Sur ce plan, la visite de Saint Gall ou de la Long Room est plus attrayante pour le public. Détail esthétique : les livres situés dans les rayonnages les plus hauts sont accessibles grâce à des échelles coulissantes qui s’escamotent avec discrétion entre les montants verticaux supportant les étagères. Les catalogues montrent que la Joanina possède tout un éventail d’ouvrages datant du XIIème au XIXème siècle traitant principalement du droit, de la théologie et de la philosophie.

bibliotheque_joanina L’histoire de la Joanina a été marquée par quelques périodes difficiles, liées aux événements politiques intérieurs ou bien aux incursions étrangères. L’un de ces épisodes qui ont marqué la mémoire collective de la façon la plus négative, c’est l’invasion des troupes françaises au temps de notre « grand Empereur ». Les soldats des Maréchaux Soult, Masséna, Ney… n’ont pas fait dans la dentelle et plusieurs lieux historiques du Portugal ont eu à souffrir de leur passage. C’est le cas des célébrissimes tombeaux de Pedro et Inès à Alcobaça. Les envahisseurs étaient persuadés que les somptueux gisants, finement sculptés, abritaient un imposant trésor. Ils n’ont pas hésité à se frayer un chemin dans le marbre ciselé à coup de masses et de barres de fer (pour faire « chou-blanc » en définitive). Face à l’instabilité politique et militaire de cette époque (trois invasions napoléoniennes successives et une anglaise – les « libérateurs »), les conservateurs de la Joanina avaient pris la sage décision d’abriter une partie des collections, ce qui n’empêcha pas un certain nombre de pillages et de dégradations. Mais c’est surtout l’enrichissement des collections qui a été sérieusement ralenti. L’instabilité politique, en particulier la guerre civile qui se déroule au Portugal de 1829 à 1834, n’est guère favorable à une reprise de l’activité. Entre l’asservissement économique par l’Angleterre et l’indépendance progressive du pays, les finances publiques connaissent une crise qui n’encourage guère les investissements culturels. Le XIXème siècle est donc une période plutôt terne pour la grande bibliothèque universitaire de Coimbra.

vue-interieure-joanina Revenons au bâtiment à proprement parler… L’épaisseur des murs (un mètre vingt), les matériaux choisis pour leur construction ainsi que le doublage intérieur avec des boiseries massives, garantissent une température plutôt fraîche et une hygrométrie à peu près constante, deux éléments importants pour une bonne conservation du papier, des cuirs et des parchemins. Les bibliothécaires de Coimbra ont aussi des alliées inattendues mais un peu encombrantes pour les aider à mener à bien leur délicate mission de sauvegarde de tous ces trésors intellectuels. Ce sont des chauves-souris, toute une colonie, qui nichent dans les anfractuosités des murs et des plafonds et chassent, avec une efficacité impressionnante, les insectes susceptibles d’endommager les vieux livres. Le seul problème que posent ces insectivores performants, ce sont leurs déjections abondantes pendant leur période d’activité nocturne. Une solution un peu laborieuse a été trouvée à ce problème : la protection du mobilier précieux et des parquets. Chaque soir, lorsque le dernier visiteur ou utilisateur des lieux s’en est allé, le personnel de surveillance recouvre les boiseries et les meubles les plus précieux avec de grandes bâches en toile. Bien entendu, le « commun des mortels » découvre les lieux au petit matin, sans y voir la moindre souillure et ignore totalement la présence des chauves-souris peuplant cette antre de la culture ! A ma connaissance, nulle visite organisée nocturne n’est prévue pour les naturalistes…

Lorsque nous avons terminé la (trop brève) visite de cet édifice majestueux, nos pas nous ont conduits, par un dédale d’escaliers et de ruelles ombragées, vers les quartiers animés du centre, un peu en contrebas. Coimbra est une ville bien agréable à arpenter, ni trop grande, ni trop petite, à l’échelle humaine. Depuis l’esplanade de l’université, la vue sur le Rio Mondego est charmante, malgré la présence de quelques édifices modernes qui s’intègrent assez mal au paysage. Lors d’un voyage au Portugal, Coimbra me semble être une étape indispensable. Ne manquez pas non plus la visite de la partie souterraine du Musée Machado de Castro. D’importantes fouilles ont été réalisées, permettant de découvrir de nombreux vestiges de la ville romaine. Entre deux excursions culturelles, il est aussi un plaisir à ne pas manquer : la vieille ville abrite de nombreuses tavernes où l’on peut déguster les spécialités locales accompagnées (au hasard et avec modération) de quelques petits verres de vinho Verde bien frais. Tout un programme !

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31janvier2010

Bric à blog glissant de janvier

Posté par Paul dans la catégorie : Bric à blog.

Un bric à blog foisonnant de trouvailles. Je vous propose de nombreux liens sur des articles passionnants chinés sur mes sites d’infos et mes blogs habituels… Pour éviter le « confusianisme » (mais non ! aucun rapport avec Confucius, j’essaie de ne pas être confus, c’est tout !), je vais essayer de trier un peu par thèmes. J’ai découvert aussi une série de nouveaux blogs intéressants. Je vous en propose une sélection ce mois-ci et quelques autres le mois prochain, histoire de ne pas trop alourdir cette chronique au point de la rendre indigeste. Je vous laisse le soin d’apprécier ces quelques trouvailles, mais à mon avis ce sont des clics tout à fait ric et rac… Ce n’est pas le moment d’avoir de l’arthrose à l’index… La blogosphère se réveille et s’active. Je comprends que cela donne de l’urticaire à notre cher Sinistre de la Culture. C’est parti mon kiki !

expo-train-1 «De même que l’on nomme certaines périodes de l’histoire l’âge de la connaissance, l’âge de la chevalerie, l’âge de la foi, etc., ainsi pourrais‑je baptiser notre époque “ l’âge de l’ersatz ”. En d’autres temps, lorsque quelque chose leur était inaccessible, les gens s’en passaient et ne souffraient pas d’une frustration, ni même n’étaient conscients d’un manque quelconque. Aujourd’hui en revanche, l’abondance d’informations est telle que nous connaissons l’existence de toutes sortes d’objets qu’il nous faudrait mais que nous ne pouvons posséder et donc, peu disposés à en être purement et simplement privés, nous en acquérons l’ersatz. L’omniprésence des ersatz et, je le crains, le fait de s’en accommoder forment l’essence de ce que nous appelons civilisation
Contrairement à ce que vous pourriez penser, il ne s’agit pas là de l’extrait d’un texte d’actualité, glané sur un quelconque site altermondialiste ou dans un pamphlet pour la décroissance. Il s’agit d’un texte rédigé dans la première moitié du XIXème siècle par un penseur nommé William Moris. La brochure entière est surprenante à lire et témoigne d’un certain don de prescience. Cela s’appelle « l’âge d’ersatz » et on peut lire le texte complet ou bien le télécharger sur le site de « Apache éditions« . A la même adresse, on peut trouver d’autres brochures complètes en libre accès. Toujours pour les amateurs d’archives – et surtout pour ceux qui ont compris qu’archive ne signifie pas poussière ou truc à laisser aux historiens barbus – une visite s’impose sur le site « L’anarchiviste« . Certes le choix de documents proposés est orienté, ainsi que le nom de baptême choisi pour ce recueil l’indique, mais cela n’empêche pas la documentation proposée dans ce « petit dictionnaire portatif » d’être fort intéressante. Après tout, ce n’est ni dans le Nouvel Obs ni dans le Figaro que vous découvrirez ce genre d’informations ! Alors que trouve-t-on dans l’Anarchiviste, eh bien, toutes sortes de choses plus ou moins courantes sur les autres sites, et surtout indexées de façon fort rigoureuse : des vidéos, des photos, des textes d’auteurs très divers…  Dans le chapitre « des anars en balade », allez donc lire l’article concernant Georges Brassens et sa collaboration aux publications libertaires. Je suis sûr que vous découvrirez une facette du chanteur plutôt méconnue du grand public. Saviez vous par exemple que dans les colonnes du « Libertaire », le grand Georges s’occupait de la chronique des « morts accidentelles de pandores » ? « si pour notre part, nous rêvons de gigantesques écrasement de légions de policiers par des légions de cyclistes, nous ne pouvons (…) que nous réjouir de l’événement qui nous vaut la disparition d’un membre de la police. C’est un début. » Je ne suis pas sûr que nos grands commis d’état actuels apprécieraient beaucoup… La police de Mr Sarkozy est fort susceptible…

expo-train-2 Toujours beaucoup d’articles surprenants sur le blog consacré à Alexandre Jacob. Je vous en ai parlé déjà à plusieurs reprises, mais cela ne m’empêche pas de récidiver en janvier. Puisque nous louvoyons entre histoire et actualité, lisez par exemple le texte consacré au théâtre des Gueux insoumis. Le groupe Marius Jacob de la Fédération Anarchiste (Dordogne) se livre à un actif travail de propagande dans des domaines très variés. Les joyeux compères qui animent cette cellule « ultra-gauche anarcho-terroriste », ont créé, avec l’aide de quelques amis, une troupe de théâtre baptisée Théâtre des Gueux Insoumis (TGI). Leur dernière production est consacrée à la vie de Marius Alexandre Jacob. La troupe est animée d’intentions bien sympathiques (enfin c’est mon opinion, peut-être pas celle du MEDEF) : « L’idée d’interpréter une pièce de théâtre est née du constat qu’en ces temps difficiles de régression sociale, de répression, d’outrages permanents de la part des « maîtres du monde » et de mise en exergue de « valeurs » qui ne sont pas les nôtres, nous avions intérêt, pour rester debout, à nous faire plaisir à travers un mode d’expression à notre portée dont nous serions les seuls artisans et abordant des sujets nous tenant à cœur et mettant en cause l’ordre social, économique et moral du capital. » Pour en savoir plus, bien entendu, il faut lire l’interview complet de ces dangereux individus à l’adresse indiquée au début du paragraphe.
Puisqu’on est dans le festif, restons-y. Toutes les récréations proposées au bon peuple n’ont pas la même saveur. Personnellement je partage entièrement l’avis exprimé dans cet article du blog des éditions Agone. L’auteur, Jean Pierre Garnier vous expose tout le bien qu’il pense des animations incontournables figurant dans les programmes de réjouissances populaires de nos grandes cités : de la « Fête des Lumières » à Lyon, aux différentes « Techno-parades », en passant par « Paris-plage » et autres « Folles journées ». Trois questions permettent de bien cerner la problématique étudiée dans ce texte : « Quelle logique préside à l’essor de cette esthétisation festive de la politique urbaine ? Au-delà des discours promotionnels, à quelles finalités obéit-elle ? Quels intérêts, quels désirs, quels manques ou quelles peurs vise-t-elle à satisfaire, à combler ou à exorciser ? » Ne comptez pas sur moi pour vous donner les réponses, vous savez où vous adresser ! Ce qui est sûr c’est que l’étude est rigoureuse et que ses conclusions sont intéressantes. Sans sombrer dans la paranoïa, il est clair que les intentions des promoteurs de ce genre de festivités de plus en plus « tendance » ne sont pas aussi anodines qu’elles pourraient le paraître au premier abord. Le blog des éditions Agone a le mérite de publier nombre de textes d’un grand intérêt, parce qu’ils constituent « une porte ouverte » sur des sujets de réflexion peu communs mais d’une importance certaine.

expo-train-3 Profitons de la liberté d’expression qui existe encore sur le Net pendant que c’est possible. Certains, comme notre Ministre de la Culture, semblent rêver d’une toile, définitivement débarrassée de ses « infâmes blogueurs » propagateurs de « contre-vérités » ou de « viles calomnies ». Quand les lois ne sont pas suffisamment coercitives, il existe d’autres moyens de pression que certains édiles n’hésitent pas à employer : pressions financières, chantage à l’emploi, menaces de procès… Le blog d’info juridique « le justicier ordinaire« , pourrait bien faire l’objet d’une telle « élimination en douceur ».  Dommage car on trouvait, sur ce site, des témoignages intéressants sur le quotidien du « commun des mortels » face au rouleau compresseur de l’institution judiciaire. A surveiller de très près avant que la seule liberté des internautes ne se résume à choisir entre « Price Minister » et « Amazon.com ». Bon, là on ne zigzague plus entre histoire et politique. On est en plein dans l’actualité, alors allons-y pour quelques liens sur des textes importants à lire. Le séisme haïtien ne fait plus la une des médias mais le temps des études de fond intéressantes commence. En ce qui concerne l’action bienveillante des Etats-Unis sur Haïti, il me paraît indispensable de lire le point de vue de la célébrissime Naomi Klein, qui a le don de lancer des pavés dans la mare pour provoquer de gros remous. Son article sur la question a été traduit et publié en français sur plusieurs sites. Je vous propose le lien sur Bellaciao. Enchaînez directement sur le blog de Fabrice Nicolino et lisez ses commentaires au sujet du « plan blanc de la France » (« De quoi Haïti est-elle le nom ?« . Vous apprendrez de quelle manière les hôpitaux de la Guadeloupe et de la Martinique ont été mis en alerte pour accueillir… finalement personne. Très instructif aussi, sur Global Voices, l’histoire des zones rouges et des zones vertes à Haïti. Mieux vaut avoir choisi la bonne couleur le jour de sa naissance ! Je ne mâcherai pas mes mots : tout cela, finalement, est purement et simplement écœurant (au sens français de France et pas à celui du Québec !)
Côté économie et politique intérieure, j’ai trouvé très intéressant l’étude concernant les retraites sur Contre-info, ainsi que (sur le même support) celle concernant la baisse des salaires depuis 30 ans. Je ne suis toujours pas convaincu par la théorie de la décroissance appliquée aux salaires du bas de l’échelle, et je continue à ne pas considérer les smicards comme principaux responsables de la pollution de la planète. Je pense même que les écologistes feraient bien de faire un peu plus attention aux questions sociales, ainsi que le fait fort judicieusement remarquer Ivan Du Roy sur Basta Mag.

