4 mars 2009

Le grand-père de « Frankenstein » était un précurseur de la pensée libertaire…

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps .

frankenstein La première biographie du mois est consacrée à un personnage relativement peu connu mais dont l’œuvre écrite revêt une grande importance philosophique à l’orée de ce XXIème siècle chaotique. Avant de rédiger cette chronique « mémoire », j’ai hésité un temps entre Henry Thoreau et William Godwin, les deux personnages ayant, à mes yeux, un peu la même aura. Le calendrier a choisi pour moi : Godwin étant né au mois de mars, le 3 mars 1756 pour être précis, c’est de lui dont j’ai décidé de vous parler en premier. Le rapport entre Frankenstein et Godwin est simple à préciser : Mary Shelley, auteure de cet ouvrage célèbre, n’était autre que la fille de William Godwin… Le titre de l’œuvre, mondialement célèbre, a presque totalement éclipsé le nom de son auteure… La filiation de Marie Shelley, dans les ouvrages littéraires « sérieux », est généralement évoquée au chapitre « nécrologie », par une formule élégante du genre « son corps repose à côté de celui de son père, un écrivain original mais plutôt marginal, qui mourut ruiné… » Quant à savoir ce que la pensée et l’œuvre de Godwin avaient de peu conventionnel, il vous faudra chercher un peu plus longtemps. Relativement peu d’ouvrages parus en français, rendent hommage à ce philosophe, considéré comme l’un des précurseurs de l’anarchisme non-violent et du développement de la pensée libertaire au XIXème siècle. On trouve de très bons ouvrages sur Godwin (recueils de textes commentés) à l’ACL (Atelier de Création Libertaire), sous la plume d’Alain Thévenet. L’écrivain philosophe Michel Onfray a également donné un certain nombre de conférences sur l’œuvre de Godwin, à l’Université Populaire de Caen – conférences qui ont été retransmises sur France Culture. Tout cela nous donne, somme toute, une diffusion des plus confidentielles. Ce qui est amusant aussi, c’est que peu de textes historiques sur l’anarchisme rédigés en français, mentionnent l’auteur anglais, ou bien alors ils ne lui accordent qu’une place très restreinte. Comme quoi, un certain chauvinisme peut parfois influencer des esprits relativement libres ! Il est vrai que Pierre Joseph Proudhon, un autre théoricien précurseur de l’anarchisme dont je vous ai parlé il n’y a pas si longtemps, n’appréciait guère nos voisins d’outre-Manche… William Godwin n’a pas été le seul penseur libertaire étranger à être frappé longtemps d’ostracisme, avant que l’on ne redécouvre l’importance de ses écrits. En disant cela, je pense à des gens comme Rudolf Rocker ou Voltairine de Cleyre, dont j’aurai l’occasion de vous parler un jour.

portrait Pardonnez-moi si j’ai donc choisi une accroche aguicheuse en parlant de Frankenstein, d’autant que le rapport entre le livre lui-même et la pensée de Godwin est relativement ténu. Certes Marie Shelley vouait une admiration profonde à ses parents et était plutôt en adéquation avec les idées de son père sur la morale et la justice sociale mais le lien s’arrête là. Cette « astuce » éditoriale m’aura peut-être permis de raccrocher quelques lecteurs qui auraient été rebutés par « biographie sommaire de William Godwin », ou par « le Voltaire anglophone »… Si j’évoque le célébrissime philosophe du siècle des lumières, c’est parce que beaucoup de contemporains de Godwin l’ont fait, notamment parce que les thèmes qu’il abordait étaient souvent proches de ceux traités par Voltaire. L’ouvrage le plus connu de William Godwin, celui qui contient vraiment le premier exposé d’une philosophie libertaire, s’intitule : « Enquête sur la justice politique et son influence sur la morale et le bonheur d’aujourd’hui ». L’auteur y tient des propos tels que celui-ci : « Tout ami bien informé de l’humanité doit tendre vers cette époque heureuse qui verra la dissolution du pouvoir politique, cette machine brutale qui a été l’unique et perpétuelle cause des vices de l’humanité, et qui, ainsi que cela a été abondamment montré tout au long de ce travail, possède des tares de toutes sortes, et ne peut donc se modifier autrement que par sa totale annihilation ! » Il faut savoir que ce livre parait en 1793, année où la « Terreur » règne en France, alors en pleine Révolution. Lorsque l’on tient compte de ce contexte historique, un paragraphe tel que celui qui va suivre prend tout son intérêt : « Il n’y a pas d’autre moyen d’améliorer les institutions d’un peuple que d’éclairer l’entendement des citoyens. Quiconque s’efforce d’asseoir l’autorité d’une opinion, non par la raison mais par la force, peut avoir de bonnes intentions ; il n’en cause pas moins un tort immense à ceux qu’il prétend servir. » De la dictature qui se mettait en place en France à la proclamation de l’Empire, le fossé n’était pas bien grand à franchir… Le gouvernement anglais envisage, dans un premier temps, de faire interdire la publication de cette « Enquête », puis y renonce en espérant que le prix élevé du livre découragera les lecteurs et que sa diffusion restera confidentielle. Erreur : l’ouvrage connait un succès important et plusieurs éditions piratées bon marché circulent un peu de partout dans le pays…

