29 juin 2011

Balade mythologique et historique à l’ombre des tilleuls en fleurs

Posté par Paul dans la catégorie : voyages sur la terre des arbres .

Commençons notre balade par une belle légende issue de la mythologie grecque : celle de Philémon et Baucis. Zeus et Hermès, déguisés en bergers, se promènent un jour en Phrygie, au nord-ouest de l’Asie Mineure. Au gré de leur vagabondage, ils quémandent une hospitalité que tout le monde leur refuse. Ils frappent à la porte d’une modeste demeure, une cabane en roseaux couverte de chaume, où vit un couple de paysans très pauvres. Leurs hôtes les accueillent à bras ouverts et leur offrent le peu, très peu, de choses dont ils disposent (précurseurs du Couch’Surfing ?). Zeus décide de récompenser cette générosité et leur propose de formuler un vœu qu’il exaucera. Philémon et Baucis répondent sans attendre : ce qu’ils désirent le plus au monde c’est rester ensemble dans l’éternité, prolonger dans l’au-delà ce qu’ils ont vécu ici-bas. Lorsque la mort vient pour les prendre, le dieu exauce leur souhait : leur cabane devient un temple luxueux et les deux paysans sont changés en arbres : un chêne pour Philémon, un tilleul pour Baucis, mais avec un tronc commun pour qu’ils restent unis à jamais. Dans les forêts de Phrygie comme dans bien d’autres régions au climat tempéré, chênes et tilleuls se côtoient sans se nuire. Le vieux couple ainsi transmuté dans le monde végétal devient une représentation de la félicité et de la fidélité conjugale mais aussi de l’harmonie végétale. Les deux arbres ont une puissance symbolique très forte dans la mythologie : le chêne représente le pouvoir, à la fois terrestre et divin ; le tilleul est l’arbre de justice.

Autre légende mettant en scène un tilleul, toujours en Grèce  : celle de Philyra et Cronos. Philyra est la fille d’Okéanos et de Téthys. Son Oncle Cronos, roi des Titans, père de Zeus, a un gros penchant pour elle et la poursuit de ses assiduités (comme on dit avec élégance). Sa femme Rhéa n’apprécie guère cette infidélité naissante. Pour échapper au courroux de son épouse, Cronos se change en étalon. Pendant sa fuite (au triple galop car Rhéa le pourchasse), il trouve quand même le temps de s’unir à Philyra. De cet accouplement contre nature nait un centaure, Chiron. Philyra est désespérée. Elle supplie Zeus de la métamorphoser elle aussi. Le dieu accède à sa demande et la transforme en tilleul. Peu à peu l’écorce de cet arbre magnifique habille son corps… Le petit Chiron se nourrit alors de « lait de tilleul » et tire de ce breuvage deux avantages non négligeables : l’immortalité et la sagesse.

On peut certes trouver de nombreux enseignements dans ces deux histoires. Ce qui est clair dans les deux cas c’est le lien étroit entre le tilleul et le genre féminin. Il est d’ailleurs ainsi classé dans le folklore paysan de la plupart des régions d’Europe où il pousse spontanément. Les peuples germain et scandinave considèrent que les tilleuls âgés abritent Freya, déesse de l’Amour, et Nerthus, déesse du foyer. Les femmes espérant se marier dans l’année ou concevoir un enfant ne manquaient pas de déposer des offrandes à leur pied ou dans les fissures de leur tronc creux. Tel arbre ancien servait de portique aux fiancés parce qu’il était percé, tel autre devenait le centre d’une ronde endiablée à l’occasion de la Saint Jean. On avait toujours besoin, pour n’importe quelle cérémonie ayant trait à l’amour, d’un tilleul pour l’organiser ! En fait, peu d’arbres occupent une place aussi importante dans l’imaginaire populaire. Pourtant les représentations que l’on s’en fait sont loin d’être toutes identiques. Son rôle varie selon les pays et les coutumes : symbole de la fidélité conjugale ou de la justice, arbre à danser, repère du dragon, monument commémoratif… Difficile de dresser un inventaire exhaustif !

Dans de nombreux pays, on plante un tilleul pour célébrer une victoire et surtout une libération. C’est la fête du tilleul en Lituanie pour commémorer la victoire du chef Erdivil contre le duc de Russie en 1217 ou la plantation du tilleul dans la plaine au pied du château de Gruyère, en Suisse, pour commémorer la victoire de Morat en 1476 (voir chronique sur le château de Gruyère dans ce même blog). Les sans-culottes français n’oublient pas ce symbole de justice : nombre des « arbres de la liberté », représentant l’an I de la République et plantés en 1793 ne sont autres que des tilleuls. L’arbre plait aux humbles, mais il fascine aussi les têtes couronnées. Henri IV en fait un symbole de sa volonté royale de reboiser la France. Le monarque estime que les défrichements trop importants ont entrainé des dommages regrettables dans le couvert boisé du pays… C’est ainsi que des « tilleuls de Sully » (ainsi nommé en référence au célèbre conseiller du roi) font leur apparition sur les places de nombreux villages ou à proximité des églises. Dans notre région il en reste beaucoup encore (cf photos 1 et 2) et grâce à cette initiative, nous pouvons encore profiter de l’ombrage d’un grand nombre de tilleuls quatre fois centenaires, généralement plantés dans des lieux superbes. On découvre au passage l’une des premières singularités de cet arbre : sa capacité à pousser aussi bien en forêt que dans les espaces dégagés.