expo-train-4 Certains vont trouver que je passe mon temps à tout critiquer et donc que je suis un sempiternel râleur. Au lieu de chercher à me défendre d’une telle accusation, qui, au bout du compte, ne me déplait pas tant que ça, je cherche au contraire des alibis, c’est-à-dire d’autres esprits aussi mal tournés que le mien dans le monde des blogs. Eh bien j’en trouve ! « M’sieur y’a pas que moi, y’a pas que moi ! » Catégorie « touche à tout piquant comme un hérisson », il y a par exemple le blog des naufrageurs, dont la base secrète se situe à l’Ouest de l’hexagone, très exactement à l’opposé de la nôtre, ce qui montre bien que la capitale est bientôt cernée… Il porte le doux nom de « On n’est pas dans l’amer » et aborde des thèmes variés avec un clavier (je ne crois pas que ce soit une plume !) plutôt incisif. Encore un blog difficile à « catégorifier » (c’est la journée mondiale de l’enrichissement de notre langue) : j’adore ça. Le rythme des publications est tranquille, au gré des changements de lune et du calendrier des marées, et on n’est pas obligés de rallonger la durée des pauses pour lire au bureau, ce qui est toujours apprécié du patron. Quant à voyager, eh bien on passe de Royan à Haïti, avec des escales à la poste ou à la pharmacie du coin… Comme d’habitude, je n’ai pas tout lu, mais ce que j’ai entraperçu me plait ! Si vous n’avez pas encore atteint la dose létale de récriminations, un petit tour s’impose sur « les carnets de l’Ours« . Ce sympathique plantigrade a renoncé à sa longue sieste hivernale, et, entre deux pots de miel, déblatère sur l’actualité en cherchant les petits détails qui font mal. L’animal griffe à tout va et ses victimes sont nombreuses, du patron multi-casquettes sous payé, à l’homme dont il vaut mieux ne pas porter le masque, sans oublier le politicien célèbre décédé au mois de janvier. L’ours n’hiberne pas et ses publications sont plus soutenues que celles des naufrageurs. Faites donc attention : « your boss is watching you »… Vous êtes au boulot pour boulotter (décidément, la langue française…). Finissons-en avant que vous ne soyez licenciés… Je n’ai pas eu le temps de me promener longuement sur le blog de Viviane Lamarlère, mais j’ai bien aimé l’une de ses chroniques (un peu ancienne) sur l’éducation. Il y a des propos qu’il vaut mieux marteler si l’on veut avoir une chance qu’ils rentrent un jour dans certaines têtes de bois. Même chose pour le blog d’Akynou, Racontars, mais j’espère que vous avez au moins lu son billet sur Haïti, recommandé dans l’un des commentaires de ce blog. Je reviendrai plus en détails sur ces deux dernières adresses dans un prochain « bric ». Thank you for your attention.
Là-dessus, j’arrête, c’est l’heure et je vais pointer.

Illustrations : je suis allé visiter une chouette exposition de trains miniatures la semaine dernière à Bourgoin (eh oui, encore un de mes vices cachés !). Il n’y a pas de raison que je ne vous en fasse pas profiter.. Et puis les blogs, les voyages, l’histoire, la nostalgie de la vapeur… ça s’assemble pas trop mal non ? Allez, un de ces jours je vous gratifie d’un nouveau « panache de fumée ». Il y a longtemps que cette rubrique du blog n’a pas été alimentée en charbon….

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29janvier2010

Le « cuchon » de livres du mois précédé de son petit « coup de gueule » rituel

Posté par Paul dans la catégorie : l'alambic culturel; mes lectures.

Comme d’habitude ce mois-ci, des lectures variées et quelques bonnes découvertes. J’ai décidé de ne vous parler que de deux ouvrages, histoire de pouvoir un peu m’appesantir. Il faut dire aussi que j’ai été fort déçu par plusieurs de mes achats que je n’évoquerai donc pas (ou si peu !), jugeant inutile de consacrer de la place à des écrits que je n’apprécie pas. Juste un mot concernant le dernier ouvrage que j’ai failli mettre au panier (je serai gentil, je ne le nommerai pas), car la lecture attentive des premiers chapitres et le survol rapide des suivants m’a cependant beaucoup énervé. Ce n’est pas l’auteur qui a provoqué mon courroux, mais, d’une façon plus générale, les éditeurs véreux qui acceptent de publier n’importe quel manuscrit sans relecture, sans conseils, sans corrections. C’est dommage : la bonne volonté de l’auteur était évidente, le thème plutôt sympa, mais il aurait fallu, derrière, un travail de mise en forme important, que l’éditeur s’est bien gardé d’effectuer. Economies de bout de chandelle, car une telle production ne donne pas une bonne image de la société d’édition. Les attrape-nigauds prolifèrent sur le Net dans ce domaine d’activité et c’est bien dommage. Je vais titiller ma compagne de labeur, ma correctrice émérite, ma muse contestatrice (bon… là… j’arrête !) pour qu’elle vous écrive un billet doux là-dessus et vous parle d’une association très active dans le domaine des droits des auteurs. Il y a des pièges grossiers que l’on peut éviter facilement, moyennant quelques précautions… Ce qui est sûr c’est que je ne me ferai pas avoir en achetant les deux volumes suivants de cette histoire ! Heureusement, je me suis régalé avec deux autres ouvrages…

Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique

anaximandre_rovelli (Editions Dunod – Essai de Carlo Rovelli). Je vous avais parlé de ce livre à la fin de ma chronique sur Anaximandre, expliquant que je n’avais pas eu le temps de me le procurer avant de rédiger mon article. C’est chose faite depuis. Je l’ai lu en entier et je dois avouer que je me suis régalé, tant l’étude de Carlo Rovelli est passionnante. L’auteur (physicien chercheur à l’Université de Marseille) insiste sur l’apport essentiel qu’a été pour la science la démarche elle-même d’Anaximandre (point dont j’avais également ressenti l’importance – ce dont je ne suis pas peu fier !) et s’appuie sur cette analyse pour engager une réflexion beaucoup plus globale sur ce qu’est véritablement la science et la façon dont se construit l’enchainement des découvertes. Pour cela il étudie les différentes révolutions qui ont caractérisé l’évolution de la recherche, d’Anaximandre à Ptolémée, de Ptolémée à Copernic ou Galilée, puis Newton, Einstein… Il explique de façon très pédagogique que chaque nouvelle découverte d’un savant ne s’est jamais faite en opposition par rapport aux travaux de son prédécesseur, mais au contraire en s’appuyant sur les découvertes effectuées auparavant. Le désaccord sur les résultats ne provenant pas d’une erreur dans la démarche de résolution du problème, mais dans le fait que le problème lui-même a été mal posé. L’enchainement des découvertes scientifiques devient alors non une succession de conclusions fausses et de remises en cause brutales, mais bien une reformulation de la question initiale formulée, en fonction des nouvelles données fournies par l’environnement dans lequel travaille le chercheur. Carlo Rovelli montre à quel point Anaximandre a été un précurseur dans cette façon d’avancer. Le travail de Rovelli n’est pas un travail d’historien. Ses propos sont solidement ancrés dans le présent et le livre est parsemé d’allusions aux problèmes d’actualité récente. J’ai lu notamment avec beaucoup d’intérêt l’étude des rapports entre démocratie et dynamisme de la recherche scientifique. En cherchant une réponse à la question « pourquoi de telles découvertes au VIème siècle avant JC, pourquoi en Istrie et pas ailleurs, en quelque sorte pourquoi Anaximandre… », l’auteur démontre que les périodes de centralisme autoritaire dans l’histoire de l’humanité n’ont jamais été favorables au foisonnement de découvertes scientifiques. J’ai trouvé aussi fort intéressants les propos concernant le brassage culturel et la force d’innovation que celui-ci instille dans une société ; un court extrait de la réflexion de l’auteur :

«  C’est la rencontre avec l’altérité qui ouvre nos esprits, en ridiculisant nos préjugés. […] chaque fois que, comme nation, comme groupe, comme continent ou comme religion, nous nous replions sur nous-mêmes dans la célébration de notre identité, nous ne faisons que célébrer nos propres limites, et chanter notre propre stupidité. Chaque fois que nous nous ouvrons à la diversité, et que nous sommes attentifs à la différence, nous contribuons à l’enrichissement et à l’intelligence de la race humaine. Un « ministère de l’identité nationale » tel que celui récemment institué dans certains pays d’Europe est un ministère de l’obtusité nationale. »

Fort intéressant aussi, le questionnement concernant la montée de l’intégrisme religieux et le regain de vitalité des courants mystiques et anti-scientifiques. Carlo Rovelli ouvre des pistes et engage une réflexion fort intéressante, le tout sans aucun pédantisme et dans un vocabulaire accessible. Cette confrontation entre recherche scientifique et doctrines religieuses fait l’objet des deux derniers chapitres, intitulés respectivement « Peut-on comprendre le monde sans les dieux ? » et « La pensée pré-scientifique ». Je vous propose un nouvel extrait pour illustrer les prises de position mais aussi les interrogations de l’auteur :

« Cela étant, ne pas croire qu’un dieu se tient près de moi et m’écoute ne m’empêche pas de me tourner le matin vers la mer avec un chant silencieux dans le cœur, et de de remercier le monde pour sa beauté. Il n’y a pas de contradiction entre refuser l’irrationnalisme et écouter la voix des arbres, leur parler, les toucher avec la paume de la main, sentir leur force sereine s’écouler vers soi. Les arbres n’ont pas d’âme. Ni plus, ni moins, que l’ami à qui je me confie, et cela ne m’empêche pas de discuter avec un ami, ni de parler avec les arbres, ni de jouir profondément de tous ces échanges, ni mettre du cœur à tenter d’apaiser la douleur d’un ami qui souffre. Ou de donner de l’eau à un arbre assoiffé. Il n’y a pas besoin d’un dieu pour percevoir la sacralité de la vie et du monde. Nous n’avons pas besoin de garanties externes pour nous apercevoir que nous avons des valeurs, et que nous pouvons aller jusqu’à mourir pour les défendre. […] Notre savoir est bien trop faible pour ne pas accepter de vivre dans le mystère. C’est précisément parce qu’il existe un mystère, et parce qu’il est si profond, que nous ne pouvons pas nous fier à qui se déclare dépositaire de la clé de ce mystère. »

C’est un peu long et il a été difficile de faire un choix tant les passages intéressants sont nombreux. Je trouve passionnant de voir que la biographie d’un homme comme Anaximandre et l’analyse de son œuvre puisse ouvrir la porte à des débats d’une telle qualité. Conforté par un tel appui, je continuerai, dans la « feuille charbinoise », avec les moyens fort modestes qui sont les miens, à parler des arbres, à parler aux arbres, à raconter les pierres… et à combattre les préjugés et la pensée irrationnelle sous toute ses formes. A mes yeux, cette « Naissance de la pensée scientifique » de Carlo Rovelli est un ouvrage essentiel à lire pour quiconque s’intéresse à toute cette problématique et n’est pas déjà convaincu que ce sont les danses rituelles qui provoquent la pluie et la colère des dieux les tremblements de terre… !

