18 novembre 2022

Où l’on reparle, grâce à un livre, d’une grande journaliste française

Posté par Paul dans la catégorie : au jour le jour...; l'alambic culturel; mes lectures .

La journaliste Séverine (Caroline Rémy 1855 – 1929), eh bien je n’ai aucune honte à dire qu’elle fait partie avec un certain nombre de personnalités d’une sorte de panthéon personnel. A ses côtés, je placerais volontiers des gens comme Elisée Reclus, Célestin Freinet, Vandana Shiva, Claude Tillier, Michel Zévaco, Pierre Kropotkine, Pierre Clastres, Murray Bookchin… et tant d’autres. Ce sont des gens dont j’aime consulter les travaux (divers), que je ne manque pas de citer lorsque j’ai envie d’orner l’une de mes chroniques de quelques arguments qu’ils ont si bien formulés… et qui m’ont parfois servi de modèle et de référence, bien que de ce côté-là je sois plutôt prudent. Je me méfie diantrement des gourous et autres maîtres à penser de tout genre ! Je ne dis pas que toutes et tous soient des penseurs essentiels, mais ce sont des gens qui, à travers le cheminement de leur vie, ont montré qu’ils avaient une certaine éthique et qu’ils essayaient de s’y conformer. Et l’éthique… de nos jours… ! Nombre de nos vedettes médiatiques s’en servent comme d’un essuie-pied quand cela n’a pas, pour elles et pour eux, une utilisation proche de celle de la lunette des WC. Tout cela pour vous parler d’un livre que j’ai grandement apprécié et d’une dame pour laquelle j’ai grande estime.

 Les éditions « L’échappée » viennent de remettre l’œuvre et la vie de Séverine, la journaliste, au premier plan, en éditant un joli recueil d’articles, parfois peu connus, que cette grande dame de la presse française a écrits au tournant des deux siècles précédents. Joli travail intitulé « L’insurgée » en référence aux écrits de son grand ami Jules Vallès. Le recueil commence par une longue et intéressante introduction de Paul Couturiau, nous dressant un portrait de l’auteure et nous propose ensuite une petite cinquantaine de textes plus ou moins connus rédigés par Caroline Rémy et signés, au gré du vent, Séverine, Caroline, Renée, Jacqueline… Cela va de l’hommage rendu à une personnalité disparue, au reportage sur une catastrophe, en passant par un plaidoyer pour défendre tel ou tel inculpé de la « justice bourgeoise » – justice qu’elle ne manque pas de pourfendre. Certains récits sont très classiques, le style parfois un peu pompeux (mais il faut toujours se référer au contexte, c’est à dire à la fin du XIXème siècle), beaucoup sont drôles et revêtent une forme originale. J’aime beaucoup les textes où, se plaçant dans la perspective de l’un de ses « doubles », elle s’amuse à dresser un portrait critique d’elle-même. Le billet intitulé par exemple « D’estoc et de taille » et signé « Renée » est un petit bijou du genre. Cette chère Renée nous dresse le portrait d’une Séverine qu’elle connaît bien, cette « emballée » que « les années ne corrigent pas » et qui « rêve je ne sais quelle fin romanesque, au fond d’une ambulance en temps de guerre, au fond d’un hôpital au temps de contagion. » Aucun moyen pour qu’elle n’écoute les conseils de sagesse de son amie très chère…

 Ce que j’apprécie particulièrement chez Séverine, outre sa personnalité, c’est sa franchise et sa capacité à remettre en cause des opinions qu’elle a exprimées parce qu’elle les estimait valables à un moment donné mais plus à un autre. Ces changements de ligne directrice l’ont parfois amenée à côtoyer des gens peu recommandables comme Boulanger ou Drumont, mais ne l’ont pas empêchée de prendre la défense vigoureuse de Dreyfus ou bien des anarchistes malmenés par les tribunaux. Nous n’avons pas affaire à une girouette, mais à une militante humaniste toujours à l’écoute du malheur des autres ; non point à une politicienne calculatrice, mais à une philosophe ouverte aux idées qui n’émanent pas forcément d’une chapelle quelconque à laquelle elle n’adhère en aucun cas. Féministe, elle l’est indiscutablement, mais ne se place pas sur le terrain électoraliste des « suffragettes »… Dans les textes proposés, il y en a un intitulé « Mon féminisme », daté de Mai 1919, mettant bien ses positions au net. Ses talents de journaliste et surtout de reporter de terrain (l’une des premières) sont indiscutables. Lisez ses reportages sur les accidents dans les mines de charbon à St Etienne (que l’on peut trouver dans un autre recueil : « pages rouges ») ou son analyse des fusillades de Fourmies où elle dénonce la façon dont les journaux ont peu à peu atténué la violence des massacres. On déplore avec beaucoup d’hypocrisie, le fait que des femmes et des enfants aient été fusillés par la troupe, puis l’on minimise la gravité de cette action en insinuant le fait que les femmes abattues ce jour là n’étaient sans doute que des femmes de petite vertu, des gens de rien, des créatures de mauvaise vie…

