11 mars 2008

De « l’île mystérieuse » à Biosphère II

Posté par Paul dans la catégorie : Boîte à Tout; l'alambic culturel .

ile-mysterieuse-1.jpg Allez, on va faire un petit voyage dans le temps et s’immerger dans deux rêves légèrement décalés, l’un étant resté au stade de la littérature, l’autre ayant donné lieu à une véritable construction … Honneur aux ancêtres, pour commencer. J’ai toujours été attiré par le roman de Jules Vernes, « l’île mystérieuse », que j’ai lu à plusieurs reprises. C’est d’ailleurs l’un des rares livres de cet auteur prolifique qui m’ait vraiment accroché. Bien des aspects du récit sont certes critiquables : la croyance naïve dans la toute puissance de la science ou le ton paternaliste employé dans les dialogues entre le bon maître blanc et son brave nègre émancipé. La hiérarchie qui s’installe dans cette micro société reconstituée ne me plait guère et les considérations morales qui émaillent le discours des héros me hérisseraient plutôt le poil… Il est affligeant de voir que ce groupe humain n’a comme perspectives que la reproduction du modèle social qu’il a été forcé de quitter…

ile-mysterieuse-2.jpg Mais alors, me direz-vous, que reste-t-il dans ce récit de fiction qui me motive au point de m’être plongé dedans à trois ou quatre reprises ? Sans-doute la curiosité ; plus certainement une admiration sincère pour ce spectacle d’un groupe d’hommes luttant pour faire son trou dans un milieu sauvage et parfois hostile, essayant de dominer la nature. C’est quand même assez passionnant de voir ces naufragés reconstituer avec des bouts de ficelle, le parcours technologique accompli par l’humanité en un ou deux millénaires. Je dis bien « dominer la nature » et non « écraser », et ce sera la correction « écologique » que j’apporterai à la vision anthropocentriste du roman de Jules Vernes. Les connaissances que nous avons accumulées ces dernières décennies pourraient permettre, avec une volonté politique adéquate, de construire une relation plus équilibrée avec notre environnement naturel, tout aussi limité que l’est l’île Lincoln pour les naufragés du ciel.

L’ingénieur Cyrus Smith qui dirige notre groupe de colons, n’a aucun doute : le progrès est un dogme irréfutable. Il ne manque pas de l’expliquer à plusieurs reprises à son interlocuteur favori, le journaliste Gédéon Spilett. Beaucoup de romanciers et de théoriciens politiques de son époque partagent les mêmes croyances et cela s’explique facilement. Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, puis jusqu’en 1914, les progrès de la science et de la technique sont stupéfiants : du télégraphe à la machine à vapeur en passant par l’avion et l’éclairage électrique, les inventions se bousculent et surtout commencent à pénétrer l’univers du quotidien en transformant fondamentalement le mode de vie des gens. La France, pays profondément rural, s’urbanise et s’industrialise. Un homme nouveau apparaît : ses capacités d’adaptation doivent être rapides, rien à voir avec ce qui s’est passé les siècles précédents. Lorsqu’on étudie l’histoire des techniques de travail dans le monde rural par exemple, bien peu de choses ont changé, dans la façon de travailler, des Gaulois jusqu’aux paysans de l’Empire. En 2000 ans, la charrue en métal a remplacé l’araire en bois, l’animal a remplacé l’homme pour la traction, l’utilisation des amendements a progressé, de nouvelles plantes sont cultivées, mais le blé se bat toujours à la main et le pain se cuit toujours dans le four à bois du village ! A l’époque de Jules Vernes, seul le recto positif des cartes du jeu des inventions est visible. Le verso de ces mêmes cartes, parfois négatif, n’est pas encore perceptible. On peut imaginer qu’un jour l’homme dominera définitivement la nature et que les inventions à venir permettront de résoudre tous les maux.

