8 novembre 2011

Les murs d’Orgosolo (Sardaigne) ont la parole

Posté par Paul dans la catégorie : Art populaire; Carnets de voyage .

Pour être franc, ce n’est pas une découverte due au hasard. Les peintures murales d’Orgosolo, j’en avais entendu parler avant notre voyage en Sardaigne. Quand je visite un pays, j’aime bien avoir quelques « munitions » au préalable : des bases historiques, un petit aperçu des paysages… Avant de mettre la clé de l’ordinateur sous le paillasson, je m’étais livré à quelques incursions sur Google, et j’avais notamment cherché quelques liens sur l’anarchisme en Sardaigne. Ce que j’ai lu à ce moment-là, comme témoignages sur la commune d’Orgosolo m’avait marqué et j’étais bien décidé à ce que notre itinéraire passe par ce singulier village. Nous y avons fait escale dès la deuxième semaine de notre séjour et nous n’avons pas été déçus. D’une certaine façon, Orgosolo perpétue sa tradition de capitale du banditisme et des révoltes sardes. Le mode d’expression choisi, les « Murales », est plus pacifique et donne au village une couleur à la fois politique et artistique des plus surprenantes.

Les « murales » ne sont pas des œuvres picturales originaires de Sardaigne, même si l’on en découvre, au fil des balades dans les montagnes, dans de nombreux villages sardes. En fait c’est probablement au Mexique, au début du XXème siècle, à l’occasion de la révolution, que l’on trouve les premières réalisations de ce genre. Trois peintres mexicains sont à l’origine des premières peintures. Il s’agit de Diego Rivera, Alfaro David Siqueiros et José Clemente Orozco. En exposant leurs œuvres dans des lieux très fréquentés, ils espéraient sensibiliser la foule aux idées fondamentales de la Révolution : justice sociale, lutte pour l’émancipation, liberté pour tous… Au fil du temps, cette pratique, mêlant à la fois propagande et recherche picturale, se diffusa dans toute l’Amérique latine. Après le coup d’état de Pinochet au Chili en 1973, plusieurs artistes cherchèrent refuge en France et en Italie où ils importèrent la pratique de la peinture murale avec plus ou moins de succès. En beaucoup de lieux, la dimension artistique a pris le pas sur le contenu politique, et le choix des scènes représentées se limite à l’expression d’une certaine nostalgie du passé. En Sardaigne, quatre localités abritent de nombreuses murales : Orgosolo, San Sperate, Villamar et Serramanna. Outre la création de ces tableaux, de nombreux efforts sont faits pour l’entretien et le rafraichissement des couleurs. Les réalisations les moins réussies sont laissées à l’abandon et remplacées par d’autres au bout d’un certain temps. Selon la volonté de leurs concepteurs il peut s’agir d’œuvres éphémères ou au contraires durables dans le temps.

La première « murales » d’Orgosolo date de 1969 ; elle est l’œuvre d’un collectif d’artistes libertaires, le « gruppo Dioniso », originaire de Milan. Parmi les membres ce groupe, figure notamment Giancarlo Celli, à la fois metteur en scène de théâtre et artiste peintre. Cette première peinture a pour objet une représentation symbolique de la Sardaigne et du désintérêt que lui témoignent les institutions continentales. Elle comporte une série de vignettes assez explicite :  une carte d’Italie avec un point d’interrogation à la place de l’île ; juste à côté une femme avec une coiffe ornée du drapeau US, histoire de montrer qui dirige la politique italienne ; une balance montrant un déséquilibre certain entre un plateau représentant les masses laborieuses et l’autre le pouvoir de la finance et de l’industrie… L’église catholique n’est pas épargnée au passage : figure également sur la peinture le dôme d’une cathédrale orné du mot « tabou ». Bref une thématique politique résolument libertaire et très expressive. Cette œuvre n’existe plus de nos jours. Elle n’a pas été censurée mais a été victime des travaux de rénovation qui ont été effectués sur quelques maisons du centre historique. La même année Giancarlo Celli réalise une seconde peinture, à la demande cette fois d’un commerçant de la ville : il s’agit d’une « réclame » pour son magasin de peinture. Dans un premier temps, l’élan créatif va s’arrêter là et, pendant plusieurs années, aucune nouvelle peinture n’apparaîtra sur les façades d’Orgosolo. Cependant, l’idée va suivre son chemin.

