15 mars 2010
15 mars 1830 naissance d’Elisée Reclus
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps .
L’un des plus grands géographes français, mais aussi l’un des plus grands théoriciens de l’anarchisme
Estimée de son vivant, puis ignorée pendant des dizaines d’années, l’œuvre scientifique et politique de ce penseur lumineux est enfin reconnue à sa juste valeur. Je ne résiste donc pas au plaisir de célébrer le cent quatre vingtième anniversaire de sa naissance. La vie d’Elisée Reclus a été si riche en péripéties, que l’exercice consistant à la résumer en quelques paragraphes est plutôt périlleux. Heureusement, les rééditions de son œuvre originale et les biographies consacrées à ce grand chercheur et à ce militant hors du commun, ne manquent pas dans les librairies. Vous pourrez donc compléter, à votre goût, les quelques informations que je vais développer ci-dessous.
Elisée nait le 15 mars 1830 dans une famille protestante, à Ste Foy la grande, dans le Bordelais. Il est le quatrième enfant à naître, mais non le dernier, puisque sa mère, Zéline Trigant, aura, au total, 17 enfants (3 décèdent à la naissance). Il passe son enfance auprès de ses grands parents qui se chargent de son éducation jusqu’à l’âge de 13 ans. En 1843, son père, souhaitant le voir devenir pasteur, l’envoie rejoindre son frère Elie, à Neuwied sur les bords du Rhin, côté prussien, pour y suivre des études dans un collège protestant. Elisée n’apprécie guère l’enseignement religieux délivré par les frères Moraves dans cette école. Après quelques années dans un autre collège protestant, à Ste Foy, on le retrouve inscrit en 1848, toujours avec son frère Elie, à la faculté de théologie protestante de Montauban. Il n’y restera qu’une année : les deux frangins sont exclus en 1849 à la suite d’une escapade touristique peu appréciée par les responsables de l’institution. A cette époque, il est clair que la géographie commence à intéresser nettement plus le jeune Reclus que la théologie à laquelle il renonce définitivement. Dès son plus jeune âge, il témoigne d’un goût marqué pour les voyages : en 1851, il est inscrit en faculté à Berlin où il suit les cours du géographe allemand Carl Ritter. En 1851, il rejoint son frère Elie dont il est toujours très proche, à Strasbourg, et les deux complices décident d’effectuer une traversée de la France, à pied, jusqu’à Orthez dans les Pyrénées. Le 2 décembre 1851 a lieu le coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte. Les deux frères s’engagent très clairement dans le camp des opposants politiques au rétablissement de l’Empire. Leur prise de position publique attire l’attention de la police du nouveau régime, et, menacés d’arrestation, ils préfèrent s’exiler à Londres. Elisée mène alors une vie mouvementée. Il survit en effectuant de petits travaux, et surtout se déplace fréquemment. On le retrouve successivement en Irlande, puis aux Etats-Unis (Nouvelle-Orléans), comme précepteur dans une famille aisée et enfin Colombie où il projette de créer une plantation de café. Des problèmes de santé lui font abandonner cette idée, et, en 1857 il rentre finalement en France pour s’installer à Paris, à nouveau avec son frère.
Il devient membre de la Société de Géographie, et, pendant un temps, rédige des guides de voyage pour la société Hachette. Il ne renonce pas à son activité politique, et, peu à peu, ses convictions anarchistes se renforcent. En 1864, il rencontre Michel Bakounine et les deux hommes sympathisent très vite. En 1867, il participe au congrès de l’AIT (Association Internationale des Travailleurs qui deviendra la Première Internationale) ainsi qu’à celui de la Ligue de la Paix et de la Liberté. Entre temps, il a aidé son frère à la création d’une banque populaire et à la publication d’une revue, les deux ayant pour objectif l’incitation à développer des sociétés ouvrières. Je trouve important de retracer brièvement les grandes étapes de ces quarante premières années de sa vie, car la complexité du parcours suivi, tant sur le plan géographique que professionnel, explique la richesse de ses propos et de ses observations au sein de l’œuvre politique et scientifique qu’il va rédiger au cours de la seconde partie de son existence.