ile-mysterieuse-3.jpg Je pense aussi qu’il ne faut pas se leurrer sur les intentions de Jules Verne : il ne s’agit pas d’un roman à thèse sociale. Ses personnages se retrouvent prisonniers contre leur gré sur une île déserte. Il ne s’agit pas d’un groupe de rebelles partis fonder un phalanstère ou une communauté sur des bases politiques nouvelles (genre « la Cecilia » en Amérique du Sud). Certains auteurs de Science Fiction, comme Ursula K. Le Guin, par exemple, dans son roman « les dépossédés », ont traité cette question : bâtir une société avec des règles nouvelles, observer son fonctionnement ; c’est d’ailleurs passionnant. L’intention de Jules Vernes est tout à fait autre : il s’agit d’illustrer comment, grâce à la connaissance et à la détermination, un groupe d’hommes peut, en étant placé dans un milieu relativement riche, reconstituer, de façon presque autarcique (avec un coup de pouce du capitaine Nemo quand même !), un mode de vie presque aussi confortable que celui qu’il vient de quitter. Et c’est cela, essentiellement, que je trouve fascinant ! Avoir une connaissance suffisante de la nature pour être capable, non seulement de comprendre comment elle fonctionne et quelles sont ses limites, mais aussi de quelle façon nous pouvons faire usage des ressources qu’elle met à notre disposition. Le besoin de transformer notre univers, d’y laisser la marque de notre passage, nous qui ne sommes après tout que des étoiles filantes… Peut-être qu’après tout je fais mienne, au moins en partie, cette assertion de Jules Verne concernant la mission de l’homme : « le besoin de faire œuvre qui dure, qui lui survive, est le signe de sa supériorité sur tout ce qui vit ici-bas. C’est ce qui a fondé sa domination, et c’est ce qui la justifie dans le monde entier. » Faire œuvre qui dure… Trop prétentieux ? Et pourtant…

biosphere-cliche-1.jpg L’expérience théorique de l’île mystérieuse, devient pratique avec le lancement, dans les années 80-90 (inauguration en septembre 1991), du projet Biosphère 2, dans le désert d’Arizona. Je ne peux pas manquer de faire le parallèle entre les deux et là aussi, je suis fasciné et je me mets à suivre, d’assez près, le déroulement de cette grandiose utopie : essayer de reconstituer, à l’intérieur d’un dôme fermé, les différents écosystèmes que nous trouvons sur notre planète puis tenter de les faire fonctionner de façon équilibrée. Certains scientifiques soutiennent le projet. D’autres dénoncent le gaspillage phénoménal de crédits de recherche que représente ce jouet pour grands enfants. En réalité, l’ensemble des travaux est financé par un mécène, le milliardaire américain Edward Bass. La polémique va bon train, mais l’expérience se met en route. Une équipe de 8 chercheurs s’enferme dans le dôme, avec l’intention d’y vivre en autarcie pendant 4 ans. Les problèmes s’accumulent : problèmes relationnels à l’intérieur du groupe de naufragés volontaires, mais surtout problèmes biologiques et chimiques (baisse critique du taux d’oxygène, disparition de certaines espèces, pénurie alimentaire). Il faut évacuer certaines personnes, réalimenter le dôme en oxygène : le fonctionnement autarcique n’est pas viable. De plus en plus de chercheurs dénoncent la malhonnêteté de la démarche et la falsification des résultats. Les médias boudent le projet qui est considéré comme un échec. A posteriori, on s’aperçoit que c’est une analyse un peu simpliste car Biosphere 2 n’est pas un échec dans le sens où la réalisation effective de ce projet a permis d’en voir les limites et a fourni un nombre incalculable de données sur « ce qu’il ne fallait pas faire ». L’analyse des erreurs est un élément essentiel dans l’avancée des recherches. L’homme ne peut sans doute pas jouer à l’apprenti sorcier et s’amuser à créer comme cela des mondes viables, même en misant sur des moyens technologiques énormes. Certains gourous religieux sont rassurés : dieu est toujours dans le ciel !

biosphere-cliche-2.jpg Les colons de Jules Verne peuvent dompter la nature (du moins pendant un temps, jusqu’à ce que le volcan se réveille et les rappelle à l’ordre). Les aventuriers de Biosphere 2 ne peuvent pas vivre dans leur monde artificiel aussi longtemps qu’ils l’avaient escompté. Finalement ce n’est pas si mal : cela recadre un peu les rapports entre l’homme et la nature et cela montre surtout à quel point le fonctionnement de celle-ci est complexe. On pourrait presque se demander si Jules Verne lui aussi, n’avait pas perçu les limites de sa démarche et si la destruction de l’île Lincoln n’est pas une vision apocalyptique de la destinée de l’homo sapiens tout puissant. On s’aperçoit en tout cas, à travers toutes ces questions auxquelles le livre n’apporte qu’une ébauche de réponse, que « l’île mystérieuse » n’est peut-être pas qu’un simple roman populaire d’aventures…

