21 janvier 2019

Il y a 80 ans, les Républicains espagnols goûtaient à l’hospitalité de la France

Posté par Paul dans la catégorie : Espagne révolutionnaire 1936-39; Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire .

Janvier 1939 : la « Retirada ». Ce terme désigne l’exode massif à travers les frontières des Pyrénées des soldats, des militants républicains espagnols et de leurs familles, face à la répression franquiste impitoyable qui s’abat sur l’Espagne reconquise. Rien ou très peu n’a été prévu côté français, concernant l’accueil de ces réfugiés bien que l’issue du conflit paraisse évidente depuis plusieurs mois. La trahison des Staliniens et l’indifférence des pays voisins condamne la tentative révolutionnaire menée par les militants des organisations révolutionnaires comme la CNT,  la FAI, le POUM, et une partie importante de l’UGT. La chute de Tarragone, annonçant le début du siège de Barcelone, met un terme aux espérances de ceux qui croyaient encore en un dernier sursaut. La capitale de la Catalogne est dévastée par les bombardements incessants. Il est un moment où le courage et la détermination seuls ne suffisent plus face au rouleau compresseur des forces fascistes surarmées par leurs alliés allemands et italiens. Les derniers combats menés par les combattants de la République ont pour seul objectif de laisser le temps, à tous ceux qui le souhaitent, de fuir la répression annoncée. Beaucoup de celles et ceux qui ont joué un rôle actif dans le processus révolutionnaire en cours depuis trois années n’ont aucune pitié à attendre de la part des vainqueurs. Leur seul espoir de survie c’est de se mettre à l’abri, et – comme le pensent bon nombre de ces combattants•tes – de retrouver des forces pour pouvoir reprendre le combat sous forme de guérilla. Parmi ceux qui ont choisi la France comme refuge, peu se doutent de l’accueil que va leur offrir le « pays des droits de l’homme ». Il faut attendre le 28 janvier pour que la frontière soit enfin déclarée officiellement ouverte. Les nouveaux arrivants dont on peut estimer le nombre à un demi-million, sont convoyés comme du bétail, et enfermés dans des zones les plus improbables. L’exemple type est le camp d’Argelès, dont l’aménagement consiste, dans un premier temps, à la pose de rangées successives de barbelés. Aucun abri, aucun sanitaire. Seule la surveillance, confiée à des tirailleurs sénégalais, est organisée. Les Espagnols doivent creuser des trous dans le sable pour s’abriter de l’humidité et du froid hivernal. Près de cent mille personnes vont être parquées là et seront amenées peu à peu à construire des abris de fortune puis des baraquements sommaires. Les morts se comptent par centaines, les épidémies prolifèrent.

 Le ton est donné dès le passage de la frontière. La police française, secondée par l’armée, effectue un premier tri entre les combattants d’une part (qui sont systématiquement dépouillés de leurs armes) et les civils. Les humiliations et souvent les mauvais traitements s’accumulent pour ces hommes et ces femmes qui ont su résister pendant plus de trois années à une guerre impitoyable et à un impressionnant déséquilibre des forces militaires en présence. Mais il ne s’agit là que des préliminaires de l’improvisation qui va suivre. Comme on le leur répète à longueur de journée : « les rouges ne sont pas les bienvenus » et « la France est bien bonne de ne pas purement et simplement les refouler de l’autre côté de la frontière ». Par chance, tous les citoyens de notre pays ne marchent pas au pas derrière la lâcheté de leur gouvernement. Dans les mois qui vont suivre, quelques Républicains chanceux seront accueillis à bras ouvert dans des familles pour lesquelles le terme de solidarité n’est pas un mot creux. Mais la très grande majorité de ceux qui vont passer la frontière n’aura pas cette chance. Ils vont se retrouver dans des camps de concentration obligeamment mis à leur disposition par les autorités. Femmes, enfants, vieillards, infirmes… sont parqués dans des lieux qui ont conservé pour les survivants et leurs descendants une sinistre réputation : Rivesaltes, Argelès, Gurs, le Vernet, Septfonds… Pour la plupart, ces camps seront installés en grande hâte, et continueront à jouer leur rôle pendant une partie de la guerre : Juifs, Tziganes, Maquisards… occuperont les places des Espagnols ; les camps serviront alors de « vivier » pour les déportations vers les camps de la mort en Allemagne.