La vierge froide et autres racontars, version BD

vierge_froide Je parle peu de bandes dessinées dans ces chroniques littéraires et c’est un peu dommage, car il m’arrive assez souvent d’en lire et d’en tirer un grand plaisir. C’est le cas avec ce titre, directement inspiré du livre de l’écrivain danois Jørn Riel, réalisé par Gwen de Bonneval et Hervé Tanquerelle. Ma co-rédactrice est une fan de Jørn Riel, mais, en ce qui me concerne, je reconnais très humblement avoir été un peu réticent jusqu’à présent à rentrer dans l’œuvre considérable de cet auteur. Il faut dire que je ne suis pas un « homme du froid » et que les récits se déroulant dans les déserts brûlants ou les îles paradisiaques de l’océan Pacifique ont plus facilement ma faveur que toutes les histoires ayant pour cadre le Groënland, l’Alaska ou le cercle polaire arctique. Il ne s’agit nullement d’un préjugé à l’égard des habitants de ces régions, juste d’une légère angoisse par rapport au thermomètre, surtout en plein hiver chez nous. Je crois que la lecture de cette BD, qui m’a énormément plu, va être le coup de pouce qui me manquait pour passer à l’acte et que je vais me plonger dans les « racontars » nordiques de ce prolifique auteur danois. Avant de me lancer dans une présentation dithyrambique de la BD, je dois vous rassurer quand même et vous dire que je connais le roman qui l’a inspirée (même si je n’ai pas encore dévoré les autres). Les auteurs de la BD ont fidèlement respecté l’œuvre originale : 7 récits sur les 10 nouvelles qui composent le roman figurent dans la BD, et le texte a été peu réduit. L’adaptation d’Hervé Tanquerelle et de Gwen de Bonneval est très bien faite. Les dessins, sobres, en noir et blanc, illustrent fort bien le paysage, plutôt dépouillé, ainsi que la personnalité des différents acteurs de chacun des récits. Le recueil de nouvelles de Jørn Riel est inspiré par une série de petites anecdotes que l’auteur a rapportées de chez les trappeurs du Groënland dans les années 50. Ses histoires ont donc valeur également de témoignage ethnologique sur un mode de vie maintenant disparu, même s’il ne s’agit pas là du propos essentiel de l’écrivain et que l’humour domine au fil des pages. Les racontars, ce sont des histoires vraies qui semblent fausses… Comme le dit le trappeur Bjørk :

vignette-vierge-froide « Il est dans mes intentions de léguer ce pantalon arctique le jour où on devra me sortir de mes Kamiks. Il sera suspendu dans une de ces cloches à fromage où les mites ne pourront pas le bouffer. Pour deux sous, les gens pourront venir voir comment un pantalon arctique se présentait de notre temps. Parce qu’à ce moment-là, mon ami, ce pantalon, tout comme nous, sera historique. Peut-être même universellement historique. […] Ils seront sans Histoire. Prends bien note de ce que j’dis, c’est le chemin que ça prend. Ils vont découvrir que l’Histoire qu’ils ont écrite jusqu’à présent n’est que du remplissage et du bavardage d’un bout à l’autre. A ce moment-là, ils seront bien obligés de tourner leur regard vers le Nord… »

Personnellement, j’ai adoré la nouvelle ayant donné son nom au recueil, « la vierge froide », ainsi que « le dressage d’un Lieutenant », qui a joyeusement assouvi mes pulsions antimilitaristes profondes et primaires ! Les héros de Jørn Riel sont des personnages singuliers bien entendu… Mais accepterait-on de vivre dans un dénuement pareil sans y être obligé, d’affronter la solitude pendant les longs mois d’hiver, si l’on avait pas un profil quelque peu hors du commun ? Quelques thèmes reviennent tout au long des histoires tel un leitmotiv : l’absence des femmes, l’importance de l’alcool, la vie au rythme de la nature, le plaisir des rencontres avec ses pairs… L’humour omniprésent est loin d’exclure la sensibilité dans la façon de dépeindre la vie au quotidien, et l’on sent à quel point l’auteur s’est attaché à ces personnages excentriques. J’espère que l’éditeur, Sarbacane, poursuivra son travail et que d’autres volumes sortiront prochainement, réalisés avec le même sérieux que ce premier opus.

Une lecture très complémentaire de la biographie d’Anaximandre !

Disparition d’Howard Zinn

zinn Triste nouvelle pour conclure cette chronique « littéraire » ; j’ai appris hier le décès de l’historien américain Howard Zinn, à l’âge de 87 ans. Howard Zinn était l’auteur, entre autres écrits, d’une excellente « histoire populaire des Etats-Unis, de 1492 à nos jours » dont j’ai eu l’occasion de vous parler, un livre dont la lecture est incontournable pour quiconque s’intéresse un tant soit peu à ce qui se passe de l’autre côté de la « grande flaque ». Cet ouvrage a le mérite de proposer une vision assez rare de l’histoire d’un pays : celle des exploités de tous bords généralement exclus des discours officiels. Son analyse est tout à la fois historique, politique et économique, sans être trop complexe à lire. Je partage l’avis de Noam Chomsky, l’un des ses amis, qui a déclaré : « Son œuvre historique a changé la manière avec laquelle des millions de gens regardaient l’histoire » des Etats-Unis. Howard Zinn a écrit également « L’impossible neutralité : autobiographie d’un historien militant » et « le XXème siècle américain, une histoire populaire, de 1890 à nos jours ». Son œuvre le plus célèbre, « L’histoire populaire » a été également présentée sous la forme d’une bande dessinée. La photo en tête de paragraphe provient du site Article XI qui propose une retranscription de la conférence donnée par Howard Zinn en juin 2009 à la librairie parisienne Quilombo.

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26janvier2010

Les « Pitauds » contre la gabelle

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Un long combat pour la liberté et les droits.

deux-rois Nous sommes en 1548. Vingt-quatre années se sont écoulées depuis la révolte des Rustauds en Lorraine, dont j’ai eu l’occasion de vous parler dans ce blog. De nouveaux troubles éclatent, dans le royaume de France cette fois : ce sont les régions de l’Ouest qui se soulèvent. Le motif de cette colère soudaine : l’extension aux provinces de l’Angoumois et du Saintonge d’un impôt que les gens du peuple supportent fort mal, la gabelle. L’histoire commence par la publication d’un édit royal, en 1541, imposant aux habitants de ces provinces, comme dans beaucoup d’autres régions, l’achat du sel dans les greniers où il est vendu fort cher à cause des taxes. Il se trouve que ces deux régions sont, depuis des lustres, des zones de marais salant, et que la circulation libre du sel est parfaitement intégrée aux mœurs des habitants. L’arrivée des chevaucheurs de sel (gabelous) qui traquent les contrebandiers et obligent les villageois à se plier à l’ordonnance royale est fort mal perçue. La tension monte progressivement. Les arrestations pour contrebande se multiplient. Des incidents sporadiques ont lieu pendant quelques années, révoltes sans ampleur et mal organisées que la troupe envoyée par François 1er réprime facilement. En 1548, la coupe est pleine et elle déborde : des émeutes éclatent, avec pour premier objectif la libération des prisonniers condamnés à de lourdes peines. Le mouvement prend très vite de l’ampleur, et au bout de quelques temps, vingt mille paysans armés, avec dans leurs rangs quelques seigneurs locaux, guère plus fortunés que leurs sujets, ainsi que quelques curés, s’opposent au pouvoir royal. La répression est féroce mais nécessite l’intervention de deux armées royales. François 1er meurt en 1547, et c’est Henri II qui hérite du problème et  gère la crise de 1548. Le soulèvement populaire prend le nom de « révolte des Pitauds » – les Pitauds étant les paysans à pied, mal équipés, constitués en compagnies dans les armées du Moyen-Age. Cette jacquerie va servir de modèle à de nombreuses autres révoltes qui se produiront sous l’ancien régime. Voyons un peu le déroulement des événements.

carte-de-la-gabelle Le seul impôt direct qui existe au XVIème siècle c’est la Taille. Cet impôt correspond à un rachat de service militaire. Les nobles en sont dispensés puisqu’ils combattent dans les armées royales. Le clergé en est dispensé puisqu’il est censé, de par son rôle, ne pas faire couler le sang. Seul le « troisième ordre », le peuple, est soumis à cet impôt. Les impôts indirects sont nombreux et leur juridiction est complexe. La gabelle est le plus important de tous, mais aussi le plus injuste, car tous les Français ne le paient pas de la même façon. Dans certaines provinces, jouissant de privilèges particuliers, comme le Dauphiné, le Languedoc, la Provence… le sel est moins cher. Dans les régions faisant partie du domaine royal, les prix sont très élevés et augmentent fréquemment. Un habitant d’Orléans paie le sel jusqu’à 30 fois plus cher qu’un habitant de Rennes (voir carte au début du paragraphe). La fraude est importante et sévèrement réprimée. Ce sont souvent des nobles ou des membres du clergé qui organisent et profitent le plus de cette contrebande. Le Roi François 1er décide d’unifier le régime de la gabelle, non par souci de justice mais pour répondre à ses besoins considérables d’argent. La Guyenne (Sud-Ouest de la France) va perdre son privilège de quartage, et va, par conséquent devoir payer le sel au prix le plus élevé. Cette situation est d’autant plus paradoxale que beaucoup de ceux qui habitent les régions côtières travaillent dans les marais salants et sont donc producteurs de sel. Ils vont devoir acheter au grenier à sel et au prix fort, une marchandise qui leur passe quotidiennement dans les mains ! Le rendement des impôts indirects n’étant pas aussi bon qu’escompté, François 1er va « affermer » la collecte à partir de 1548 et c’est ce qui va mettre le feu aux poudres. L’affermage consiste à vendre, contre une coquette somme d’argent, le droit de collecter et d’empocher une partie du montant de la gabelle. Le système leur profitant directement, les fermiers vont organiser de manière plus efficace la collecte de l’impôt et surtout la répression de la fraude. Toute cette pratique entraine des frais considérables et ceux-ci sont répercutés, à volonté, sur le prix du sel. Se dressent donc face à face deux ennemis acharnés, le faux-saunier et le gabeleur (ou chevaucheur de sel) et la guerre va être sans merci.

grenier-a-sel Dans la région d’Angoulême, dans les environs de Jonzac, plusieurs paysans sont arrêtés et emprisonnés pour motif de contrebande. Aussitôt le tocsin se met à sonner dans les villages voisins et plusieurs milliers de paysans, accompagnés de leurs curés, convergent sur Châteauneuf pour libérer les prisonniers. Les paroisses se mobilisent ; des assemblées ont lieu dans chaque village. Les paysans s’arment et choisissent un capitaine. Les compagnies ainsi formées se regroupent, jusqu’à constituer une véritable armée, certes sans grands moyens militaires, mais fortes en nombre et surtout en détermination. La révolte s’étend et le contingent grossit. Un colonel est nommé à la tête de cette armée de va-nu-pieds : il s’agit d’Antoine Bouchard, seigneur de Puymoreau, qui reçoit le titre de « couronnal de Saintonge ». A la surprise générale, le premier affrontement avec la cavalerie royale (une compagnie forte de 800 chevaux) se termine par une débâcle des troupes organisées et une victoire des Pitauds. Antoine Bouchard entraine sa troupe à travers le pays. Les insurgés s’emparent de Saintes et de Cognac. La traque des Gabelous est sans pitié. Le soulèvement gagne la région viticole du Bordelais et l’armée des Pitauds marche sur la ville de Bordeaux qui ouvre ses portes aux révoltés. La population s’empare des fermiers qu’elle massacre joyeusement, pille les greniers à sel et prend le contrôle de la cité. Le gouverneur de Guyenne, Tristan de Monneins, est tué, dépecé et salé comme un goret… Le Roi Henri II ne tarde pas à réagir et envoie ses troupes reconquérir la ville. Le souverain a bien mesuré l’ampleur de la menace puisqu’il envoie deux corps d’armée au complet effectuer cette opération. Il confie la direction des opérations au connétable Anne de Montmorency (gravure 4) qui prend sa besogne bien au sérieux. Une fois la cité reprise en main, les forces royales vont s’occuper des campagnes et de leurs habitants. Mais il faut tout d’abord rétablir l’ordre à Bordeaux. Les élites de la cité, nobles gens, magistrats et négociants ont eu très peur de cette populace déchaînée, et vont réagir avec une violence proportionnelle à leur terreur. Plus d’un millier de personnes sont condamnées à mort. Je vous passe le détail des châtiments auxquels sont soumis les meneurs. Vous n’êtes pas sans savoir qu’à l’époque on ne manque pas d’imagination en matière de tortures et de supplices.

repression_jacquerie_pitauds_montmorency Le bain de sang sera moins important dans les campagnes, mais le Roi entend bien châtier ses mauvais sujets et leurs maudits curés. Là aussi, la chasse aux insurgés et à leurs meneurs va être féroce. Leur chef, Antoine Bouchard, est décapité. La troupe va cantonner chez l’habitant pendant une longue période, s’adonnant à tous les excès auquel peut se livrer la soldatesque en campagne. Certaines sanctions sont symboliques mais montrent bien la volonté royale de casser la sédition : le tocsin ayant servi de signal de ralliement pour les révoltés, les églises sont privées de leur cloche, de façon à rester muettes. Les fermiers sont bien entendu rétablis dans leur fonction ou remplacés lorsqu’ils ont été sauvagement meurtris. En 1549, Henri II, jouant la politique de la carotte et du bâton, fera marche arrière et rétablira la gabelle à son ancien montant, le quartage. Pour un temps, le calme revient dans les provinces révoltées. Le mouvement des Pitauds n’a pas abouti directement et ne peut donc être considéré comme victorieux. Il est surtout intéressant car il va servir de modèle aux futures jacqueries, comme celle des « Croquants » ou celle des « Gautiers » par exemple, dont j’aurai l’occasion de vous reparler. Face à une armée royale aguerrie, solidement équipée et bien organisée, l’armée des Pitauds ne pesait pas bien lourd. Les paysans ne possédaient qu’un équipement militaire des plus sommaires : bâtons, faux et fourches, quelques piques et quelques arcs… La plupart des chefs qu’ils ont élus sont des roturiers comme eux, n’ayant pas de compétences particulières. L’un de ces capitaines est maréchal-ferrant, un autre cabaretier, aucun ne maîtrise le métier des armes. Ce sont parfois même les curés qui prennent la tête de la troupe, n’ayant que leur prestige comme outil de commandement. Peu de gens de noblesse se sont impliqués dans le mouvement. Les Pitauds rédigent leurs doléances ; celles-ci ont trait principalement à la charge trop lourde que représentent les impôts ou au comportement malhonnête et brutal des fermiers. Nulle opposition ne se manifeste à l’égard du Roi. Les Pitauds voudraient qu’il s’intéresse à leur sort, bien misérable, et énumèrent tous les maux dont ils sont victimes. On fait au contraire appel à sa bienveillance et à son esprit de justice pour arbitrer le conflit. La grogne est dirigée contre les serviteurs de l’état et non contre le souverain. Bien du temps va s’écouler encore (presque deux siècles et demi) avant que la structure même du pouvoir et les règles de fonctionnement social soient remises en cause.