Dans la même lignée de projets, il faudra que je vous parle un jour d’autres réalisations qui m’interpellent comme le chantier médiéval de Guédelon : construire un château fort avec les matériaux offerts par l’environnement immédiat et avec les techniques connues à une époque donnée. Génial non ? Dans un domaine proche, il y aurait aussi toute une réflexion à conduire sur l’implantation et l’organisation minutieuse des monastères au Moyen-Age : recherche du plus grand niveau d’autarcie possible par une adéquation réfléchie avec l’environnement…

5 Comments so far...

Clopopine Trouillefou Says:

11 mars 2008 at 15:37.

Hélas ! Je vous crois emporté quelque peu par votre passion enfantine (que j’ai d’ailleurs partagée, mais…) : parce que, de livre en livre, Verne martèle le credo de la toute puissance humaine, certes, mais aussi le projet de domination de la nature. Vous me direz que l’île mystérieuse « saute », à la fin ? Oui, mais le capitaine Nemo, dans ses entrailles, a prédit cette fin, et Verne s’arrange pour que la responsabilité lui incombe (l’éruption volcanique scellant le berceau du prince révolté)… Et tous les autres livres, des voyages en ballon jusqu’au centre de la terre, des lieues sous les mers à la lune, tous décrivent la mise en coupe réglée de la nature, au seul profit, au seul service de l’homme. Le règne animal, surtout, est impitoyablement détruit. Dans votre ïle que vous n’êtes pas loin de décrire comme idyllique, les « bêtes féroces » sont pourchassées jusqu’au dernière, et seule l’économie de cartouche retient Ned de tuer jusqu’à plus soif. La rivière est éventrée à coup de dynamite, l

Clopopine Trouillefou Says:

11 mars 2008 at 15:47.

je continue, ça a sauté… les arbres abattus en grand nombre, le lac à moitié asséché, j’en passe et des meilleurs…

Le côté « phalanstère » du récit est en outre certes atttirant (c’est rigolo, mon compagnon aussi chéris particulièrement ce livre-là, comme preuve d’une survie possible dans n’importe quelle condition…) mais il fait aussi l’impasse sur une partie relativement importante de l’humanité : j’ai nommé les femmes. Outre le credo de l’asservissement de la nature, Verne professe aussi ce que j’appelle une mysogine de « panique ». Sous couvert d’une réserve « parfaite », sans employer l’insulte ou le mépris que le macho de base utilise sans vergogne, Verne est encore plus redoutable. Comme Hergé, (et d’autres, je pense à Edgar P Jacobs ou même Peyo, une seule schtroumpfette pour tous les schtroumpfs, et encore, son apparition est simplement catastrophique au point de nécessiter une transformation en pétasse blonde !) , il fait simplement disparaître du monde les femmes dans leur ensemble ! Dans Tintin, réduites, les malheureuses, à la proportion d’une pour cent (et encore, cette « une », c’est la Castafiore ou sa suivante, c’est dire…), dans Verne, cantonnées à des vignettes absurdes. Bien sûr, on a glosé sur l’homosexualité qui déborde de l’ïle mystérieuse, justement. Les rapports entre Herbert et l’ingénieur Smith sont à la limite de l’explicite… Mais je crois que, plus que de l’homosexualité (les homosexuels que je connais ne « tuent » pas, symboliquement parlant, le féminin de l’univers, au contraire, ils le revendiquent pour eux-mêmes) c’est bien d’une mysoginie basée sur la trouille immonde de ce qu’est le féminin qui tartine notre Verne…

Curieuse façon, vous en conviendrez, de « respecter la nature ».

A part ça, l’ordre d’apparition (le feu, puis la poterie, puis le fer, puis l’exploitation systématiques des ressources naturelles) du livre suit fidèlement l’histoire de l’humanité : d’où, sans doute, votre fascination. Et la secrète tendresse pour l’enfant que vous étiez… Mais cela ne suffit pas à vous absoudre pour autant, de ne pas voir ce qui est l’évidence : Verne a fait plus de mal à la terre que Monsieur Michelin, et je ne parle même pas de Madame !

Bien à vous

Clopine

Paul Says:

11 mars 2008 at 19:27.