Faut-il profiter de cette ombre agréable pour s’y reposer et, pourquoi pas, s’y adonner aux joies d’une bonne petite sieste ? Certainement pas, vont répondront les Scandinaves. Lorsque la nuit tombe, l’arbre envoûte les voyageurs grâce à la forte senteur de ses fleurs ; malheureux sont ceux qui décident de passer la nuit à son pied… Au crépuscule, elfes et fées qui s’y sont abrités toute la journée se réveillent et se livrent à une sarabande effrénée. Nombreuses sont les sorcières qui avouent, sous la torture, avoir dévié du droit chemin après avoir écouté les mauvais conseils des créatures qui sommeillent dans son tronc…Diable, dragon ? Qui le sait ? Si l’on quitte le Nord de l’Europe pour se rendre vers le Sud, les conseils donnés au voyageur risquent de changer. D’étranges histoires circulent dans les auberges de campagne et l’on ne manquera pas de vous raconter celle de Pierre ou de Martin, de Jean ou de Jacques, qui ont aperçu, entre les branches de cet arbre béni des Dieux, le visage de la Vierge Marie. Cela explique sans doute pourquoi beaucoup de tilleuls abritent, dans le creux de leur tronc, un simple oratoire ou parfois une petite chapelle. Maléfique dans ce cas ? Nullement, dans des régions d’Europe où la ferveur religieuse occupe une si grande place ! Combien de princes, de chevaliers errants, de chasseurs impénitents, ont eu une révélation alors qu’ils se reposaient sous cet arbre. Ils ont compris, d’une manière ou d’une autre, qu’ils côtoyaient le pêché d’un peu trop près et qu’il était grand temps, pour le salut de leur âme, de prendre quelque initiative spectaculaire. Certains ont ainsi conclu leur sieste en prenant l’habit du moine ; d’autres, touchés par la grâce avec une intensité moindre, ont choisi d’investir une partie de leur fortune plus ou moins bien acquise dans la construction d’une abbaye située, comme il se doit, non loin de l’arbre où a eu lieu la soudaine illumination…

Au fil des siècles et pour consolider son implantation, l’église catholique romaine a compris le rôle joué par cet arbre dans l’imaginaire populaire et elle a cherché à l’intégrer dans ses propres rituels. Outre les oratoires, certains arbres sont devenus jalons d’un chemin de croix ; d’autres, ornés d’un crucifix ou d’un tableau sculpté, sont devenus lieux de pèlerinage et de dévotion. Cette pratique est fréquente : il est plus habile de faire évoluer peu à peu une pratique considérée comme païenne, plutôt que de s’y opposer frontalement. Etrange pouvoir donc de cet arbre ayant su séduire aussi bien les révolutionnaires laïcs que les fanatiques religieux… Cette capacité à transcender les clivages explique sans doute son omniprésence dans les mythes. Dans notre monde contemporain, l’arbre a bien entendu perdu la place de choix qu’il occupait dans les temps anciens, tant sur le plan symbolique que sur le plan matériel. Sauf dans quelques pays d’Europe centrale, le tilleul n’est plus une essence forestière commune. Il n’en était pas de même à la préhistoire. L’arbre occupait au contraire une place prépondérante dans la forêt primaire, et ce pendant les milliers d’années qui ont suivi la dernière glaciation. La quantité considérable de pollens que l’on peut trouver dans les glaciers et dans les tourbières vient à l’appui de cette affirmation. Contrairement à d’autres essences, comme le cormier par exemple, ce n’est pas la lenteur de poussée de l’arbre qui explique sa disparition de nos forêts, c’est plutôt le peu d’intérêt que l’on accorde maintenant à son bois. Autrefois largement utilisé en sculpture par exemple, ou bien pour la fabrication de menus objets de la vie quotidienne, il est, de nos jours, de moins en moins employé. Le bois est tendre pourtant et se travaille facilement. Il a une belle couleur blanc nacré, parfois légèrement rosée, et prend, lorsqu’on l’a poli longuement, une texture très douce rappelant par exemple celle des fruitiers. Il est facile à teinter et, si l’on choisit bien ses pièces, il ne fend guère au séchage. Il est peu apprécié comme bois de chauffage car, s’il brûle avec une jolie flamme, il ne fait pas long feu et il faut souvent ravitailler le poêle.