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22janvier2010

Un patriarche discret : l’if

Posté par Paul dans la catégorie : voyages sur la terre des arbres.

if-commun L’if fait partie de ces arbres, comme le cormier par exemple, relativement fréquents autrefois dans les contrées boisées, mais de plus en plus rares de nos jours, en dehors des parcs et des cimetières où s’épanouissent parfois de vénérables ancêtres. Bien que les botanistes l’appellent if « commun », il l’est en réalité fort peu et il est carrément protégé dans plusieurs pays ou régions d’Europe. Il était cependant présent un peu partout sur ce continent, mais il ne pousse plus en abondance nulle part ; nous verrons les causes multiples de cette disparition, mais je pense que la principale est liée au manque de patience de l’homo sapiens. Nous n’avons visiblement pas la même perception du temps que ce patriarche inébranlable à la croissance paisible et, contrairement à nos aînés, nous ne portons plus guère d’intérêt pour les symboles d’immortalité. L’âge de certains spécimens se compte en milliers d’années, et l’if a été le témoin de bien des événements de notre histoire. Les taxacées, famille botanique à laquelle appartient l’if, sont déjà présents au début de l’ère tertiaire, et des empreintes fossilisés laissent même penser qu’il existait déjà au Trias (200 millions d’années, ça vous dit quelque chose ?)… Il n’est pas donné au commun des mortels de recevoir la médaille d’argent de deuxième plus vieil arbre de la planète… Ce qui est sûr c’est que nos ancêtres lui témoignaient un grand respect. Il occupait une place importante dans diverses mythologies, et participait en tant qu’acteur ou décor à un grand nombre de légendes et traditions populaires, notamment chez les Celtes. Son bois, d’une très grande qualité, avait de nombreux usages, et permettait, grâce à sa flexibilité, la fabrication d’arcs à longue portée (Taxus signifie arc en latin par ailleurs). Si vous avez l’occasion de rencontrer l’un des survivants français des batailles de Crécy et d’Azincourt, demandez lui donc son opinion au sujet des « longs bows » (arcs longs) anglais… Nos chevaliers et nos gens d’armes en conservent certainement un souvenir ému. Il faut reconnaître qu’il n’est jamais agréable d’être transformé, contre sa volonté, en hérisson ou en porc-épic ! Trêve de plaisanteries douteuses, nous allons essayer d’ébaucher une brève monographie concernant cet arbre…

if-planche-botanique L’if est un résineux (erreur, voir commentaire), mais ce n’est pas un conifère contrairement au séquoïa ou à l’épicéa. Il ne produit donc pas de cônes mais un fruit appelé arille, l’une des rares parties de cet arbre qui ne soit pas un toxique violent. Son aire géographique de répartition est très vaste, de l’Irlande au Caucase, de la Norvège au Portugal, en plaine comme en montagne, puisqu’il pousse jusqu’à 1500, 1600 mètres d’altitude, en particulier dans les massifs calcaires. De proches cousins de cet if européen croissent également, mais toujours avec lenteur, en Chine, au Japon et en Amérique du Nord. Il n’est pas très exigeant quant à la nature du sol dans lequel il va développer ses racines, mais apprécie cependant beaucoup une atmosphère humide et beaucoup d’ombre. Les sols pauvres ne le perturbent pas. Ces raisons expliquent sans doute que l’on trouve des spécimens magnifique en Irlande, en Angleterre, en Ecosse ou bien en Normandie par exemple. Dans cette dernière région, le nombre d’ifs remarquables est impressionnant. Dans le village de la Haye-de-Routot (lisière sud de la forêt de Bretonne), une chapelle a été aménagée à l’intérieur du tronc d’un de ces ancêtres bedonnants. Il faut dire que sa circonférence atteint 12,50 m à un mètre du sol. Les plus beaux arbres se trouvent souvent dans les cimetières. C’est le seul endroit où ils ont trouvé refuge face aux velléités d’urbanisation, de normalisation, et de réaménagement des espaces ruraux, dont les haies bocagères ou les arbres isolés ont souvent été les premières victimes. Jusqu’à ces dernières années, les arbres remarquables étaient « tolérés » tant qu’ils ne dérangeaient pas ou ne présentaient aucun risque. Maintenant qu’ils sont devenus plus rares, les mentalités évoluent peu à peu, et ces arbres sont enfin protégés et admirés. On admet qu’ils font partie du patrimoine naturel mais aussi historique, au même titre que les ruines romaines ou les plus vieux bâtiments industriels. Il n’est jamais trop tard pour bien faire ! La plupart des ifs majestueux ont été plantés ; rares sont ceux, issus de semis naturels, qui atteignent des dimensions imposantes. Si vous résidez ou voyagez plus souvent dans le midi que dans l’Ouest, vous pouvez aussi découvrir des ifs d’une grande beauté dans la forêt de la Sainte-Baume, dans le Var. Il s’agit là d’une forêt, une hêtraie principalement, qui appartenait au domaine royal. On peut y observer quelques uns des plus beaux ifs « sauvages » de notre pays.  Avant d’effectuer un quelconque « pélerinage », vous pouvez aller donner un coup d’œil dans la catégorie « ifs remarquables » du blog de l’ami krapo arboricole. Il en a déjà recensé et photographié une dizaine. Les reportages sont sympas et je ne veux pas marcher sur ses plates-bandes d’autant que son site est en passe de devenir  l’un des plus célèbres de la blogosphère « nature » !

if-de-saint-ursin L’if joue un rôle important dans la cosmologie et dans la religion celte. Comment ce peuple aurait-il pu ignorer un arbre pareil, alors qu’il était convaincu de l’existence d’une vie dans l’au-delà et par conséquent de l’immortalité de l’âme. Les Celtes ne pouvaient trouver de plus beau symbole dans la nature, correspondant à ces croyances. Les morts étaient donc souvent mis en terre à proximité des ifs. Les Celtes avaient une vision très « naturelle » de la vie éternelle, inspirée par les cycles infinis qu’ils pouvaient observer autour d’eux : la renaissance de la nature au printemps, après sa mort en fin d’automne, le flux et le reflux de l’eau dans l’océan, le mouvement perpétuel des étoiles dans le ciel… Eternelle disparition, éternel recommencement. Contrairement à d’autres arbres sacrés, les ifs avaient une signification symbolique bien singulière et ils n’étaient pas censés personnaliser une divinité. L’idée était judicieuse car cela leur a certainement évité une mort assurée sous la hache des missionnaires chrétiens. Leur présence au voisinage des lieux d’inhumation a été considérée comme « religiously correct », et il n’y a pas eu de fatwa proclamée à leur encontre. Nos ancêtres se sont très vite aperçus que l’if possédait des qualités fort intéressantes, en particulier la robustesse et la flexibilité de son bois. De là à choisir cette essence pour en faire un arc, il n’y avait qu’un pas à faire et il a été vite franchi. D’autant qu’on s’est aperçu, un peu plus tard, sans doute à l’époque gauloise, que la résine de l’arbre constituait un poison redoutable si l’on enduisait avec la pointe des flêches…  A proximité de la momie de l’homme des glaces, Otzi, mort il y a 5300 ans, les archéologues ont retrouvé un arc et un petit manche de hache, tous deux fabriqués en bois d’if. L’usage de cet arbre était connu aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe. Les premiers habitants de l’île de Vancouver au Canada, se servaient du bois des variétés locales d’if (if de l’ouest et if du canada), d’une dimension plus modeste que celle de l’if commun, pour fabriquer des pagaies pour leurs pirogues. Ces pagaies étaient à la fois lourdes et tranchantes et pouvaient servir d’armes. L’usage du bois d’if pour les arcs était aussi connu des Amérindiens. Le bois de l’if est très compact, très dense, et pourrait se prêter facilement à des travaux d’ébénisterie s’il n’était pas aussi rare. Le bois de cœur possède une très belle coloration brun orangé et une veinure délicate. Il se travaille facilement et prend un très beau poli une fois poncé. Dans les vieux traités, on explique qu’il peut très bien, une fois coloré en noir, prendre l’apparence de l’ébène.

if-de-louest Les demandes de la société industrielle ne sont bien entendu plus du même ordre que celles de l’ancien temps. La gestion des ressources naturelles a pris une toute autre dimension. Pendant longtemps, par exemple, les forestiers américains ont boudé les variétés locales de cet arbre : troncs trop petits pour le sciage, croissance trop lente pour la pâte à papier, bref, rien de bien profitable. Les choses ont changé lorsque les laboratoires pharmaceutiques ont découvert que l’on pouvait tirer de de l’écorce de l’if de l’Ouest (Taxus brevifolia) une substance chimique, le taxol, qui joue un rôle de premier plan dans un traitement anti-cancéreux. Comme le fait remarquer un journaliste canadien, l’arbre a changé d’image en quelques années : il est passé du statut de « déchet forestier », à celui de « merveille des grandes forêts de l’Ouest ». Le problème c’est que la substance est présente en quantité infinitésimale dans l’écorce et qu’il a fallu abattre des quantités d’arbres phénoménales pour répondre à la demande. On est donc passé de l’abattage pour « éradication » à la surexploitation pour « une juste cause économique », paradoxe fréquent dans un contexte où le rôle écologique d’un végétal est très rarement pris en compte. On s’est aperçu que la quantité de « matière » disponible ne pourrait en aucun cas répondre à la demande. On pouvait aussi exploiter simplement une partie de l’écorce et ne pas procéder à des coupes à blanc. On  a découvert récemment aussi qu’une variété de champignon pouvait permettre de produire la même substance en quantité non négligeable. L’exploitation de l’if de l’Ouest a été réglementée partiellement par le gouvernement canadien.

if-bois Nos ancêtres ignoraient bien entendu cet usage singulier de l’if, mais peut-être les Celtes ne s’étaient-ils pas trompés, après tout, en lui attachant une symbolique de vie éternelle. Le « poison » pouvait devenir une substance bénéfique dans certaines maladies ; cette situation n’est pas rare dans le monde végétal ! Ce n’est qu’une question de dosage après tout… Aconit, Belladone, Cigüe… etc… ont de multiples usages ! Les feuilles de l’if constituent la partie la plus dangereuse à ingérer, y compris pour les animaux domestiques. En fait la seule production de l’arbre qui soit comestible, ce sont les arilles, à condition toutefois de se contenter de consommer la pulpe entourant la graine, et de recracher soigneusement cette dernière qui est toxique également. Les symptômes d’un empoisonnement par ingestion d’if sont caractéristiques : froideur générale dans tout le corps puis décès par étouffement (« Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux » de Pierre Lieutaghi). Rassurez-vous, le goût du feuillage n’a rien de plaisant, et votre belle mère ne se débarrassera pas aussi facilement que ça de votre présence ! L’une des causes principales de décès liée à ce poison autrefois était son utilisation comme substance abortive. En cas d’erreur de dosage, l’issue pouvait être fatale. La protection des animaux pâturant en liberté est peut-être l’une des raisons pour laquelle les ifs se sont retrouvés peu à peu enclos dans les cimetières. Rien ne vient étayer cette thèse défendue par certains naturalistes, de manière vraiment solide. Ce que l’on sait par contre c’est que les chevaux, les ânes et les mules sont particulièrement sensibles à cet empoisonnement. Certaines personnes racontent que c’était une cause de mortalité des chevaux tirant les corbillards lors des funérailles dans les cimetières… La cérémonie s’éternisait, les animaux s’ennuyaient et s’occupaient en mâchonnant ce qui poussait à leur portée. Là aussi, les statistiques font défaut pour étayer cette affirmation !

taxus-baccata-fastigiata Pour conclure cette brève étude, je dirai qu’il ne faut pas oublier non plus le rôle ornemental de l’if. Je ne parle pas bien entendu des haies sinistres pour lequel on l’a employé à une certaine époque, depuis peu révolue. Je pense bien entendu aux arbres isolés, seule situation qui permette de le mettre vraiment en valeur. L’if commun a un port plutôt étalé, avec une cime pyramidale. Il faudra que vous soyez patients avant de pouvoir profiter de son ombrage pour piqueniquer en famille. Disons que ce projet risque plutôt de concerner vos lointains descendants ! Son cousin irlandais a une très belle forme fuselée, des dimensions plus réduites et permet, dans un parc ou dans un grand jardin, de recréer l’ambiance d’un paysage méridional (campagne provençale ou toscane). Il remplace sans problème le cyprès méditerranéen dans ce rôle et présente l’avantage de beaucoup mieux résister aux hivers froids et humides. J’en ai planté un il y a quelques années, et il s’est fort bien adapté à ma terre plutôt lourde. Il poursuit sa croissance tranquillement, gagnant une dizaine de centimètres chaque année. Le vert sombre de ses aiguilles n’est pas une couleur très gaie, mais cela enrichit la palette des couleurs présente dans le parc : le contraste avec les coloris jaunes ou rougeoyants des érables est du plus bel effet à l’automne. Ce n’est pas parce que le bois précieux de l’if a perdu son prestige avec la disparition d’une bonne partie de ses usages qu’il faut pour autant oublier cet arbre.