 Dès l’approche du printemps, le gouvernement, soucieux d’alléger la « charge » que représentent tous ces internés pour les départements limitrophes de la frontière, met en œuvre un certain nombre de procédures. En premier lieu, la décentralisation : de nouveaux camps sont créés à l’intérieur du pays, chaque département ou presque devant héberger son lot d’indésirables. J’ai raconté cela en détail dans les deux billets où j’ai parlé d’un camp d’internement méconnu et proche de mon domicile, celui d’Arandon. Cette solution temporaire n’est pas la seule envisagée. Très vite, on incite les réfugiés à retourner dans leur pays d’origine ; la propagande explique que non, il n’y a pas tant de risque que cela, que ceux qui n’ont pas commis de crimes graves ne seront pas inquiétés… discours de pure propagande qui fonctionne un peu, mais pas trop, heureusement, car parmi ceux qui écoutent les boniments gouvernementaux, beaucoup y laisseront la vie ou la liberté pour de longues années. Le nouveau régime fasciste en place ne pardonne rien et exécute massivement. Pour ce qui est des combattants, on leur propose de rejoindre la Légion étrangère ou les camps de travail pour étrangers qui sont mis en place. Il est hors de question que notre pays perde le bénéfice d’une main d’œuvre que l’on peut faire travailler dans des conditions proches de l’esclavage. Ils sont assez nombreux à accepter ce changement de statut, d’autant que certains de ces anciens miliciens souhaitent participer à la guerre contre l’Allemagne n’oubliant pas l’aide que ce pays a apporté à Franco. Une partie d’entre eux seront envoyés par exemple sur la ligne Maginot pour participer aux travaux de consolidation ; pris en tenaille par l’offensive allemande, ils auront la joie de connaître d’autres camps, de l’autre côté du Rhin cette fois-ci. Les Espagnols bénéficient d’un « traitement de faveur » de la part des Nazis : dans le camp de Mauthausen, 80% des détenus sont espagnols. 8 000 périront en déportation.

Concernant cette « Retirada », les chiffres sont terriblement éloquents. Cinq cent mille personnes environ franchissent la frontière entre janvier et mars 1939. Plus de 350 ooo sont enfermées dans la quinzaine de camps de concentration établis en France (Argelès 100 000, Saint-Cyprien 80 000, Barcarès, Rivesaltes 75 000, Gurs 25 000, Brame, Agde… etc…). Si l’on a guère le temps de fournir un équipement de survie, on a le temps de faire des listes, des statistiques et des tris. Le camp du Vernet se spécialise peu à peu dans l’hébergement des anarchistes (les miliciens de la Colonne Durutti par exemple), détenus dangereux s’il en est ! Plusieurs milliers d’entre eux y passeront. On interne dans le camp de Gurs une grande partie des combattants. Le régime imposé dans ces deux derniers camps est particulièrement sévère. A Gurs, quatre cents baraquements construits à la hâte permettent de « neutraliser » soldats espagnols et volontaires étrangers des Brigades Internationales. Les conditions de détention sont ignobles : les hommes vivent dans la boue et sont surveillés comme des criminels. Dès la défaite de juin 1939, le régime de Vichy reprend la gestion de ce camp et s’en sert pour interner les juifs victimes des premières rafles. Gurs est pour eux la dernière étape avant les camps de la mort en Allemagne. Les occupants précédents du camp se sont peu à peu volatilisés : incorporés dans les CTE (camps de travail étrangers), évadés et plus ou moins intégrés dans les villes et villages, volontaires pour le maquis, ou purement et simplement livrés à Franco.

