19 février 2019

En cheminant avec… Milly Witcop

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Portraits d'artistes, de militantes et militants libertaires d'ici et d'ailleurs .

Un petit saut en arrière dans le temps. Un peu plus d’un siècle exactement… Londres 1912. Petit portrait de groupe dans le milieu anarchiste de la capitale. A gauche, un couple. L’homme aux petites lunettes rondes à l’arrière c’est Rudolf Rocker, un militant d’origine allemande, en exil. Il va devenir l’un des théoriciens importants de l’anarchisme (même si ses travaux sont plutôt méconnus en France). Devant lui, une jeune femme avec un chapeau de dimension respectable, fixe le photographe l’air très sérieux. C’est Milly Witcop une militante d’origine ukrainienne, en exil, le sujet principal de cette chronique. Cela fait déjà une quinzaine d’années qu’elle est devenue la compagne de Rocker, l’orateur séduisant qu’elle a rencontré en 1895 lors d’une réunion avec un petit groupe d’activistes juifs dans le quartier d’East End. En 1912, ils ont déjà vécu pas mal d’aventures en commun, dont un voyage aller-retour à New York, mais elle ne se doute pas encore que leur union va durer cinquante huit années au total.  La jeune femme va jouer un rôle considérable dans la vie et dans l’œuvre de son compagnon. On conserve le souvenir des personnages importants dans l’histoire sociale ; on oublie trop souvent que certains ont bénéficié, dans l’ombre, du soutien incessant de leur conjoint. Vous me direz qu’il en va de même pour les écrivains, les peintres ou les savants les plus connus… Certes ! Dans le cas du couple Rocker, particulièrement fusionnel, il est important de rendre à Milly la place qui est la sienne : compagne de lutte, inspiratrice, soutien de tous les instants, même si cette femme courageuse n’a signé de son nom aucun écrit important pour la postérité.

 Rien ne prédispose Milly à devenir une activiste féministe, anarchiste, militante infatigable pour la paix, contre le racisme, l’antisémitisme et l’exploitation des travailleurs par le Capital tout-puissant. Elle est née dans la petite ville de Zlatopol en Ukraine. La famille Vitkopsky, de confession juive, est d’origine russe et ukrainienne. Ainée de quatre sœurs, elle est la première à quitter son pays d’origine pour rejoindre la Grande Bretagne, en 1894. Elle espère trouver à Londres un travail suffisamment bien rémunéré pour permettre ensuite au restant de sa famille, dont l’existence est sans cesse menacée par les persécutions, de la rejoindre. Les conditions de travail sont particulièrement dures, même si une solidarité remarquable dans le quartier juif de l’East End permet aux émigrants de survivre. Ce n’est qu’en travaillant sans relâche qu’elle arrive à faire quelques économies pour atteindre son objectif. Elle prend très vite conscience des conditions invraisemblables dans lesquelles elle travaille, ainsi que ses compagnes. La lecture de la brochure rédigée par un anarchiste déjà célèbre à l’époque, Pierre Kropotkine, l’impressionne vivement et l’amène à rompre avec son ancien mode de pensée et ses traditions d’origine. Elle prend contact et s’implique dans l’équipe de militants qui rédige et diffuse le journal de propagande anarchiste « Arbeyter Fraynd ». Un an après son arrivée, elle fait la connaissance de Rudolf Rocker…

Milly ayant relativement peu écrit, la majorité des informations sur leur vie commune provient des divers hommages que Rudolf lui a rendus. Voici le portrait qu’il dresse de sa future conjointe lorsqu’il la rencontre :

« Comment et pourquoi la vie nous a-t-elle réunis ? Le comment pourrait encore s’expliquer, mais le pourquoi demeure insondable, comme la vie elle-même […] Pour Milly et moi, voilà donc comment les choses se sont passées : nous nous sommes trouvés et, bien que chacun de nous provint de sphères parfaitement étrangères, nous avons construit notre propre monde. Cela et seulement cela fut l’essentiel de notre vie. Quand j’ai rencontré Milly, il y a soixante ans, à Londres, je faisais partie du groupe Arbeyter Fraynd et travaillais à cette cause autant que je le pouvais. Milly, qui, de par ses origines, était quelqu’un de profondément religieux, trouva en Angleterre une atmosphère très différente de la vie juive qu’elle avait connue dans sa petite ville ukrainienne. Dans les célèbres sweatingshops (exploitations ouvrières) du grand Ghetto de Londres, où elle gagnait tout juste sa vie, il lui arrivait de travailler le jour du shabbath et même d’exécuter des taches qui contrariaient les principes de la religion juive. La jeune fille s’y refusait parfois, et, pour cette raison, perdit plus d’une fois son emploi et traversa des périodes difficiles. […] Le hasard voulut qu’un militant actif du mouvement libertaire de l’East End fut admis dans l’atelier où elle travaillait, et, au cours de discussions, Milly entendit pour la première fois, des choses qui, jusque-là, lui avaient été totalement étrangères et qui provoquèrent en elle un très grand trouble…»