Origine des illustrations : photos 1, 4 et 6 : wikipedia commons – photo 3 : Ouest France – photo 5 : la Feuille Charbinoise – photo 2 : copie d’une flore ancienne.

Sous les ifs noirs qui les abritent,
Les hiboux se tiennent rangés,
Ainsi que des dieux étrangers,
Dardant leur œil rouge. Ils méditent.

(Baudelaire – les fleurs du mal)

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20janvier2010

Le camp d’internement d’Arandon en 1939/45

Posté par Paul dans la catégorie : Espagne révolutionnaire 1936-39; tranches de vie locale.

Chronique anniversaire d’une chronique.

Il y a un an et un jour, sur ce blog, je publiais une chronique intitulée « d’une recherche dans un domaine… à une découverte dans un autre« , dans laquelle je faisais part de mon étonnement d’avoir découvert, à quelques kilomètres de la maison, un camp d’internement datant du dernier conflit mondial. Ce lieu avait servi de prison, dans un premier temps pour les Républicains espagnols « accueillis » dans le département de l’Isère, puis pour des réfugiés politiques, juifs, d’origine allemande ou autrichienne, internés lors de la déclaration de guerre avec l’Allemagne. Le camp d’Arandon semblait effacé de la mémoire de tout un chacun, en particulier de celle des « locaux ». Depuis la publication de ce billet, j’ai eu de nombreux contacts ; des commentaires nouveaux ont été publiés sur le blog tout au long de l’année ; j’ai reçu un certain nombre de courriels, et plusieurs autres sites ont fait des liens vers « la feuille charbinoise » pour inciter leurs lecteurs à consulter le document. Des éléments nouveaux sont apparus, et je me suis dit que je ne pouvais pas laisser ce travail en l’état et qu’il me fallait le réactualiser. Cette chronique anniversaire est donc un peu particulière et ne prend son sens que si vous faites l’effort de consulter ou de relire la toute première publication. Parallèlement à cette mise à jour que je fais, une exposition est organisée au Musée de la Résistance à Grenoble. Elle s’intitule « le train s’est arrêté à Grenoble », et traite de l’internement des réfugiés espagnols sur l’ensemble du département de l’Isère. Elle est ouverte aux visiteurs, sauf erreur de ma part, jusqu’au mois d’avril. En ce qui concerne la seconde période d’utilisation du camp, j’ai eu l’occasion de me procurer et de lire l’ouvrage (épuisé) de David Vogel « Et ils partirent pour la guerre », éditions Denoël, qui raconte l’enfermement des réfugiés juifs « étrangers ». Je fais référence à ce livre pour certaines citations choisies dans cet article. Il s’agit d’une autobiographie, même si l’auteur a choisi de donner un autre nom à son héros. David Vogel est mort en déportation, et son manuscrit, rédigé en 1942 entre deux internements, puis dissimulé, n’a été retrouvé et publié qu’en 1990.

Février 1939, le palais de la houille blanche, situé parc Paul Mistral, à Grenoble est surchargé. Bien qu’il ne soit absolument pas prévu pour cet usage, plus de deux mille réfugiés espagnols transférés depuis les camps situés vers la frontière, y sont enfermés depuis le 31 janvier. Le préfet de l’Isère est bien conscient du caractère explosif de la situation qu’il a sous les yeux et cherche désespérément à transférer le « fardeau » vers d’autres localités de l’Isère. L’opération est d’autant plus délicate que les réfugiés sont « officiellement » dans une situation sanitaire préoccupante. Mais la contagion que l’on craint le plus, c’est celle des esprits. Il ne faudrait pas que ces « rouges » aient la possibilité de contaminer la population locale avec leurs idées de changement social et de révolution. Les mesures d’enfermement doivent donc être strictes, tout en gardant une apparence un tant soit peu humanitaire. La quarantaine pour raisons sanitaires va permettre de limiter au maximum les contacts avec l’extérieur et va compliquer considérablement le travail des associations d’entraide. Les gardes mobiles ont reçu des consignes strictes. Nulle personne « étrangère au service » ne doit pouvoir pénétrer dans l’enceinte du palais de la houille blanche, parc Paul Mistral, surtout pas les journalistes. Lorsque des malades doivent être hospitalisés, d’importantes mesures sont prises pour les isoler. Le problème c’est aussi que l’on a besoin des locaux pour d’autres usages : la foire de Grenoble approche ! Les conditions de vie sont telles qu’au printemps on dénombre une cinquantaine de décès parmi les internés. Il faut donc déplacer 2300 personnes, hommes, femmes et enfants, le plus rapidement possible. Après avoir recensé les sites potentiellement intéressants, le préfet prend sa plume et écrit aux maires concernés. La réponse à sa demande est très claire : un tollé de protestations. Seul le maire de la petite commune d’Arandon, dans le Nord-Isère, un industriel de l’automobile, Mr Vialle, qui a dû cesser son activité en 1937, saisit au bond l’occasion de valoriser des locaux dont il n’a plus guère l’usage. Le problème c’est qu’il s’agit de locaux industriels, peu adaptés à l’hébergement, et qu’une partie seulement des bâtiments est disponible, les autres étant déjà loués pour d’autres usages. Un accord est trouvé entre les parties, mais auparavant, le préfet doit faire front à une véritable fronde des maires du canton de Morestel qui ne veulent pas supporter seuls les coûts et les « risques » d’une telle opération. Le préfet se veut rassurant et envoie un nouveau courrier qui est une merveille de diplomatie. Il argumente sur deux points principaux  : les personnes transférées à Arandon seront bien enfermées et surveillées et les fournitures nécessaires à la construction et à l’entretien du camp seront achetées aux commerçants locaux…

1300 détenus sont conduits dans le nouveau camp, majoritairement des femmes et des enfants. Les moyens financiers annoncés pour la rénovation ne sont pas disponibles et peu d’aménagements sont réalisés, faute de temps et d’argent. Les conditions de détention sont désastreuses. Un rapport est rédigé par un médecin expert, le docteur Ouillon, en date du 27 juillet 1939. Cet inspecteur départemental de l’hygiène dénonce les insuffisances sanitaires multiples de l’installation. Ce document est aussi une merveille d’hypocrisie. Au fil des pages, L’enquêteur énumère les insuffisances sanitaires qui sont criantes, dresse une liste de travaux de première nécessité, avant de conclure que, compte tenu du contexte, il comprend bien que ses exigences ne puissent être satisfaites et que… les choses peuvent bien rester en l’état. Quelques exemples choisis au fil du texte permettent de se faire une idée de l’aménagement des locaux. Trois hangars sont utilisés : l’un sert de réfectoire, le second de dortoir, et le dernier abrite cuisine, infirmerie et salle des gardes. Le dortoir est cloisonné à l’aide de planches de façon à séparer les hommes, les femmes et les quelques ménages qui résident dans le camp. Le couchage est sommaire : des paillasses sont étalées sur un plan en bois surélevé. Selon le médecin, les couvertures et les draps sont fournis en nombre suffisant. La cuisine comporte un équipement sommaire, et il n’y a qu’un seul cuisinier permanent rémunéré pour 1300 pensionnaires. Un tour de rôle est établi parmi les prisonnières pour l’aider dans sa tâche. « La nourriture manque peut-être un peu de variété, […], mais elle est suffisante en quantité et en qualité. » Une laiterie est aménagée pour préparer les biberons des 32 nourrissons que l’on trouve dans le camp. Le médecin déplore l’absence d’un placard grillagé qui permettrait de protéger le lait des mouches. Un médecin fait un passage quotidien. Il est assisté par une infirmière française et deux espagnoles « volontaires » recrutées parmi les femmes du camp. « Il y a lieu de remarquer qu’en cas d’épidémie même bénigne, cette infirmerie se trouverait tout à fait insuffisante » Rappelons qu’il s’agit d’une population qui a été maintenue en quarantaine à Grenoble en raison d’une « situation sanitaire jugée plus qu’inquiétante », liée aux conditions de vie dans un pays en guerre. Côté hygiène, il y a en tout 8 douches pour les femmes et 4 pour les hommes, ainsi que 3 bassins à laver. Les latrines sont en nombre limité et très sommaires. Rien ou presque n’est prévu pour l’évacuation des eaux usées : « Il existait, lors de ma visite, une insuffisance manifeste de draînage et d’égout » explique en langage très châtié le docteur Ouillon. « En raison de la grande quantité d’eau qu’emploient ces 1224 personnes, à quoi venaient s’ajouter encore les pluies diluviennes survenues dans la région, la cour était remplie de flaques d’eau croupissantes. » Histoire de compléter ce tableau déjà peu flatteur, notre brave inspecteur remarque également que les locaux sont pratiquement inchauffables, or la région a la réputation d’être humide l’automne et très froide l’hiver…

Heureusement, la sécurité des populations locales est assurée : « Le camp est entièrement clos par un double rang de deux mètres de hauteur de fil de fer barbelé. Entre les deux rangs, il existe un véritable chemin de ronde où se promènent les gardes mobiles. Il y a une sentinelle à chaque ouverture. La surveillance est constante et effective. » « L’espace clos est très vaste (un hectare ou deux ?) ce qui atténue dans une certaine mesure le danger signalé (propagation des épidémies) et rend moins présente la rigueur policière » Qu’en termes élégants ces choses là sont dites ! Je vous garde la conclusion de ce rapport pour la bonne bouche : « On peut dire qu’actuellement les réfugiés espagnols trouvent à Arandon des conditions de vie qui, sans être tout à fait confortables, sont néanmoins suffisantes. Aucun ne se plaint. La grande majorité présente des mines florides et réjouies, qui, pour celui qui les a vus à leur arrivée en France, atteste assez la valeur de l’hospitalité qui leur a été accordée dans l’Isère. »
Il n’en reste pas moins qu’une fois la guerre déclarée avec l’Allemagne, ces détenus deviennent fort encombrants. L’administration va faire des pieds et des mains pour convaincre ces braves gens qu’un retour en Espagne est le meilleur choix possible et qu’il ne faut pas hésiter. Le sous-préfet de la Tour du Pin se déplace en personne pour promouvoir cette idée de retour au pays natal, puisque « le conflit est maintenant terminé ». On propose également aux hommes en bonne santé de rejoindre les CTE (Compagnies de Travailleurs Etrangers) qui œuvrent notamment sur la fameuse ligne Maginot. Il n’est quand même pas question de proposer des armes à ces individus dangereux ! Je reviendrai sur cette question du devenir des Républicains après la déclaration de guerre dans une autre chronique car je ne voudrais pas trop m’écarter de mon sujet.

En octobre 1939, David Vogel, citoyen autrichien de confession juive, réfugié en France depuis plusieurs années, est arrêté par la police française. Après divers transferts, il sera à son tour conduit au camp d’Arandon qui est devenu un lieu de détention pour de nouveaux « étrangers indésirables », les réfugiés qui ont quitté le grand Reich pour sauver leur peau. Lorsqu’il arrive avec ses compagnons de détention, le camp est pratiquement désert ; sauf quelques femmes, la plupart des Espagnols sont repartis début octobre. Les bâtiments sont déserts, remplis de détritus, particulièrement sinistres. « Le long des murs, on avait construit des châlits de bois superposés, larges de deux mètres. Une rangée supplémentaire était aménagée au milieu de la salle. Un espace d’environ quatre-vingts centimètres séparait la couchette inférieure de celle du dessus. […] A la paille pourrissante étalée partout se mêlaient toutes sortes d’ustensiles cassés et de débris divers. […] La pièce avait beau mesurer dans les douze mètres de haut, elle puait et la poussière vous prenait à la gorge. » Dès leur arrivée, les cinq nouveaux prisonniers sont invités manu militari à déblayer, nettoyer, vider les latrines… Petit à petit, le camp se remplit de nouveau. Le commandant du camp, le capitaine Ledoux, un chasseur alpin, mène sa troupe à la baguette et instaure une discipline de fer. Après tout ce ne sont que des « ennemis » qu’il a sous sa garde, ennemis parmi lesquels certains sont certainement des agents de la cinquième colonne… Un contingent de plusieurs centaines de prisonniers arrive du camp du Chambaran, autre lieu d’internement des « étrangers » dans le département. Un tri savant vient d’être effectué : les « politiques » sont restés à Chambaran, les « juifs » ont été déplacés à Arandon. Les autorités françaises font du zèle. La situation des détenus ne s’arrange pas. « La pitance était maigre et mauvaise, le pain toujours rassis, dur comme pierre. On nous distribuait midi et soir la même soupe claire ; un morceau de viande fibreuse, insipide et impossible à découper, quelques haricots secs dans beaucoup d’eau ; des lentilles noirâtres mêlées à des petits cailloux, les mêmes que l’on versait dans de grandes auges, près de la porte, pour nourrir les cochons du maire… » Un élément ressort en effet des divers témoignages : le propriétaire des lieux a tiré profit de différentes manières de la présence des réfugiés espagnols puis des prisonniers allemands dans son usine. Les hommes ont été embauchés pour diverses corvées, tel l’abattage de bois, par exemple, n’ayant aucun rapport avec le fonctionnement du camp.