 Pour légitimer le statut bien singulier de ces réfugiés, l’Etat français va effectuer de multiples pirouettes juridiques. Ce ne sont pas des prisonniers puisqu’ils n’ont fait les frais d’aucune décision de justice. Ce ne sont pas non plus des réfugiés politiques, car ce statut ne leur est pas accordé et ils ne bénéficient donc pas des dispositions prévues par la convention de Genève. On crée pour eux le statut d’ « étrangers indésirables », bien commode pour justifier barbelés, miradors, et privations diverses. Pendant les premières semaines, l’aliment de base devient le topinambour. On n’enferme pas 80 000 personnes sur une superficie restreinte comme au Barcarès, sans que cela ne prête à conséquence. L’absence d’hygiène, le manque de soins, les carences alimentaires provoquent des épidémies de dysenterie, de pneumonie, de typhoïde, de paludisme, de tuberculose… On estime le nombre de décès à environ 15 000 au début de l’année 1939. D’où la nécessité de renforcer la surveillance et le contrôle des camps pour éviter que ces maladies ne se propagent parmi la population environnante… Les témoignages que publient les journaux de Gauche sur cette catastrophe sanitaire laissent une bonne partie de la France totalement indifférente. Après tout, ce sont des « rouges » (pire même des suppôts de l’Anarchie). La vie est dure pour tout le monde, ils n’ont qu’à retourner chez eux, c’est la paix maintenant… 190 634 Espagnols sont fusillés par la dictature entre 1939 et 1944, selon les chiffres officiels fournis par le Ministère de la Justice franquiste. Quant à l’emploi du terme de « camp de concentration » eh bien c’est au député radical socialiste Albert Sarraut (futur collaborateur) qu’on le doit : il l’utilise lors de « l’inauguration » du camp d’Argelès en février 39 : «Le camp ne sera pas un lieu pénitentiaire mais un camp de concentration. Ce n’est pas la même chose. Les asilés qui y prendront séjour n’y resteront guère que le temps nécessaire pour préparer leur refoulement, ou, sur leur option, leur libre passage de retour en Espagne.» Pas étonnant que ce bonhomme ait ensuite voté les pleins pouvoirs à Pétain !

 Au vu de ce qui se passe avec les migrants actuels, parqués dans des camps comme la « Jungle de Calais » ou des centres d’internement dans lesquels ils subissent trop souvent les pires humiliations, je me demande si les mentalités, dans leur ensemble, ont beaucoup évolué. Pour la plupart d’entre eux, la sanction tombe rapidement : renvoi manu militari dans leur pays d’origine où eux aussi risquent la mort. Comme en 1939, celles et ceux qui tentent de venir en aide aux réfugiés sont victimes de harcèlements et de répression judiciaire. De ce côté là aussi, les choses n’ont guère changé.

Notes complémentaires
• La situation a changé sur le plan historique et de nombreux documents sont désormais disponibles et une partie des archives accessibles. Pour rédiger cette chronique je me suis appuyé (entre autres) sur le livre de Michel di Nocera « Debout dans l’exil ! » paru aux Editions Libertaires, ainsi que sur « Révolutionnaires, Réfugiés et Résistants » de Frederica Montseny aux éditions CNT-RP. Vous pouvez également consulter « Odyssée pour la liberté » de Marie-Claude Rafaneau-Boj aux éditions « Le coquelicot ». Je vous suggère aussi « Les enfants d’Elisabeth » d’Hélène Legrais aux Presses de la cité, une belle histoire de dévouement, en marge de cette triste réalité. Sachez enfin qu’il existe plusieurs ouvrages consacrés à des camps particuliers ; j’ai sous les yeux celui de Claude Laharie sur Gurs (éd. Atlantica).

Je parle du camp d’internement d’Arandon, en Isère, dans ces deux chroniques : « Le camp d’internement d’Arandon en 1939/45 » et « D’une recherche dans un domaine… à une découverte dans un autre !« 

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