portrait-epouse Cette « Enquête », même s’il s’agit d’un texte essentiel, n’est pas le seul ouvrage rédigé par Godwin. J’y reviendrai. Mais il est temps peut-être de parler un peu plus en détail du personnage. William Godwin est le fils d’un pasteur calviniste et il reçoit une éducation très religieuse. il devient lui-même pasteur mais, se rendant compte que sa foi religieuse l’abandonne peu à peu, il renonce à exercer son ministère et décide de vivre de ses écritures. La lecture de philosophes comme Rousseau, Holbach ou Hélvétius contribue fortement à son détachement de la religion. Lorsque la Révolution éclate en France en 1789, il fait très rapidement partie du cercle des intellectuels sympathisants qui s’opposent à toute intervention anglaise. Ce groupe comprend des personnalités très diverses issues du milieu artistique ou littéraire qui prennent fait et cause pour les Républicains de l’Hexagone. Parmi ces militants se trouve Mary Wolstonecraft, écrivain elle aussi, fondatrice du féminisme militant, qui deviendra son épouse. Le premier ouvrage de Godwin est accueilli très favorablement dans le cercle et connaît un succès rapide. Au cours de sa carrière, il va écrire une vingtaine d’ouvrages de genres divers (essais, biographies, réflexions philosophiques, romans…) mais il n’échappera pas aux contradictions entre les idées qu’il préconise et les situations auxquelles il est confronté. Il veut réformer la société d’après les données de la raison et dénonce les méfaits d’un certain nombre d’institutions, y compris le mariage ; ce qui ne l’empêche pas de supporter difficilement les frasques conjugales de celle qui est son épouse, la rebelle Mary Wolstonecraft (cf portrait), dont il est amoureux fou. Lorsque sa femme meurt, à la naissance de sa fille, c’est lui pourtant qui va rédiger sa biographie, un texte dans lequel il met tout l’amour qu’il est capable de donner. Il veut promouvoir une éducation libre et basée elle aussi sur la raison, mais trouve scandaleuse l’union libre de sa fille Mary avec le poète Percy Shelley qui est pourtant l’un de ses fidèles disciples. Il faut dire que lorsqu’elle s’installe avec son « ami », la tumultueuse Mary (image 4) n’est âgée que de 15 ans. Les relations entre le père et la fille traversent alors de violentes périodes de turbulence. La réconciliation n’interviendra qu’après l’union « légitime » des deux amants en 1816. Il est vrai qu’il est toujours plus facile d’éduquer les enfants des autres ! La rébellion de Marie (junior) qui marche à grands pas sur la voie tracée par sa mère contrarie profondément notre pourfendeur de la morale chrétienne, lui qui a écrit par exemple : « Tout est valable même les fantaisies les plus absurdes, même les formules les plus répulsives, aussi longtemps qu’elles trouvent des partisans pour les appliquer volontairement, sans prétendre y obliger les autres, aussi longtemps qu’elle ne font loi que pour ceux-là seuls qui se sont librement associés à eux. Rien n’est valable du moment qu’il s’agit de devenir règle pout tous. »