Bien qu’il n’y ait aucune raison sérieuse de maintenir ces hommes en détention, bien peu sont libérés. Pendant l’hiver 1939/40, quelques uns sont volontaires pour s’engager dans la légion étrangère. Les autres restent et profitent des bienfaits de la saison froide : dans les dortoirs, le chauffage est défaillant, et la température descend jusqu’à moins 3. Le 28 février les derniers prisonniers du contingent de David Vogel séjournant à Arandon sont déplacés dans la drôme, à Loriol. Le camp paraît donc désert à partir de cette date. La suite de l’histoire reste toujours à reconstituer, car il ne semble pas que les locaux aient été abandonnés. Lors de la signature de l’armistice, les archives ont été partiellement détruites, ou bien évacuées et perdues. En 1945, les dernières traces ont été effacées. On ne sait donc pas à quoi ont servi les baraquements entre juin 1940 et la fin de la guerre. Faute de documents officiels ne restent plus que les témoignages pour reconstituer le déroulement de ces quatre ou cinq années . C’est la période concernant le séjour des Républicains qui est la mieux renseignée dans les archives. Grâce aux différents échanges de courriers, aux rapports, aux directives données par le préfet à Grenoble ou le sous-préfet, on possède pas mal de données administratives sur l’internement des rescapés de la « Retirada ». On sait par exemple que les internés d’Arandon étaient majoritairement originaires du Pays Basque. On sait qu’il s’agissait essentiellement de femmes, d’enfants, ou de familles complètes. Les hommes en âge de combattre , soldats, miliciens ou militants, c’est à dire les éléments « les plus dangereux », étaient maintenus ou renvoyés dans les camps du Sud de la France, dans lesquels régnaient des conditions bien plus épouvantables encore. Le gouvernement français les avait baptisés « camps de concentration », terminologie que l’on essaiera plus tard de faire oublier, bien entendu. Le principal souci des autorités était de se débarrasser de ces individus au plus vite ; le seul choix qu’on leur laissait parfois était celui de la frontière à laquelle on les reconduirait pour les livrer à leurs bourreaux franquistes.
Ce qui fait le plus défaut, au niveau du camp d’Arandon, ce sont les données humaines. Les sources iconographiques sont très rares ; les témoignages aussi. Il faut les rassembler petit à petit pour ne pas oublier ce lieu qui a bien failli disparaître de la mémoire régionale ; un vrai travail de fourmi… Heureusement, de plus en plus de descendants de ces réfugiés si mal accueillis dans le beau pays de France, veulent connaître l’histoire de leurs aînés et remuent ciel et terre pour que ce travail de mémoire s’effectue.

NDLR –  L’affiche publiée en tête d’article est celle de l’exposition qui a lieu à Grenoble. Les photos 2 et 3 sont d’anciennes cartes postales – Les photos 4 à 8 ont été prises ce jour et montrent ce qui reste des anciens bâtiments. Il s’agit actuellement d’une friche industrielle. Certains toits s’effondrent et quelques constructions désordonnées ont été rajoutées au gré de l’imagination des bâtisseurs. En comparant avec la vue ancienne (photo 3) on peut se faire une idée de ce qui fait partie des bâtiments d’origine et de ce qui n’en fait pas partie. Aucune plaque commémorative d’aucune sorte que ce soit ne fait référence ni au constructeur de l’usine (Vialle) ni à ses occupants de 1939/40.  Par temps de pluie, les lieux sont particulièrement sinistres. Les clôtures ont bien entendu disparu, mais la structure des lieux (entre un étang, une voie ferrée et une petite route) permet de se faire une idée assez exacte de la place occupée par le camp. D’autres photos sont disponibles : nous pouvons en fournir une copie aux personnes intéressées ; leur reproduction est autorisée à condition de faire mention de leur origine. Cette chronique est dédiée à tous ceux qui nous ont motivés pour continuer l’enquête. La collecte d’infos, d’images et de témoignages continue.

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17janvier2010

Détruire et reconstruire : vous aimez les chiffres ?

Posté par Paul dans la catégorie : Humeur du jour; Vive l'économie toute puissante.

drapeau_haiti Je ne m’appesantirai pas sur la terrible catastrophe qui frappe le peuple haïtien. Il faut espérer que les guignols qui s’agitent en permanence derrière les caméras des télévisions et les micros des radios seront capables de transformer leurs gesticulations en actes concrets sur le terrain. Je ne me joindrai pas au concert des pleureuses ; je ne me suis jamais senti à l’aise dans ce rôle, et l’actualité immédiate ne manque pas de prétendants et de prétendantes pour le faire à ma place. Je ne me joindrai pas au chœur des analystes qui cherchent des causes aux malheurs répétés des Haïtiens. Les responsables sont connus, et chacun sait que les catastrophes naturelles font systématiquement plus de victimes dans les pays où règne la misère que dans ceux où les habitants bénéficient d’une relative opulence. L’île a servi de terrain de jeu et d’expériences aux Etats Unis et autres grandes puissances depuis plus d’un siècle. A peine ce pays avait-il sorti la tête de l’esclavage que des « oncles » bienveillants se chargeaient de l’enfoncer à nouveau dans d’autres détresses (cf « histoire populaire des Etats-Unis » – Howard Zinn – Editions Agone pour plus de détails). Certes il est assez écœurant de voir ceux qui ont provoqué l’hémorragie offrir ensuite les garrots et les pansements. Mais tout cela est prématuré et les victimes qui errent dans les rues de Port au Prince ont besoin d’autres secours dans un premier temps que de pamphlets idéologiques. Mais il faudra bien un jour que les masques tombent et que ce gigantesque et horrifiant carnaval se termine.

carte-haiti Je suis quand même estomaqué quand je vois les prestataires de service dans le domaine de l’info-propagande s’extasier sur la générosité des « grands ». Les dames patronnesses se bousculent à la sortie de la messe. Une catastrophe naturelle, c’est du pain béni pour le grand spectacle, l’occasion pour certains journalistes de se mettre en scène dans un show aussi impressionnant qu’écœurant. Il n’y a rien à comprendre ; il suffit de s’apitoyer. Contrairement aux guerres, il n’y a ni méchants, ni gentils, que des malheureux à secourir sans se poser de questions, une magnifique occasion d’étaler sa générosité, de promettre d’effacer les dettes, de tout recommencer dans un grand élan de solidarité. Histoire de relativiser toutes ces histoires de chiffres, et surtout de ramener la bonne volonté des grands de ce monde à leur juste proportion, je voudrais vous donner simplement quelques points de comparaison tristement « terre à terre ». Les USA offrent une aide d’urgence de cent millions de dollars. Les Nations Unies estiment les besoins financiers, dans un premier temps, à 600 millions de dollars. Je ne sais pas trop sur quelle base de telles estimations sont faites, aussi rapidement, mais bon, ce n’est pas mon métier. Obama va demander au congrès américain une rallonge de 33 MILLIARDS de dollars, pour financer les destructions massives et les assassinats « chirurgicaux » perpétrés en Irak et en Afghanistan (en attendant la petite rallonge indispensable pour le Yémen, la Somalie, le Pakistan…). Ce petit capital va s’ajouter aux sept cent huit MILLIARDS de dollars qui seront officiellement consacrés à la « défense » en 2010 par ce gouvernement. Encore s’agit-il des dépenses officielles, estimation à laquelle échappent beaucoup de budgets parallèles, orientés eux aussi vers l’effort de guerre. On peut donc parler d’effort sans précédent du géant US, encore faut-il savoir lire les chiffres et relativiser les choses. Le Président des Etats-Unis s’apprête à octroyer aux Haïtiens pour les aider à relever la tête, un sept-millième ou un huit-millième de l’argent qui va servir à mettre au pas d’autres pays de la planète. Vous me direz que c’est mieux que rien et que cet argent aurait pu aussi être affecté à d’autres tâches moins humanitaires… Extasions nous donc sur la générosité de l’Empire.

haiti-deux-siecles-de-tumultes Côté français, toute occasion est bonne pour effectuer de nouvelles gesticulations, annoncer des déplacements officiels ou réclamer à cor et à cri des « conférences officielles », des « tables rondes internationales » auxquelles ne s’intéressent que les aficionados de ce genre de spectacles. Ira-t-on jusqu’à inviter quelques Haïtiens à Davos, pour leur offrir des petits fours ? L’attitude de Mr Besson annonçant l’arrêt temporaire des expulsions d’Haïtiens sans papiers, vers les ruines de leur pays, est lourde de signification. Elle montre à quel point, dans notre pays comme dans d’autres, le besoin de communiquer à propos de tout et de n’importe quoi l’emporte sur n’importe quelle considération humaine et intelligente. Le souci primordial est d’occuper l’espace médiatique, quitte à proférer des absurdités, à tenir des propos indécents, le tout avec un sourire carnassier, histoire de montrer en quel point on peut être « compréhensif de la misère humaine ». La « gerbe d’honneur » de la semaine, comme le dit si bien le portail d’information « Rezo.net ». Quand la situation se sera un peu calmée, et que quelques lieux de réceptions corrects pourront être aménagés, les survivants du tremblement de terre pourront toujours aller baiser les pieds de notre « leader minimo » à nous (un de mes amis parle de « nombril sur pattes » et c’est plutôt bien vu), voire même obtenir des billets d’entrée gratuits pour un concert de Carla Bruni.

Non, messieurs les « grands commis » du pouvoir, tâcherons de l’information, Haïti n’est pas « marquée par le destin », ni « frappée par le courroux divin ». Haïti est victime d’un système qui veut que les pays les plus pauvres n’ayant plus rien à offrir comme richesses naturelles aux prédateurs qui gouvernent la planète, ces pays là n’intéressent personne et surtout pas les multinationales, « en temps ordinaires ». Tant mieux si la charité permet d’octroyer quelques miettes aux survivants, mais il faudra que les organismes internationaux aient mieux à offrir si l’on veut que les crises à répétitions ne contribuent à effacer définitivement un pays de la surface de la planète. Chapeau aux secouristes et aux médecins qui opèrent sur place ; espérons que les querelles de préséance et le désir de s’exhiber de certains politiciens ne leur mettront pas des bâtons dans les roues.

Je n’ai guère eu envie d’écrire cette fin de semaine, coincé entre les images insoutenables en provenance de Port au Prince, et la fin de la lecture d’un ouvrage terrible (Osvaldo Bayer – « la Patagonie rebelle » – éditions ACL) qui raconte la répression dont furent victimes les peones argentins révoltés en 1921… Des milliers de fusillés pour avoir réclamé un peu plus de « générosité » de la part de leurs patrons, propriétaires d’estancias mesurant plusieurs centaines de milliers d’hectares. Aucun rapport entre les deux événements, me diront certains… Vous en êtes vraiment si sûrs que cela ?

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13janvier2010

De fil de neige en aiguille de glace…

Posté par Paul dans la catégorie : au jour le jour....