Bon, d’accord, Jules Verne… Je tendais le bâton pour me faire battre ! On ne peut pas dire effectivement que ce soit un chantre du féminisme. Je suis globalement d’accord avec votre envolée verbale. Je pensais que ma phrase « Il est affligeant de voir que ce groupe humain n’a comme perspectives que la reproduction du modèle social qu’il a été forcé de quitter… » était suffisamment explicite. Il n’en reste pas moins que l’on n’aborde pas Jules Verne pour lire un roman à thèse sociale. Quand j’ai retravaillé mon texte, ce matin, je me suis aperçu que ce n’était pas par hasard que j’avais choisi les termes « je suis fasciné ». On n’est pas « fasciné » par des choses auxquelles on adhère totalement… Il y a même un petit côté plaisir interdit : « je sais, je ne devrais pas, mais… »
Pour abonder dans votre sens, je signalerai même que l’on suspecte Jules Verne d’avoir « emprunté », sans en faire jamais mention, quelques unes de ses idées (pas dans « l’île mystérieuse » mais dans un autre roman) à Louise Michel avec laquelle il avait entretenu une correspondance régulière pendant que celle-ci séjournait au bagne.
Tout cela n’empêche pas que j’aime beaucoup « l’île mystérieuse », que je ne rêve pas d’un monde sans femmes, et que j’espère, dans mon quotidien, ne pas être trop « macho ». Précision importante, je n’ai jamais lu ce livre quand j’étais enfant : Jules Verne me paraissait bien trop rébarbatif. Je ne l’ai découvert que tardivement alors que j’étais déjà lecteur de SF.
Heureusement, pour me racheter, que l’équipe qui a intégré Biosphère II était mixte ! (je plaisante bien sûr)
En tout cas merci pour les commentaires réguliers que j’apprécie toujours beaucoup…

fred Says:

12 mars 2008 at 09:30.

Le projet BIOSPHERE n’est pas mort !
Dans le cadre d’une future mission « marsienne », son intérêt remonte !
Vu que le voyage vers la planète rouge semble un peu longuet …
C’est vrai que c’est « fascinant » tout ça !

Clopine Trouillefou Says:

12 mars 2008 at 09:30.

Non, c’est moi qui vous remercie pour ce blog, et vos messages qui traitent de questions qui m’intéressent aussi fortement. J’attends avec impatience des sujets (peut-être déjà traités dans le passé ??) sur lesquels je suis curieuse de vos opinions, et pour lesquels je souhaiterais m’éclaircir les idées – le militantisme « vert » et ses contradictions, l’hédonisme et la frugalité, la littérature et la nature, notre pauvre quotidien et la portée de nos combats,le rapport à l’art aussi. Pour l’instant, tous ces thèmes sont en filigrane de vos billets -humeurs du jour – sujets de réflexion. Et votre tendance (nette !) à l’anarchie vous individualise (mais ça me ressemble aussi).

En fait, qui suis-je pour venir vous embêter comme ça ? Le fait est que vos préoccupations, vos billets, la vie qui se profile derrière et dont vous entrouvez la porte, me paraissent curieusement proches de ma propre vie, de mes propres choix. D’où l’envie de vous lire, sur les questions qui me préoccupent. Et puis la limpidité de votre style, vous êtes un des rares blogueurs que je connaisse qui ne se regarde pas écrire (hélas ! je ne suis pas exempte de ce travers, par exemple !) et dont les mots correspondent fidèlement à la pensée. « Je vous suis », parfaitement, quoi. Et ne remercierai jamais assez votre soeur Lavande de m’avoir conduite ici…

Voilà, c’est pour cela que vous n’êtes pas au bout de mes commentaires réguliers !!!

très bonne journée à vous

Clopine

Leave a Reply

 

Parcourir

Calendrier

avril 2024
L M M J V S D
« Avr    
1234567
891011121314
15161718192021
22232425262728
2930  

Catégories :

Liens

Droits de reproduction :

La reproduction de certaines chroniques ainsi que d'une partie des photos publiées sur ce blog est en principe permise sous réserve d'en demander l'autorisation préalable à (ou aux) auteur(s). Vous respecterez ainsi non seulement le code de la propriété intellectuelle (loi n° 57-298 du 11 mars 1957) mais également le travail de documentation et de rédaction effectué pour mettre au point chaque article.

Vous pouvez contacter la rédaction en écrivant à