Le 28 mars 1871 commence le soulèvement populaire de la Commune de Paris, et cet événement va jouer un rôle prépondérant dans la vie d’Elisée Reclus. Il s’engage volontairement dans la Garde Nationale qui combat au côté des insurgés, et il est arrêté, les armes à la main, par les Versaillais, le 4 avril. En novembre de la même année, le Conseil de guerre le condamne à la déportation en Nouvelle Calédonie (comme Louise Michel). Cette décision provoque l’indignation du monde scientifique, surtout dans les pays anglo-saxons. Le gouvernement de Thiers cède à la pression et transforme la mesure de déportation en bannissement. Elisée est libéré et se réfugie avec sa famille à Vevey, puis à Clarens, sur les bords du lac Léman, en Suisse. Après le décès de sa seconde compagne, la fièvre des voyages le reprend : Algérie, Etats-Unis, Canada, Amérique du Sud… Il rencontre de nombreux militants révolutionnaires ainsi que d’éminents confrères géographes. Il rentre en France en 1891, mais n’y séjourne que deux ans. C’est l’époque des lois scélérates contre les anarchistes, et l’atmosphère n’est guère respirable pour les militants. Il choisit alors la Belgique comme port d’attache entre deux pérégrinations, et occupe la chaire de géographie comparée à l’université de Bruxelles. C’est là qu’il rencontre la jeune Alexandra David-Néel, future exploratrice du Tibet, avec laquelle il sympathise. Le premier ouvrage de la jeune femme, publié en 1898, est d’ailleurs préfacé par Elisée. Il se lie aussi d’amitié avec le peintre Camille Pissaro. Malgré des ennuis de santé de plus en plus gênants, et une vie familiale marquée par des événements douloureux, Reclus reste toujours aussi actif, et s’implique dans de nombreuses initiatives. Il crée par exemple une société d’édition de cartes géographiques qu’il va gérer pendant six années, jusqu’à sa faillite en 1904. Malgré de graves problèmes cardiaques (angine de poitrine), il continue à voyager pendant les dernières années de sa vie, et à compléter ainsi les connaissances qu’il réinvestit dans la rédaction de sa seconde œuvre géographique majeure « L’homme et la Terre ». Il meurt le 4 juillet 1905 et il est inhumé, sans cérémonie, comme il le souhaitait, au cimetière d’Ixelles (agglomération de Bruxelles) au côté de son frère Elie mort un an auparavant. La fin de la publication de « L’homme et la Terre », son encyclopédie géographique, se fait à titre posthume, grâce au travail réalisé par son neveu Paul Reclus.
L’œuvre d’Elisée Reclus est aussi riche que son existence peut le laisser prévoir. Travailleur infatigable, Elisée ne cesse de prendre des notes sur ce qu’il observe au cours de ses voyages, et accorde une grande importance à l’interaction entre l’homme et le paysage. Comme on l’a vu au cours de cette brève biographie, les préoccupations d’Elisée concernent largement le domaine politique, et, sur ce plan aussi, ses écrits sont nombreux. Certains auteurs ont voulu voir en Reclus un précurseur de l’écologie, terme auquel il n’a jamais fait référence dans son œuvre. Il est évident que certaines idées fortes de l’écologie contemporaines apparaissent en filigrane dans plusieurs chapitres de ses écrits. Mais c’est avant tout à la dimension sociale de la géographie à laquelle Reclus s’intéresse. « L’homme et la terre » devait s’intituler à l’origine « L’homme, géographie sociale ». Un ouvrage comme « histoire d’un ruisseau » témoigne, dans sa rédaction, d’une sensibilité certaine à l’écologie en tant qu’idée scientifique, mais, sur le plan politique, Elisée Reclus n’est pas « écologiste » ; il est avant tout anarchiste et n’a pas manqué de proclamer ses convictions pendant près d’un demi-siècle. La géographie de Reclus, avec toutes les perspectives nouvelles qu’il introduit dans sa démarche, n’en reste pas moins singulièrement novatrice pour son époque. Il est indubitable que l’on y trouve les éléments fondateurs de la réflexion contemporaine sur les paysages. On peut même estimer que c’est ce caractère avant-gardiste de ses écrits, qui explique, en partie, l’oubli qui a frappé son œuvre pendant de longues années. Si l’on ajoute à cela le rejet dans l’ombre des idées libertaires à cause du « triomphe » temporaire de la parodie de communisme qu’a été le bolchevisme en URSS, on a en main de nombreux éléments pour expliquer l’ostracisme qui a marqué la géographie reclusienne. Il est satisfaisant que celle-ci, de même que la philosophie politique de son auteur, retrouve la place qui lui est due, depuis les années soixante-dix. De là à percevoir Elisée Reclus comme l’un des piliers idéologiques du courant d’écologie politique, il y a un pas qu’il serait exagéré de franchir.