Qu’il est doux de s’agiter calmement…

des-yeux-noirs Des yeux étranges me surveillent depuis que j’ai commencé à écrire cette chronique. Je suis donc obligé d’être quelque peu attentif à mes propos. On ne sait jamais ce qui peut se passer…
Une dizaine de jours dans la neige (une bonne trentaine de centimètres), c’est un phénomène suffisamment rare dans notre région vallonnée mais point trop élevée, pour que l’on prenne un peu le temps de s’appesantir sur cette étrangeté météorologique. Cela vaut bien une bonne balade chaque après-midi, histoire de surveiller un peu ce qui se passe dans le voisinage et surtout dans la nature. La quantité impressionnante de traces que l’on peut observer dans les champs, sur les talus ou au bord des chemins, témoigne d’une vie animale intense, qui échappe d’ordinaire à notre perception. Hier après-midi, nous avons fait un long circuit sur le plateau en dessus de chez nous. Malgré la bise malveillante qui nous cinglait le visage par moments,  c’était fort agréable, d’autant qu’une petite séance lecture écriture nous attendait au retour, ainsi qu’une paire de pantoufles bien chaudes. Une fois dans la maison, nous avons cependant estimé, à la suite d’un auto-diagnostic très complet, qu’il n’était pas nécessaire de recourir au vin chaud, pour sortir d’une quelconque hypothermie. Depuis qu’on a mis le nez dehors par moins 20° l’hiver dernier au Québec, on frime terriblement, et on n’appelle plus le Saint-Bernard et son tonnelet lorsque le thermomètre flirte seulement avec les moins 3 ou les moins 4. Bien que je ne l’apprécie guère, je dois reconnaître que la neige présente quelques avantages. Elle gomme certains défauts du paysage parce qu’elle l’uniformise. Les maisons neuves des lotissements par exemple s’intègrent mieux au village ancien. L’étalage d’objets en plastique de couleurs criardes qui orne d’habitude chacune de ces demeures se transforme en une collection de petits monticules discrets, genre taupinières. L’activité tourne au ralenti et la nature reprend quelques uns de ses droits : le paysage a un petit côté sauvage. Faute de moyens, la municipalité ne déneige pas les petites routes et l’on aurait pu faire en ski le circuit que nous avons bouclé. Les automobilistes craignent pour la santé de leurs précieux véhicules et l’on peut marcher pendant au moins dix minutes sans être obligés de se pousser dans le talus pour laisser passer une longue suite de carrosses fringants et pétaradants.

route-blanche Me voilà donc au chaud, la tête remplie d’images scintillantes, l’esprit serein et une petite envie d’écrire qui pointe son nez. Le problème c’est que je n’ai rien de bien structuré dans la tête. Je sens que je vais encore papoter… Je regrette un peu pour le vin chaud, mais bon… Le travail que j’ai effectué pour rédiger la précédente chronique sur l’hiver 1709 m’a pas mal bousculé. La dernière ligne écrite, j’ai eu envie de continuer à chercher d’autres documents, d’autres témoignages… Ce n’est pas la première fois que l’une de mes démarches aboutit à un résultat pareil. Du coup, je me retrouve avec un dossier deux fois plus important que celui que j’avais réuni au départ et le sentiment un peu frustrant que je ne vais pas en faire grand chose. Il faudrait rédiger une chronique à rallonge en quelque sorte. N’empêche je me suis quand même plongé dans une étude un peu plus poussée des conséquences de ces hivers dramatiques au XVIIIème, ici, dans la région. Je me suis dit que la prochaine chronique attendrait bien quelques heures.  : je suis reparti à lire les copies de registres d’état-civil que l’on peut maintenant consulter sur internet grâce au travail remarquable des associations de généalogistes. Je me suis intéressé à nouveau à cette pauvre Eymare Hyver (cf chronique précédente), sur laquelle je ne sais malheureusement que fort peu de choses, ainsi qu’à quelques autres ancêtres dont la vie s’est déroulée pendant cette période tragique de notre histoire. Les météorologues qualifient, avec beaucoup d’élégance, ces quelques dizaines d’années à cheval sur le XVIIème et le XVIIIème de « petite aire glaciaire ». Ces braves paysans ont connu les hivers 1693 et 1694 comme mise en train, survécu parfois à 1709, pour trépasser finalement en 1716. Je dis ça sur un ton léger, mais la réalité, une fois qu’on a le nez dans les registres est vraiment terrifiante. On peut taper tranquillement sur le clavier de son ordinateur une phrase comme « la température dans certaines chaumières descendait jusqu’à moins 10° ». Quand on s’interroge sur le sens profond de ce que l’on vient d’écrire, on s’aperçoit que l’on ne réalise pas vraiment. Il est quasiment impossible de réaliser le décalage. Pourtant, la vérité est là, toute crue, dans les colonnes de chiffres : la même année que cette fameuse Eymare, dans son village (autour de 200 habitants sans doute à l’époque), il y a une trentaine de morts. Rien que le mois de mars, le pire : un décès tous les trois jours. Le curé n’en finissait pas de dire la messe et les témoins (indispensables pour attester d’un décès) de témoigner : une demi-douzaine d’enfants… 3 jours, 3 mois, 6 mois, 1 an au moment de la mort… quelques personnes dans la force de l’âge, quelques « vieux » de cinquante-soixante ans qui se sont accrochés jusqu’aux premiers jours d’avril et qui n’ont pas survécu au chant du coucou, car ils n’avaient plus un sou dans leur poche. Vous connaissez sans doute ce sympathique dicton du coucou, du sou et de la fortune. Son sens caché est plutôt tragique. Celui qui a un « sou » dans la poche, c’est celui qui n’a pas épuisé ses réserves à la fin de l’hiver et qui a donc de fortes chances de survivre. Le corps résiste longtemps aux froids extrêmes, aux privations, à la faim… puis un jour il abandonne la lutte, d’un coup, sans crier gare. Le voisin, venu faire sa tournée, retrouve un corps sans vie allongé sur un grabat à même le sol… Ce n’est pas au cœur de l’hiver que l’on meurt mais à l’aube du jour où l’espérance renait.

silhouette-dans-la-neige Brr… pas gai tout ça. J’ai eu l’occasion de travailler sur des sujets moins noirs. A titre de pause, je vais me remettre à ma chronique de demain… Une nouvelle chute de neige est annoncée pour la nuit. Qu’importe… Le fauteuil est moëlleux ; la tasse de thé bien chaude, toute fumante ; il y a une provision d’oranges dans la corbeille. Le principal souci de la journée a été en effet de  faire le plein en légumes et en fruits autres que surgelés. Le problème a été réglé grâce à un raid dans la matinée sur les stocks du petit supermarché voisin. Deux journées sans livraison, et les prix ont grimpé en flèche. On a l’impression d’acheter les salades vertes au marché noir ! A part ces triviales questions alimentaires, il suffit de sortir de temps en temps pour alimenter une chaudière à bois particulièrement affamée ces derniers jours… Je laisse tomber ma chronique. Un petit coup d’œil à l’actualité des blogs. Rien de vraiment comparable avec 1709, mais guère réjouissant quand même. Il paraît que l’on va encore débattre cette année sur les retraites, conformément aux vœux de notre bon président. Comme « mise en bouche », la presse a publié quelques résultats d’enquêtes bien orientés. On a sondé les Français, mes chers concitoyens. Je ne sais pas trop où, ni avec quoi vu la singularité des réponses. En fait j’ai une petite idée, mais compte tenu de sa vulgarité, je la garderai à l’abri du froid en mon for intérieur. Comme le fait remarquer Sébastien Fontenelle, dans son dernier article sur « Vive le feu », ce sondage est certainement d’une haute valeur scientifique. On a demandé à un millier de personnes, dont la moitié d’actifs environ (ce qui veut dire que l’autre moitié des sondés sont sans doute des retraités), à quel âge elles envisageaient leur départ à la retraite et si elles étaient prêtes à prolonger la durée de leur temps de cotisation… Surprise, les sondés ont anticipé les désirs du gouvernement (et de l’auteur du sondage) et sont prêts, en majorité, à bosser jusqu’à soixante-deux ans au moins. Les 500 retraités sont pour (on ne voit pas pourquoi ils seraient contre !), ainsi qu’une cinquantaine de malades mentaux (la perversité à mes yeux est une maladie) et de politiciens (vous noterez que je distingue les deux ensembles : je ne fais pas d’assimilation hâtive). Et hop, cinq cent cinquante pour, la majorité. Notez que, si j’avais été député européen ou animateur à la télé, j’aurais peut-être continué à mi-temps jusqu’à 65 ou 70 ans. Comme d’habitude, on ne m’a pas sondé. Dommage, comme je suis sympa et respectueux des ceusses qui travaillent et cotisent à leur tour pour moi, j’aurais proposé la retraite à 50 ans, car je pense, personnellement, avoir arrêté au moins cinq ans trop tard…

robinet-gele Ce n’est pas très grave, si je diverge par rapport à la ligne éditoriale que je m’étais fixée, puisque celle-ci ressemblait aux traces des voitures dans la neige : magnifiques courbes sinusoïdales, ponctuées d’arrêts intempestifs contre les talus. Je continue donc à slalomer entre histoire et actualité. Pour en finir avec cette tragi-comédie des retraites, sujet qui me concerne directement, je dois bien le reconnaître, ce que je remarque de plus inquiétant c’est le « glissement » du langage. Du temps où je m’agitais encore avec frénésie, on parlait de la retraite comme d’un DROIT légitime, alors que maintenant on n’en parle plus que sous la forme d’un COÛT (exorbitant va de soi). Je vous dirai un de ces jours le fond de ma pensée (quoique celle-ci n’ait ni fondement ni fondations) à ce sujet… Il a fallu des décennies, voire même des siècles, pour que les manants aient enfin des droits (autre que celui de fermer leur g… et de se cailler l’hiver). On est en train, petit à petit, de balayer cette notion de droit (du moins pour les ceusses en bas de l’échelle) du langage courant, en attendant de la rayer carrément des cadres juridiques. Les conflits sociaux, ces dernières années, n’ont été que des combats d’arrière-garde, cache misère d’une reculade organisée avec la complicité de certains bonzes syndicaux, un abandon programmé des acquis les plus précieux. Méfions nous : de la retraite à la débandade et à la débâcle, il n’y a qu’un pas. Demandez aux maréchaux de Napoléon, si vous en connaissez un, ou bien relisez les ouvrages des grands stratèges : le repli sur des lignes de défense préparées à l’avance n’est en général qu’un doux euphémisme. On comprend donc que les 59 999 000 Français qui n’ont pas été sondés par le JDD, soient légèrement inquiets. Entre deux discours sur le réchauffement climatique, nos vaillants écologistes feraient bien de s’intéresser quelque peu aux questions sociales, histoire que l’on ne croit pas que le vert est une couleur réservée aux élites bien pensantes. A mes yeux, l’écologie n’a de valeur que si elle est accompagnée de l’adjectif « social ».

des-yeux-noirs-encore Je ne vous parlerai pas plus de vert, ce jour, car ce n’est vraiment pas la couleur dominante dans la campagne. Petit coup d’œil au dehors… Même les résineux paraissent noirs par contraste avec la luminosité du sol. A cet instant précis, je suis conscient du fait que nous vivons des moments particulièrement heureux et que nos journées n’ont guère de points communs avec celles de nos lointains ancêtres. En disant cela, bien sûr, j’exclus de mon propos ceux dont les aînés étaient de la haute noblesse ou de la grande bourgeoisie. Il y en a tellement peu que discourir à leur sujet ne m’intéresse guère. Je ne parle que des gueux, si chers à Richepin, eux qui n’avaient que leurs mains et leur cœur pour toute fortune. Le bonheur est l’une des choses les plus fragiles que l’on puisse tenir dans ses mains. Il ressemble étrangement à une plume d’oiseau… Il y a justement un rouge-gorge qui s’empiffre sur la mangeoire. Il est trop nerveux pour que j’ai le temps de le photographier. Rien de grave, l’image est gravée dans ma mémoire. Avant que le manteau blanc ne fonde, n’oubliez pas de faire un joli bonhomme et de lui mettre une carotte au milieu de la figure. Il y a des traditions qu’il ne faut pas laisser filer avec le vent du Nord !
Je suis moins inquiet : les grands yeux noirs n’ont pas changé d’expression. Mes divagations laissent de marbre cette créature issue d’un inquiétant au-delà… A moins qu’il ne s’agisse du masque qu’une sorcière a laissé tomber en se rendant au sabbat !

Illustrations de l’article : toutes les photos sont « maison » bien entendu. Observez bien les empreintes du cliché n°3. Elles ne sont pas courantes, puisqu’il y a non seulement les pattes mais aussi les plumes des ailes qui ont marqué au moment de l’envol de l’oiseau. C’est la légèreté exceptionnelle de la neige qui a permis de conserver ce genre de traces.
Album : la page album photo du blog a été mise à jour (enfin !) avec un document de premier choix, montrant le travail d’information de qualité réalisé par la presse quotidienne dans notre région.

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11janvier2010

Le terrible « hyver » de 1709 et autres grandes froidures de ce siècle-là…

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; tranches de vie locale.

« Dans la plupart des villes et des villages, on y meurt à tas, on les enterre trois à trois, quatre à quatre, et on les trouve morts ou mourants dans les jardins et sur les chemins… […] On voit des gens couchés par terre qui expirent ainsi sur le pavé, n’ayant pas même de la paille pour mettre sous leur tête, ni un morceau de pain. » (témoignage d’un prêtre parisien en 1709).

anno1709 On s’intéresse beaucoup aux fastes du règne des trois « maudits » Louis (XIV, XV, XVI), mais fort peu à ce que furent les conditions de vie du petit peuple des villes et des campagnes pendant ce triste siècle que fut le XVIIIème. On parle des progrès de la science, de la philosophie, de l’humanisme pendant cette période dite « des lumières » mais le regard ne se tourne que trop rarement vers l’immense zone d’obscurité que constituait la « France de tout en bas ». Les longues journées neigeuses de cet hiver 2010 sont pour moi propices à la réflexion et à la relance des quelques recherches que je mène, en généalogie, sur mes ancêtres. La plongée dans les registres d’état civil de cette période est terrible, et, mes ascendants ayant fort peu voyagé, car tous issus du milieu rural, je finis par accumuler pas mal de données historiques, parfois anecdotiques, sur cette période. Le premier épisode dramatique du siècle fut le terrible « hyver » 1709. Cet hiver-là et le suivant, on dénombra huit cent mille victimes. En 1709 ce fut le froid qui fut le principal responsable de l’hécatombe, puis pendant l’hiver suivant, de graves épidémies (dysenterie, scorbut, typhoïde…) vinrent enrichir la moisson funèbre de la grande faucheuse. La population de la France baissa de 3,5 % pendant cette période. En 1709, 1710, on enregistra 2 100 000 décès pour 1 300 000 naissances (valeurs arrondies). Les causes de cet épisode terrible sont à la fois climatiques et économiques. 1710 ne fut pas le seul hiver terrible du XVIIIème siècle, de tels phénomènes se répétèrent à une dizaine de reprises, notamment en 1788/89… Les relations entre cette grande froidure-là et les fortes « chaleurs » de l’été 1789 ne sont en rien fortuites.