mary-shelley1 La réflexion de Godwin est intéressante parce qu’elle s’engage sur une voie particulière, ouvrant des pistes nouvelles dans le domaine de la morale individuelle et de la structuration de la société. S’il soutient les révolutionnaires français et les admire, il n’approuve pas les excès commis par les Jacobins, estimant que la mise en place d’un nouveau pouvoir ne résoudra pas les problèmes que posait le précédent et au contraire, les reproduira dans le futur. Comme le fait remarquer Alain Thévenet qui a longuement travaillé sur son œuvre, « Godwin était un modeste qui croyait davantage à la perfectibilité des êtres qu’à la perfection sociale ». S’il estime que « l’homme est fait pour la société », il donne toute son importance à l’individu solitaire : plutôt qu’une contradiction, il s’agit de la recherche d’un équilibre fragile… La vie de l’écrivain est marquée par l’alternance de périodes d’optimisme et de pessimisme, de gloire et de rejet, d’aisance et de misère. Deux forces se partagent (déjà) le monde politique à l’époque où il écrit : les conservateurs traitent de « jacobins » et d’ennemis de la nation tous les radicaux qui s’opposent à la politique de Pitt ; quant aux Jacobins français ils instaurent « la terreur » au nom du gouvernement populaire et se méfient de ceux qu’ils jugent trop modérés. William Godwin cherche une troisième voie, et dans un contexte d’opposition violente entre deux blocs, cette démarche n’est pas aisée. Si ses écrits théoriques témoignent d’une certaine hardiesse, il ne s’impliquera jamais dans aucune action politique violente contre le gouvernement anglais. Les anarchistes connaîtront un peu le même dilemme, un bon siècle plus tard, peinant à faire entendre leur voix singulière entre le capitalisme triomphant et la « dictature du prolétariat » prônée par les Marxistes-Léninistes. Il n’est pas facile de vouloir suggérer une troisième voie politique qui ne soit pas un compromis bâtard entre les deux premières, mais au contraire un dépassement de l’idéologie qui les sous-tend. Dans la dernière partie de sa vie, Godwin écrira plusieurs ouvrages qui atteindront une certaine notoriété, notamment un « traité sur la population » où il s’oppose aux doctrines de Malthus, et des « Pensées sur l’homme », qui paraîtront en 1831 et dans lesquelles il complètera les réflexions amorcées dans son « Enquête sur la justice politique »… Il meurt dans la misère, le 7 avril 1836 à Londres. Le seul de ses ouvrages qui aurait pu avoir un rapport lointain avec le « Frankenstein » de sa fille est intitulé « Vies des Nécromanciens », sauf que ce dernier ouvrage est paru en 1831, alors que Marie Shelley a publié son best-seller, de façon anonyme d’ailleurs, en 1818 ; elle est alors âgée d’à peine 19 ans : son génie est tout aussi précoce que sa vie amoureuse. Le livre « Vies des Nécromanciens » démontre bien que Godwin a touché un peu à tous les genres, y compris au fantastique, à moins qu’il ne soit le témoignage du retour à la surface, en fin de vie, de ses préoccupations religieuses… Après la mort de son père, c’est Marie Shelley qui se consacrera à la mise en ordre des dossiers et des écrits du philosophe.

Mon intérêt pour Godwin est lié aussi au fait que j’adore les penseurs qui introduisent de mignons petits grains de sable dans les mécaniques bien huilées, et ce, dans tous les domaines bien entendu… J’invite tous ceux que cette courte biographie a intrigués à se reporter au livre d’Alain Thévenet, « Godwin, des Lumières à l’anarchisme », publié aux éditions « Atelier de Création Libertaire » (lien permanent dans la colonne de droite de ce blog). D’autres livres du même auteur, portant sur Godwin, sont disponibles chez ACL. Le choix de textes intitulé « William Godwin et l’euthanasie du gouvernement », chez le même éditeur, est épuisé mais peut être consulté en ligne à cette adresse : http://www.atelierdecreationlibertaire.com/IMG/pdf/Godwin.pdf

6 Comments so far...

fred Says:

4 mars 2009 at 11:05.

petite question au passage, est ce que ce GODWIN que tu décris à un quelquonque rapport avec le fameux « Point GODWIN » bien connu de tous les utilisateurs d’un forum ?

Paul Says:

4 mars 2009 at 11:16.