 Dès 1898, il lui propose de l’accompagner à New York où il espère trouver un meilleur emploi. Milly accepte, mais le projet fait long feu. Les nouveaux immigrants sont repoussés à la frontière et rembarquent sur le bateau qui les a amenés. Entre autres éléments reconnus à charge par la très pudibonde Amérique, le fait que leur couple soit illégitime… Dès leur retour à Londres, ils reprennent leurs activités militantes. Outre le journal auquel ils collaboraient déjà, ils lancent une autre revue, « Germinal », dont l’orientation est plus culturelle. En 1907, nait leur fils, Fermin. Rudolf et Milly sont tous deux de farouches opposants à la guerre qui s’en vient à grands pas, ce qui les amène à prendre quelque distance avec Pierre Kropotkine avec lequel ils sont en désaccord complet. Leur militantisme pacifiste n’est pas du goût des autorités gouvernementales anglaises. A la fin de l’année 1914, Rudolf est emprisonné en tant que ressortissant d’un pays ennemi. Milly continue son action et organise notamment des soupes populaires pour les familles de chômeurs. Elle participe également aux manifestations de protestation organisées contre le choix qui est laissé aux immigrants russes : s’enrôler dans l’armée ou être déportés. Elle est arrêtée à son tour en 1916 et condamnée à deux années et demi de prison pour sa rébellion pleinement assumée… On lui promet une libération rapide si elle s’engage à renoncer à toute propagande antiguerre. Elle refuse et reste en prison jusqu’à l’automne 1918. Pendant ce temps, Rudolf est expulsé vers la Hollande en mars 1918. Le gouvernement hollandais ne veut pas de ce personnage important et souhaite le renvoyer en Allemagne, mais les douaniers refusent son entrée sur le territoire et il reste en Hollande jusqu’en novembre 1918, date à laquelle la famille est enfin réunie au complet.

 En novembre 1918, profitant du chaos et de la désorganisation, Rocker retourne enfin en Allemagne, vingt-six années après avoir quitté son pays natal. La famille s’installe à Berlin… et reprend ses activités militantes au sein du mouvement syndicaliste révolutionnaire, et notamment de la toute nouvelle formation, la FAUD (Freie Arbeiter Union Deutschlands). Rudolf devient rapidement un personnage clé de ce syndicat aux côtés de ses amis Gustav Landauer et Eric Mühsam. Après l’écrasement de la République de Bavière, et à l’initiative du social démocrate Noske qui fait tirer sur les ouvriers en grève de Berlin, en février 1920, Rocker est emprisonné un mois. Pendant cette période, Milly s’engage aux côtés des femmes du syndicat pour que leur voix soit enfin entendue et que les militantes occupent les places qui doivent être les leurs. Elle participe à la création de l’Union des Femmes, à Berlin, et rédige une brochure intitulée Was will der Syndikalistische Frauenbund? (Qu’est-ce que les syndicats féminins veulent ?). Milly considère que les femmes sont victimes, comme les hommes, de l’exploitation capitaliste, mais qu’elles « bénéficient » d’une seconde exploitation par leurs partenaires masculins. Elle pense que le travail domestique doit être considéré comme tout aussi précieux que le travail salarié. Elle se bat pour une organisation autonome des femmes au sein de la FAUD. Très rapidement, une revue spécifique à la défense des droits des femmes est publiée comme supplément à la revue du syndicat. Des sujets importants sont abordés dans chaque numéro. Le débat sur la sexualité est l’un des plus vigoureux. Milly réclame un accès à la contraception et préconise une « grève de la procréation » pour que ce droit soit obtenu.