Ce sont surtout les fleurs qui lui ont permis de conserver sa réputation d’arbre bienfaiteur. Cueillies au bon moment et séchées avec soin, elles gardent longtemps leur pouvoir thérapeutique. On les consomme surtout en infusion. L’effet principal est calmant : la fleur du tilleul agit, avec plus ou moins d’efficacité, dans les troubles légers du sommeil, contre les maux de ventre ou les maux de tête. On note aussi un effet bénéfique dans les troubles cardiaques et les démangeaisons cutanées. Remède de bonne femme, certes, mais qui présentait l’avantage d’être facile à se procurer et à conserver, et qui coûtait moins cher que les produits vendus par l’apothicaire. Le XXème siècle a vu une perte considérable d’intérêt pour ce genre de médecine populaire jugée primitive par l’académie de médecine. Les progrès fulgurants de la recherche ont quelque peu bousculé ces médicaments de grand-mère. Mais ils retrouvent peu à peu une certaine notoriété, car on s’est aperçu que nombre de traitements miraculeux et onéreux proposés par les laboratoires pharmaceutiques comportaient parfois trop d’effets secondaires nuisibles. Du coup, la récolte de la fleur de tilleul, notamment dans la région des Baronnies, dans la Drôme, retrouve un peu de son panache d’antan. Il en est de même pour pas mal de plantes que l’on consomme à nouveau massivement, sous forme d’huiles essentielles, d’extraits ou de simples infusions. Justice est rendue, en quelque sorte, à l’arbre de justice !

Mais au fait, tilleul, tilleul, de quel arbre parle-t-on exactement ? Il existe en réalité une quarantaine d’espèces de tilleuls (genre Tilia), dont cinq sont européennes. Les deux les plus répandues sous nos latitudes, sont, pour simplifier, le tilleul à larges feuilles (Tilia platyphyllos) et le tilleul à petites feuilles (Tillia cordata). Ne vous laissez pas piéger par les appellations et observez bien les dessins ! En réalité, la taille des feuilles n’est pas toujours un indice probant. Les botanistes étant parfois un peu vicieux, le second peut avoir des feuilles plus grandes que le premier ! On estime que ces deux espèces sont indigènes depuis environ huit mille ans. Elles cohabitent facilement et n’ont pas d’aire de répartition bien déterminée. On note cependant le fait que le tilleul à larges feuilles s’acclimate mieux en altitude que son cousin. Tillia Cordata est l’arbre des plaines et des collines. Tillia platyphyllos peut se rencontrer jusqu’à près de deux mille mètres d’altitude. Le premier pousse au Nord jusqu’en Sibérie occidentale et au Sud de la Scandinavie. Le second ne dépasse guère la Belgique et le Nord de l’Allemagne. D’autres espèces de Tillia, apparaissent en quantités importantes dans les parcs ou parfois le long des avenues : le tilleul argenté, très résistant à la sécheresse et à la pollution, a été introduit en France à la fin du XVIIIème siècle. C’est un très bel arbre ornemental, originaire de l’Est de l’Europe. On peut croiser aussi, au détour d’une investigation botanique, des tilleuls de Crimée ou d’Amérique. Le dénommé tilleul de Hollande n’est ni plus ni moins qu’un hybride des deux espèces les plus répandues…

J’espère que cette brève excursion dans le monde du tilleul vous aura plu. Il est grand temps, surtout si l’heure du coucher approche, de vous préparer une petite infusion de tilleul… Au cas où, comme moi, vous n’appréciez guère le goût singulier de ce breuvage, vous pouvez toujours ajouter, pour le plaisir, quelques petites feuilles de menthe poivrée ou marocaine. Les deux arômes se marient fort bien et les vertus médicinales se complètent sans problème !

Sources et liens complémentaires à cet article
– livres utilisés : « Eloge des arbres » d’André Corvol – « Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux » de Pierre Lieutaghi – « Terre des arbres » de Rudolf Wittmann (photos extraordinaires !)
– un lien complémentaire : nombreuses photos de tilleuls vénérables et clé de détermination simple sur le blog de Krapo Arboricole –

6 Comments so far...

François Says:

29 juin 2011 at 23:04.

J’avoue que je n’ai pas lu les détails, mais les tilleuls photographiés sont vraiment impressionnants.

Paul Says:

30 juin 2011 at 08:35.

@ François – Merci pour ce compliment. Mon seul regret c’est d’avoir visité Fribourg et le château de Gruyère et de ne pas avoir photographié le tilleul de Morat (qui se trouve parait-il à Fribourg en fait). Il va falloir que l’on complète notre tournée européenne des grandes bibliothèques historiques par un circuit des tilleuls vénérables : il y en a un très grand nombre en Suisse, en Autriche et dans le sud de l’Allemagne notamment…

Christophe Says:

30 juin 2011 at 21:15.

Salut Paul,

chouette article (encore une fois)
et merci pour le lien !

Passez un bel été,

Amitiés

Christophe Says:

30 juin 2011 at 21:19.

Ah j’oubliais, des tilleuls colosses par ici :
http://krapooarboricole.wordpress.com/category/arbres-coup-de-coeur/tilleuls-colosses/

anne-claire Says:

23 août 2011 at 12:39.

personnellement j’aime bien le tilleul et le tien est excellent !
j’ai aussi bien fait sécher ma verveine, elle est maintenant fin prête pour les infusions d’hiver dans l’atelier glacial…
je vous embrasse fort !
anne-claire

laurie Says:

2 décembre 2016 at 06:34.

Superbe article. tres complet, interessant et bien écrit. merci!!

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