Non aucun rapport ! Petit coup de pouce de Wikipedia pour préciser ma réponse : « La loi de Godwin est un adage, partie du folklore Usenet, énoncé en 1990 par Mike Godwin : « Plus une discussion sur Usenet dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Hitler s’approche de 11. » Dans un débat, donner un point Godwin revient à signifier à son interlocuteur qu’il vient de se discréditer en vérifiant la loi de Godwin. »
Sauf si quelqu’un me prouve le contraire, Mike n’est pas le petit petit petit… fils de William, car ce dernier n’a eu qu’une fille et ça l’a épuisé…. Euh non, sa femme est morte lors de l’accouchement et il ne s’est pas vraiment remarié…

Etrusque Says:

5 mars 2009 at 16:04.

Juste une titinfo : les conférences de Onfray ont été publiées chez Grasset (donc de diffusion pas si confidentielle que ça…) sous le titre « Contre histoire de la philosophie »,
Tome 5 : L’eudémonisme social.
Avec par ordre d’entrée en scène :
* William Godwin
* John Stuart Mill
* Robert Owen
* Charles Fourier
* Michel Bakounine

Miette Says:

6 mars 2009 at 14:43.

Avec retard, une précision et un petit commentaire;
Je sais qu’on ne prête qu’aux riches, mais … Mary Wollstonecraft a certes eu une vie sentimentale agitée, assez typique des aspirations et des excès de « l’âge de la sensibilité », mais plutôt AVANT de connaître Godwin (alors qu’elle s’était entichée du très antipathique Imlay, père de sa première fille). Sa liaison puis son mariage avec Godwin (rencontré en 1796) semblent avoir été heureux — mais le mariage fût malheureusement très bref (29 mars 1797-10 sept 1797), car Wollstonecraft est morte onze jours après la naissance de sa 2ème fille, la future Mary Shelley.
Si je voulais faire du mauvais esprit (!) je préciserais aussi que Godwin n’est tout de même pas resté inconsolable puisqu’il s’est ensuite remarié avec la propriétaire … d’une imprimerie (ce qui peut sembler très pragmatique pour un homme de lettres), Mrs. Clairmont. (Et pour l’anecdote, celle-ci avait une fille qui devint plus tard l’une des maîtresses de Byron — dans mon souvenir, qui est assez brumeux quand même, les rapports entre les 3 filles de la famille recomposée semblent avoir été emprunts de rivalité et assez malsains ). Si ça vous intéresse, je peux chercher pour être plus précise.
Les littéraires anglicistes connaissent surtout le Godwin romancier, auteur d’un récit captivant, Caleb Williams, qui retrace la haine passionnelle que se vouent deux hommes, l’aristocrate Falkland et le héros Caleb, son employé, qui aura l’occasion de surprendre le secret du premier. D’une certaine manière, Godwin nous donne à voir la transformation de Falkland, qui représentait le meilleur de sa classe sociale, en une sorte de monstre qui va persécuter sans relâche son ennemi intime. Les rapports de ce couple de doubles (car au début c’est bien Falkland qui est la victime de Caleb) sont fascinants (je ne sais pas s’il est traduit en français).
Roman politique certes (Godwin y voyait un véhicule de ses idées) mais aussi roman d’aventures et récit à suspense, et roman psychologique remarquable.
Qui me semble présenter la supériorité sur les traités théoriques de prendre en compte la force ravageuse des passions, y compris les plus destructrices — au lieu de supposer que « l’intérêt bien compris » des uns et des autres inspire les actions humaines.

Paul Says:

6 mars 2009 at 17:00.

Merci beaucoup Miette pour ce commentaire très détaillé qui corrige quelques unes des approximations et certains « raccourcis » de la chronique. Si j’emploie le terme raccourci c’est que je la trouvais déjà bien longue et que j’ai fait disparaître d’un tour de passe passe les quelques lignes que je consacrais au roman « Caleb Williams ». C’est le problème du « format chronique » – les miennes sont déjà assez longues, trop pour certains – et c’est ce qui me donne l’envie, depuis pas mal de temps, de mettre en ligne un site avec les « versions longues » de certains textes. Avec des commentaires tels que le vôtre, on arrive à trouver un certain équilibre et à pallier certaines déficiences !

leirn Says:

9 mars 2009 at 11:24.

Tant qu’on est à jouer à quels sont les rapports entre Godwin et Frankenstein… William (qui était un peu embarrassé d’avoir à élever une petite fille tout seul, à une époque où ce n’était pas très « en vogue »), a appris Mary à lire en décryptant les instructions sur la tombe de sa maman… Ca doit donner par la suite une certaine inclinaison pour les histoires gothiques…

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