la revue Germinal

Un autre combat important livré par Milly Witcop est celui qu’elle mène contre l’antisémitisme, bien trop présent à ses yeux au sein du mouvement ouvrier. Dès 1921, la montée en puissance du nouveau parti national socialiste l’inquiète gravement. La situation devient rapidement dangereuse pour les militants révolutionnaires. Même si elle a largement pris ses distances avec ses convictions religieuses, elle n’oublie pas que c’est en grande partie à cause des pogroms que sa famille et elle ont fui la Russie une trentaine d’année auparavant. Peu de temps après l’incendie du Reichstag en février 1933, la famille Rocker fuit à nouveau l’Allemagne pour trouver refuge aux Etats-Unis, après un long périple à travers Suisse, France et Grande-Bretagne. A l’automne 1937, quelques temps après leur arrivée aux USA, les Rocker s’installent à Mohegan, une communauté anarchiste dans le comté de Westchester, où ils résideront jusqu’à la fin de leur vie. Milly, comme Rudolf, combat sur tous les fronts. Tous deux s’engagent à fond pour soutenir le mouvement révolutionnaire en Espagne en juillet 1936. Leur déception est grande lorsqu’ils prennent conscience du fait que les camarades espagnols n’ont plus aucune chance de triompher. Contrairement à l’attitude anti-guerre qu’ils avaient adoptée en 1914, le couple estime que la lutte contre le fascisme sous toutes ses formes est incontournable, et soutient l’engagement des Etats-Unis dans le nouveau conflit mondial en cours. Comme d’autres militants anarchistes, ils estiment que le nazisme ne peut pas être vaincu par une solution pacifiste.

Milly et Rudolf en 1955

A la fin de la deuxième guerre mondiale, Milly s’intéresse au combat du mouvement sioniste, mais elle se questionne rapidement sur la validité de l’idée de création d’un Etat juif comme solution au problème des persécutions. Elle investit beaucoup de son temps dans la solidarité avec le mouvement anarchiste allemand que quelques compagnons essaient de faire renaître de ses cendres. Les libertaires envoient des colis pour aider les survivants pendant la période de ruine de l’après-guerre. Ce militantisme intense est interrompu au milieu des années 50 par de graves soucis de santé. Des problèmes pulmonaires entraînent son hospitalisation. Son état général décline rapidement, même si elle connaît quelques périodes de rémission. Milly décède le 23 novembre 1955. Pendant de longues semaines, Rudolf, Fermin, son fils,  ainsi que d’autres compagnes et compagnons ont veillé à son chevet. Je donne à nouveau la parole à son conjoint :

« La nouvelle de sa mort se propagea rapidement. De tous les coins du monde me parvinrent des messages de vieux amis, de groupes libertaires, de syndicats et d’organisations corporatives. De belles paroles furent prononcées à son sujet, si belles qu’elles agirent comme un baume sur cette blessure qui ne se refermera pas avant longtemps. Je suis heureux d’avoir des amis si fidèles qu’ils ont été capables d’atténuer, en cette période douloureuse de ma vie, ce sentiment d’abandon, de solitude provoquée par la mort de Milly. […] Un de ces amis, connaissant bien la nature de la relation qui nous unissait, Milly et moi, m’écrivit, en ces jours : « Vous avez vécu l’un pour l’autre si intensément que rien ne pourra briser ce lien ». Ces paroles, je les ressens au plus profond de moi. »

Rudolf Rocker mourut, à son tour, trois années plus tard, en septembre 1958. Durant cette période il continua à écrire et rédigea, entre autres, une brochure en hommage à sa compagne. Ce fait est suffisamment rare pour être signalé ! Bien que ce ne soit pas l’objet de mon propos, je tiens à vous signaler également que l’une des sœurs de Milly, Rose, était également une militante importante au sein du mouvement anarcha-féministe américain. Quant à leur fils Fermin, il devint un peintre réputé dont plusieurs œuvres peuvent être admirées sur le Web. Milly Witcop ayant peu écrit, certains mettront peut-être en doute l’importance du rôle qu’elle a eu dans l’œuvre de son mari. Je conclurai cette chronique en citant un autre extrait de la brochure que lui a consacré Rudolf :

« Cette harmonie qui présida à notre vie commune n’évitait pas, fort heureusement, les points de désaccord. Son intelligence la portait à se faire sa propre opinion sur toute chose et à être capable d’argumenter avec beaucoup d’habileté. Quand, parfois, une discussion nous opposait et que nous nous enflammions, il lui arrivait de me dire, pleine de joie : « Nous sommes un couple singulier. » »

un portrait de sa mère réalisé par Fermin Rocker.

Sources documentaires : sur la Toile, entre autres, Wikipédia et le site « Margaret Sanger Papers Project » ; côté livre, le très remarquable « Rudolf Rocker ou la liberté par en bas », collection « A Contretemps » reprise par les éditions libertaires – le numéro de la revue « Itinéraire » consacré à Rudolf Rocker… Pour les illustrations, les sources indiquées plus les archives du site Anarcoefemèrides.

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