L’étude du climat en France au cours des siècles précédant le XXème n’est pas évidente, car les données météorologiques à caractère scientifiques ne remontent pas avant la fin du XIXème siècle, du moins les mesures régulières et précises permettant d’obtenir des statistiques fiables. Cela ne veut pas dire que le monde scientifique ne s’intéresse pas à la météorologie avant cette date, mais seulement de façon anecdotique ou épisodique. Quand on veut engager une étude sérieuse concernant par exemple le XVIIème ou le XVIIIème siècle, on est obligé de compiler les sources les plus diverses et de faire largement appel au travail des historiens. Il faut s’intéresser aux événements signalés dans les almanachs, à la mémoire populaire, pour dater les principaux faits ponctuant l’année agricole (date des vendanges, des moissons, de la récolte des fruits…). L’étude des registres d’état-civil est aussi un élément intéressant – les données concernant 1709-1710 le montrent bien. Dans la commune voisine de chez nous, Morestel, le registre fait état d’une soixantaine de morts en 1709, contre une vingtaine en moyenne les années précédentes. On note également une baisse significative du nombre de naissances. Le même phénomène se produit dans diverses communes des alentours. En 1711, la situation redevient normale. Notre région échappe aux mouvements de troupes, fréquents dans les zones frontalières, et au cortège de maladies qui accompagne l’armée dans ses déplacements. Dans un village du Nord de la France, Camblain, l’épidémie de typhus, dans le sillage de l’armée de Hollande, emporte 115 habitants sur 350 pendant l’été 1710.

mendiants La première vague de froid frappa du 7 janvier au 4 février 1709. La température descendit très bas et ce, pendant une période prolongée : on nota -23° à Paris, -16° ou -17° à Marseille et à Montpellier, ce qui montre bien que le Sud fut lourdement frappé également. Les almanachs rapportent que même le Roi Soleil était importuné par le froid : il devait attendre que son vin dégèle au coin du feu. Le précieux liquide gelait lors de la traversée des antichambres. D’autres durent subir des conséquences beaucoup plus dramatiques. En beaucoup d’endroits, les blés d’hiver furent totalement détruits, et un grand nombre d’arbres fruitiers gelèrent. Les récoltes de l’été 1709 furent catastrophiques. La famine s’installa de façon durable et ceci explique la mortalité par maladie l’automne et l’hiver suivant. Le blé d’hiver résiste en principe à de basses températures, ou à des froids prolongés, sous réserve que la chute du thermomètre ne soit pas trop brutale et surtout que les terrains soient bien ressuyés (pas trop d’humidité à l’automne). La situation est encore meilleure lorsqu’une bonne couche de neige isolante protège le sol. Au cours de l’hiver 1709, aucune de ces conditions ne fut remplie. Quand la douceur printanière arriva enfin, on espérait voir les céréales repartir comme cela avait été le cas lors d’autres hivers, mais tout avait pourri. Les blés de printemps ne furent pas semés en quantité suffisante pour pallier au manque. La pénurie entraina une spéculation effrénée et une flambée des cours impressionnante : le prix du blé s’était multiplié jusqu’à plus de dix fois celui de la récolte précédente. Concernant la viande, la situation n’était guère meilleure car beaucoup d’animaux avaient péri dans les étables. Les colporteurs n’avaient pas d’images assez fortes pour conter les malheurs survenus cette année-là… Les oiseaux étaient figés en plein vol et tombaient comme des cailloux sur le sol. La Garonne, le Rhône et la Meuse, entre autres, étaient gelés et pouvaient se traverser à pied. Le bois de chauffage manquait et il était par conséquent fort cher. La température dans certaines chaumières descendait jusqu’à moins 10° et il fallait une scie pour débiter le pain gelé.

succession-despagne En 1709, le « bon » roi Louis XIV est lancé dans des campagnes militaires incessantes et ruineuses. Il n’a guère l’envie ni le temps d’écouter ceux qui comme Fénelon lui parlent de la misère des petites gens : « Votre peuple, Sire, que vous devriez aimer comme vos enfants, et qui vous a toujours été si dévoué, est en train de mourir de faim, écrit Fénelon à Louis XIV. Plutôt que de le saigner à blanc, vous feriez mieux de le nourrir et de le chérir ; la France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provisions. Vos sujets croient que vous n’avez aucune pitié de leurs souffrances, que vous n’avez d’autre souci que le pouvoir et la gloire. » Nous sommes en pleine guerre de succession d’Espagne, une guerre de plus pendant ce règne qui n’a été qu’une succession de campagnes militaires. L’armée se bat sur tous les fronts : au Nord-Est (Alsace), dans le Sud-Est (Alpes), dans le Sud (Catalogne). Le nom de Marlborough n’évoque pas seulement une complainte enfantine ; il rappelle surtout les sanglantes batailles qui ont lieu cette année-là. Le trésor royal est vide et il faut remplir les caisses par tous les moyens. A cette époque, l’imagination des percepteurs est déjà fertile : on crée les tontines ou (à titre provisoire…) un impôt très impopulaire, le « dixième » : tous les contribuables doivent déclarer leurs revenus annuels concernant les terres, bois, prés, vignes… et verser aux receveurs des tailles un dixième de la somme. Bien entendu clergé et noblesse trouvèrent très vite divers moyens pour être exemptés ou ne payer qu’une participation très réduite. Cela ne fit qu’exacerber la colère du peuple et de la petite bourgeoisie. Plusieurs mouvements de contestation tournent à la révolte, en ville (Paris, val de Loire ou Normandie) comme à la campagne (Provence, Languedoc) : 1709 c’est, par exemple, le début du soulèvement des Camisards dans les Cévennes. Il s’agit bien sûr d’un problème religieux à la base, mais la grande misère des paysans alimente bien entendu le brasier. Le pain manque pour les citadins, et les ruraux, faute de réserve financière, n’ont pas les moyens d’acheter les matières premières qui font défaut. Le nombre de familles réduites à la mendicité augmente considérablement ; les affamés ingèrent n’importe quels aliments et les maladies prolifèrent. Le nombre de rôdeurs sur les grands chemins augmente et les déplacements sont de plus en plus risqués. Les soldats, sans solde et sans nourriture, se paient sur le dos de l’habitant, et extorquent aux paysans ce qu’ils n’obtiennent pas de leur intendance.

famine Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, les hivers rigoureux se multiplièrent tout au long du XVIIIème siècle, bien que ce soit la fin du XVIIème qui ait été qualifiée de « petit âge glaciaire » par les historiens du climat. En 1715/16, la neige persista en grande quantité pendant plus d’un mois. Fin janvier, il faisait moins 22° à Paris. En 1739/40, la grande froidure persista d’octobre jusqu’à mars, même si l’on n’atteignit pas les records précédents. Le même phénomène se reproduisit deux ans plus tard sur l’ensemble du territoire. Pendant ces quatre années, on retrouva des taux de mortalité proches de ceux de 1709/1710. Il y eut ensuite une « accalmie » d’une trentaine d’année, puis le froid revint à l’assaut en 1775/76, mais le phénomène ne toucha pas le Sud de la France. Cette année-là on vit se propager, de façon importante, une maladie jusque-là relativement peu connue, la grippe. Voici la description pittoresque qu’en fait un historien amateur de la ville de Crémieu à deux pas de chez nous. Il s’agit d’un barbier nommé Ollivet, qui avait entrepris de dresser l’inventaire de tous les faits intéressants, survenant tant sur le plan local, qu’à une échelle beaucoup plus vaste. « Dans le courant du mois de décembre 1775, il y eut à Crémieu non seulement dans ses environs, mais dans toute la France, sans les endroits que je ne sais pas, une maladie appelée « grippe » qui est une espèce de gros rhume. Laquelle maladie les médecins la regarde [comme] épidémique. [Elle] commence à saisir au gosier, ensuite donne des points et l’on tousse continuellement, la nuit et le jour. On sait nombre qu’il en est mort à Lyon, plus de 2000 personnes. La plupart sont morts parce qu’on les avait soignés et purgés. Aux environs de Crémieu, il est mort quantité de personnes. A Crémieu, jusqu’à présent, personne en a péri. » Vous remarquerez au passage qu’en 1775/76, les gens (selon le témoignage de ce brave citoyen) étaient aussi méfiants qu’en 2009/2010 quant à l’efficacité des traitements anti-grippaux ! Monsieur de Lalande, de l’académie des Sciences, lança une enquête sur cette maladie et ses conséquences… En 1788/89, l’hiver fut extrêmement difficile sur tout le continent européen : des températures très basses furent notées du 26 novembre au 20 janvier. Le 31 décembre, charmant réveillon, on atteignit moins 21° à Paris. La famine fit à nouveau des ravages car les récoltes de l’été 1788 avaient été gâtées, en beaucoup de régions, par des pluies violentes et incessantes. Dans les campagnes, on se nourrissait de racines plus ou moins comestibles ; dans les villes, on se révoltait contre le prix et la très mauvaise qualité du pain.

distribution-potage-paris La personne qui s’est intéressée aux chroniques du barbier Ollivet (il s’agit de Paule Lasserre), note dans l’introduction de son ouvrage, à quel point le changement d’opinion de la population vis à vis de la noblesse et de la royauté fut rapide. Certes, son analyse concerne essentiellement le bas-Dauphiné rural, mais elle peut être facilement transposée dans un grand nombre de régions de France. Les propos du Sieur Ollivet témoignent d’un grand respect à l’égard des possédants, de leurs agissements et même de leurs dépenses somptuaires. Il est admiratif devant les frais occasionnés par le mariage de telle ou telle demoiselle de bonne naissance, allant comparer le prix d’une réception avec ses propres revenus. Il n’hésite pas à faire de longs déplacements pour aller admirer le passage du carrosse de la Duchesse de Savoie se rendant à Versailles. Les malheurs du peuple, ont, selon lui, des causes divines dont nul sur terre n’est vraiment responsable. Tout cela est vrai au milieu du siècle pour une majorité de gens du peuple. A l’approche des années 1780, le discours change peu à peu, et se fait plus menaçant contre les accapareurs, nobles ou bourgeois, responsables des variations du prix du pain, et de la misère des pauvres gens. Trop c’est trop, et le piédestal sur lequel étaient juchées les familles nobles commence à être sérieusement ébranlé. La grande peur de l’été 1789 entraine des manifestations de colère et de haine extrêmement violentes dans cette terre du Sud Lyonnais, jugée pourtant paisible : on ne compte plus les riches demeures incendiées, les terriers (registres de propriété) détruits ou les personnes violentées. Le peuple, poussé à bout par le cynisme de la classe dominante, a perdu une bonne part de sa confiance en ceux qui le mènent par le bout du nez. Les responsables de son malheur ne trônent pas qu’au plus haut des cieux ; certains sont là, à portée de main, et ils vont passer un mauvais quart d’heure.

Trois siècles ont passé, on meurt toujours de froid dans la rue et la malnutrition existe toujours, même si, bien entendu, ces faits dramatiques se déroulent dans des proportions qui n’ont rien de comparable (dans notre pays). En réalité, les problèmes ont tout simplement changé d’échelle et nous devons les considérer à une dimension planétaire. Un milliard d’individus ne mangent pas, qualitativement ou quantitativement, à leur faim. C’est à peu près le pourcentage d’affamés que l’on avait dans les campagnes françaises au temps « béni » des monarques absolus. Les puissances économiques font toujours la pluie et le beau temps et jouent au yoyo avec le cours des céréales pour alimenter leur désir de profits immenses… Le grand ménage n’est donc pas terminé ; les accapareurs ont changé d’uniforme mais pas de comportement ; le général hiver continue, lui, à mener des offensives redoutables contre lesquelles les saintes prières ne peuvent pas grand chose, quel que soit l’habit que l’on revête pour les débiter. Sans doute avançons nous à grands pas vers un nouveau 1789, mais à une toute autre échelle. Certains ont beaucoup à perdre, mais d’autres non. En 2050, nous serons neuf milliards et il faudra se pousser pour faire de la place à table.

Post chronicum : je dédie cette chronique à l’une de mes ancêtres, encore une habitante du petit village d’Arandon, dans les environs, qui mourut dans les premiers jours de l’an 1709, au tout début de la grosse vague de froid, à l’âge de 50 ans. Elle s’appelait (et ce n’est malheureusement pas de l’humour) Aymare HYVER. C’était il y a trois cent un ans.
Quelques compléments documentaires intéressants : une lecture commentée de Saint Simon sur la fin de règne de Louis XIV à cette adresse. Trois textes passionnants d’Edouard Charton, extraits du « Magasin pittoresque », revue culturelle du milieu du XIXème siècle peuvent être consultés sur le site « Corpus historique étampois« . C’est une très bonne description des effets de la grande froidure… Un livre référence sur le dossier : « Marcel LACHIVER, Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Paris, Fayard, 1991 »

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