La première œuvre majeure du géographe, que je n’ai pas évoquée jusqu’à présent, est une énorme géographie universelle en dix neuf volumes qui seront rédigés et publiés entre 1876 et 1894 : près de dix-huit mille pages et 4 290 cartes. Ces différents ouvrages sont accompagnés par des centaines d’articles publiés dans les revues scientifiques de différents pays. Entre ses deux grosses encyclopédies, il trouve le temps de rédiger également « La Terre, description des phénomènes de la vie du globe », en deux tomes, ou encore « Histoire d’un ruisseau » et « Histoire d’une montagne »… pour ne citer que les écrits principaux. Sur le plan politique, il est tout aussi prolifique, même s’il ne rédige pas d’ouvrages d’une ampleur aussi considérable. Il expose longuement ses convictions dans « l’anarchie », paru en 1894, ou dans « l’évolution, la révolution et l’idéal anarchique », paru en 1897 . Il rédige également les introductions de toute une série d’ouvrages d’autres auteurs (notamment les traductions des écrits de Pierre Kropotkine), des brochures et de longs articles dans la presse libertaire. Il n’y a aucun cloisonnement entre les divers domaines dans lesquels il écrit, et ses idées politiques transparaissent largement dans ses travaux géographiques, en particulier dans « l’homme et la terre ». Il possède un talent d’écrivain indiscutable, ainsi que cette capacité admirable à s’exprimer à l’aide d’un langage simple, sans pédanterie, en faisant appel à des descriptions courtes mais très évocatrices. Reclus est avant tout un excellent pédagogue. S’il n’avait pas été animé par une telle foi dans le progrès, je pense que l’on pourrait même le qualifier d’écrivain romantique. Certains passages de ses livres sont empreints d’une poésie indiscutable et sont un témoignage talentueux de son amour indiscutable pour la nature. « Histoire d’un ruisseau » ou « Histoire d’une montagne » peuvent se lire comme des romans, et ne demandent aucune compétence géographique particulière. Le premier de ces deux livres constitue une très bonne approche de l’œuvre de cet auteur. Deux brefs extraits :
« L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini. Ces gouttelettes qui scintillent on traversé le granit, le calcaire et l’argile ; elles ont été neige sur la froide montagne, molécule de vapeur dans la nuée, blanche écume sur la crête des flots ; le soleil, dans sa course journalière, les a fait resplendir des reflets les plus éclatants ; la pâle lumière de la lune les a vaguement irisées ; la foudre en a fait de l’hydrogène et de l’oxygène, puis d’un nouveau choc a fait ruisseler en eau ces éléments primitifs. Tous les agents de l’atmosphère et de l’espace, toutes les forces cosmiques ont travaillé de concert à modifier incessamment l’aspect et la position de la gouttelette imperceptible ; elle aussi est un monde comme les astres énormes qui roulent dans les cieux, et son orbite se développe de cycle en cycle par un mouvement sans repos. »
« Même dans la saison où la nature est le plus avare de ses richesses, le ruisseau nous charme par une physionomie nouvelle. Pendant les grands froids, ceux d’entre nous qui ne sont pas trop frileux peuvent assister à la lutte charmante que se livrent la glace envahissante et l’eau restée mobile. De chaque petit caillou, de chaque racine avancée, une aiguille de cristal, puis une deuxième, une troisième et d’autres encore s’allongent à la surface de l’eau, et de toutes ces lames rayonnent à droite et à gauche mille flèches transparentes : un réseau de glace, formé d’innombrables lamelles, se tisse sur la nappe frémissante. Bientôt une sorte de collerette gracieusement découpée oscille autour de toutes les pointes de la berge, de tous les bouquets de joncs, de toutes les rondeurs des souches qui baignent dans le flot et chacune de ces franges de glace prend tour à tour le ton mat du verre dépoli et l’éclat du diamant, suivant le mouvement des vaguelettes qui l’agitent et la font reposer, tantôt sur un coussin d’air, tantôt sur la masse même de l’eau… »