Il y a tant d’articles intéressants dans ce volume que j’ai l’impression d’accumuler les omissions… Que de lucidité dans son analyse des violences conjugales, ou du comportement des colonisateurs soi-disant civilisés… Proche des anarchistes dans ses convictions, bien qu’elle ne soit encartée dans aucune organisation, son analyse du parlementarisme et des mécanismes électoraux est sans équivoque. Non, elle n’entend pas rejoindre la lutte de certaines de ses consœurs pour obtenir le droit de vote pour les femmes.

“Alors que, réservé au seul usage des hommes, le suffrage universel, l’éligibilité, l’électorat, toute la vieille mécanique parlementaire n’excite en moi qu’une stupeur goguenarde, un dédain plutôt agressif, je ne vois pas trop en vertu de quel miracle mon jugement varierait, envers les mêmes choses, parce que d’une différente application”.

Bref, une lecture incontournable que ce petit volume de 280 pages environ, imprimé sur un papier fin et résistant. Je serais injuste si je ne mentionnais pas aussi la postface « Séverine aujourd’hui » rédigée par deux professeures de lettres modernes, toutes deux engagées dans la « désinvisibilisation des femmes dans la littérature ». Merci à Laurence Ducousso-Lacaze et Sophie Muscianese pour leurs informations complémentaires concernant entre autres l’association récemment constituée des « Amies de Séverine ». Je ne sais pas encore si je vais y adhérer (si je continue à m’écouter, je serai bientôt membre d’une douzaine de confréries diverses ou plutôt contempteur à jour de sa cotisation car je n’ai plus guère de temps pour m’impliquer dans quoi que ce soit !) mais en tout cas, le cœur y est.

Pour faire un beau geste et témoigner de mon engagement (au moins symbolique) je vous informe que j’ai déjà consacré deux longues chroniques à Madame Caroline Rémy, ce qui explique aussi que je ne sois pas plus prolixe dans le billet d’aujourd’hui concernant sa biographie. Si le sujet vous intéresse, vous pouvez toujours découvrir ou redécouvrir :
Du « Cri du peuple » à « La Fronde », portrait d’une grande dame du journalisme : Séverine (1)
De la « grande guerre » à « l’affaire Sacco et Vanzetti », portrait d’une grande dame du journalisme : Séverine (2)

D’ici là je vous souhaite une fin d’automne reposante. Il est rare que mes dahlias soient encore en terre à cette période. J’aurais aimé lire les propos de Séverine sur les changements climatiques.

2 Comments so far...

Sophie Muscianese Says:

26 novembre 2022 at 08:21.

Merci pour cette recension de L’Insurgée. Vos deux articles précédents sur Séverine sont remarquables de précision et pour une fois, sortent du seul angle biographique pour exposer avec de nombreux détails et beaucoup de justesse les sujets abordés, l’engagement politique et surtout l’après-guerre (2ème article passionnant). Merci de mentionner ici notre jeune mais active association Les Ami.es de Séverine. Nous menons de nombreuses actions pour mettre Séverine en lumière, il suffit de la lire pour se rendre compte que ses écrits n’ont rien perdu en acuité et qu’ils continuent à nous parler. Il y a des combats qui, malheureusement, semblent n’être jamais terminés, Séverine reste notre porte-parole aujourd’hui et son engagement, ainsi que son indépendance, sont des exemples inspirants. Encore merci pour vos écrits, Paul.

Paul Says:

27 novembre 2022 at 08:16.

@ Sophie – Merci pour votre commentaire. Je confirme avoir beaucoup apprécié « l’insurgée », excellent travail éditorial que j’invite lectrices et lecteurs à consulter. Je vais suivre de près les initiatives prises par « les ami•e•s de Séverine ». Bon courage pour ce projet !

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