La vie entière d’Elisée Reclus est marquée par le respect profond qu’il a de ses idées et de ses engagements. Amoureux de la liberté, il témoigne aussi d’une grande rigueur morale, et d’une foi inébranlable dans la capacité de l’humanité à évoluer vers un futur plus souriant. Internationaliste convaincu, il témoigne d’un intérêt certain pour l’espéranto, langage universel en cours d’élaboration à la fin de sa vie. Il devient végétarien très jeune et publie de nombreux articles positifs sur le naturisme dont il vante les bienfaits pour la santé. Rares sont les domaines novateurs à son époque, qui échappent à son esprit curieux. Au cours de sa vie mouvementée, il eut trois épouses successives, avec lesquelles il établit un « contrat » qui avait à ses yeux une toute autre valeur que l’hypocrisie du mariage religieux. Ses deux premières compagnes moururent au bout de quelques années de vie commune. Il y eut d’abord Clarisse, d’origine Peul, qu’il épousa civilement en 1858 et dont il eut deux filles. Sa relation avec Fanny ne dura que quatre années, jusqu’en 1874 car elle mourut en mettant leur enfant au monde. Il vécut les trente dernières années de sa vie avec Ermance qu’il épousa civilement en 1875, mais ils n’eurent pas d’enfant ensemble.
« Je n’ai pas vécu seulement dans le passé de l’histoire, j’ai frémi, moi aussi, cellule infinitésimale, de la grande vibration de vie qui anime aujourd’hui toute l’humanité, le grand corps de la Terre. »
Postscriptum : outre les différents ouvrages de Reclus que je possède, la principale source d’inspiration de cet article est une brochure remarquable de la collection « Itinéraire » consacrée à ce grand homme. Parue en 1998, elle n’est malheureusement plus disponible chez l’éditeur (de même que la quinzaine d’autres brochures de la collection). Il faut la trouver chez un bouquiniste ou par le biais d’une petite annonce sur Internet. Les photos utilisées pour illustrer cette chronique ont été collectées sur la « toile » au fil de mes recherches. La dernière image m’a été envoyée par JEA du blog Mo(t)saïques. Bonne lecture !
6 Comments so far...
fred Says:
15 mars 2010 at 10:14.
Quelle drôle d’idée de fêter le 15 un gars né le 18 !
(dis je un poil jaloux, car moi je suis bien né un 15 mars ! na !)
Paul Says:
15 mars 2010 at 12:38.
C’est un petit cafard qui se promène au début du texte, à moins que ce ne soit une punaise… Je corrige, je corrige… C’est bien le 15 la bonne date ! et bon anniversaire Fred !
Cathy Says:
16 mars 2010 at 19:39.
Quel plaisir de retrouver ici ce grand homme ! Se plonger dans « L’homme et la terre » est un vrai bonheur. Il ne faut pas hésiter ; sa modernité est confondante. Et quelle belle écriture !
(allez, j’avoue, y’a sa photo dans mon bureau, et un de mes bouquins lui est dédié.)
fred Says:
17 mars 2010 at 13:38.
Je le trouve vraiment très beau ce Mr Reclus !
Quel regard !
Son visage respire l’humanité !
Paul Says:
17 mars 2010 at 18:56.
Oui c’est un très bel homme. Comme Cathy, j’ai imprimé l’une de ses photos et je l’ai affichée dans un coin de mon bureau. Quand on parcourt l’ensemble de son œuvre on s’aperçoit que c’est vraiment quelqu’un d’extraordinairement intelligent et possédant une culture considérable. En plus j’ai un vieux pote pédago Freinet qui a un peu la même tête que lui et c’est aussi un mec génial….
luc Says:
18 mars 2010 at 12:16.
en général je vais en bibliothèque, lire les livres qui m’intéressent, et cela me convient. Mais de tous les penseurs anarchistes Reclus est peut-être celui dont j’aimerais le plus avoir l’oeuvre éditée, à la maison.