En 1975, c’est un professeur de dessin, Francesco Del Casino, originaire de Sienne, qui s’installe dans la bourgade et va reprendre le projet à son compte, avec l’aide de ses élèves. Soucieux d’embellir les murs de sa ville, il décide de créer une première œuvre pour commémorer le trentième anniversaire de la libération de l’Italie.  Il va continuer sur cet élan premier et il est à l’origine d’un grand nombre de peintures aux thèmes variés mais principalement politiques. Les habitants sont largement associés au projet : avant la réalisation de chaque nouvelle œuvre, des discussions ont lieu sur le contenu et les idées exprimées. Le style des créations de Francesco Del Casino est très marqué et s’inspire beaucoup des dessins de Picasso. D’anciens élèves, parmi lesquels beaucoup de femmes, prennent ensuite la relève du « maître ». Cette démarche me fait penser un peu à celle du cimetière joyeux de Sapanta visité l’année dernière en Roumanie et dont il faudra que je vous parle un de ces quatre (je croyais l’avoir fait, mais il y a décidément des lacunes dans ce blog !)
Ces dernières années le mouvement s’est élargi avec l’intervention d’artistes venus du monde entier (on a même découvert un dessin légendé en français : « paysan = vie, armée = ??? ». On dénombre environ 400 peintures murales dans le village. Sur le plan touristique, il s’agit d’une véritable aubaine. De nombreux visiteurs viennent chaque année à Orgosolo, principalement pour admirer les Murales. Il est amusant de voir ces groupes de touristes d’allure très conventionnelle se bousculer pour photographier les images dénonçant les travers de ce monde, après avoir péniblement déchiffré les sentences très orientées qui les accompagnent généralement : « my god ! ce capitalisme, quel scandale ! ». Mémé Rosalie photographiant Andreas Bader tout en serrant convulsivement son sac à mains. N’oublions pas, après tout, qu’Orgosolo est réputée être un nid de « bandits sardes sans pitié ni scrupules » !

En tout cas, nous aussi avons été des touristes bien sages. Munis du plan-guide édité par la Mairie, nous avons parcouru les artères principales et les ruelles, en essayant « d’en voir le plus possible », de rapporter quelques photos originales et de prendre le temps de comprendre (parfois à l’aide du dictionnaire !) le ou les messages accompagnant chaque dessin. Il faut dire que la thématique est variée, allant du local à l’international, du passé lointain à une actualité brûlante : Tian’anmen, l’Irak, le World Trade Center ou l’enfant palestinien tué par les balles d’un soldat israélien ont eu droit à leur murales… Beaucoup de peintures ont trait au pacifisme, à la non violence ou à l’antimilitarisme, de Gandhi au Vietnam en passant par le coup d’état chilien. Les luttes locales ne sont pas oubliées non plus, que ce soit contre l’implantation d’une base américaine, les conditions de vie des mineurs, ou les luttes sociales qui ont jalonné l’histoire du mouvement ouvrier. Les personnalités politiques ne sont pas oubliées : Garibaldi, Rosa Luxembourg, Che Guevara, Allende… montrent leur visage au détour d’une ruelle, cependant qu’un peu plus loin on peut lire ce slogan d’une étonnante lucidité : « Heureux le peuple qui n’a pas besoin de héros ! ». La richesse exposée est telle qu’il est difficile de lister l’ensemble des sujets abordés. Nous avons bien apprécié, au passage, une murales affichée juste au dessous d’un nom de rue : « Via Cadorna ». Le texte accompagnant la peinture corrige l’hommage ainsi rendu à ce personnage : Cadorna est un général italien, l’un des « brillants stratèges » officiant pendant la première guerre mondiale sur le front du Trentin (571 000 soldats italiens morts précise le commentaire en 1914/18). Cadorna s’est distingué notamment par de coûteuses et inutiles offensives contre les Autrichiens et par la défaite de Caporetto, à la suite de laquelle il a été gentiment remercié. Rêvons qu’un jour les plaques « Adolf Thiers », « Liautey » et autres maréchaux, soient accompagnés de quelques « commentaires » judicieux !

Après avoir longuement arpenté ce musée à ciel ouvert, incroyablement vivant, nous avons acheté notre lot de souvenirs pour faire fonctionner le commerce local. Nous avons savouré un succulent sandwich au « prosciutto » sur un banc agréablement situé, mi-ombre, mi-soleil. Il faut dire que le village est plutôt perché, et qu’au mois d’Octobre, le vent du Nord est parfois frisquet. Cette idée de murs peints nous a plu, et dans tous les villages que nous avons pu visiter après, nous avons joué aux chercheurs de trésor. Il n’y a effectivement pas qu’à Orgosolo que l’on trouve des œuvres admirables sur les murs. D’après ce que nous avons vu par la suite, c’est quand même le seul village dans lequel l’expression revêt un tel caractère politique. En d’autres lieux, ce sont plutôt des illustrations du patrimoine ou de la vie locale qui sont proposées aux visiteurs.

Ces trois dernières images, choisies parmi beaucoup d’autres, pour montrer la variété des techniques et des styles employés. Une vidéo intéressante permet également de se faire une idée générale des Murales d’Orgosolo. Vous pouvez la visionner à cette adresse.

3 Comments so far...

Lavande Says:

9 novembre 2011 at 19:08.

Des dazibaos par l’image en quelque sorte. Certains, sur tes photos, sont vraiment superbes, en particulier le dernier, d’une veine très Picasso.
Diego Rivera, muraliste mexicain talentueux et prolifique était le compagnon de Frida Kahlo, peintre très intéressant elle aussi.

hailly Says:

20 octobre 2012 at 15:54.

bonjour,où acheter des reproductions sur carreaux d’orgosolo visibles dans des boutiques de souvenirs;
merci de me répondre.

Paul Says:

20 octobre 2012 at 17:36.

@ Hailly – Je veux bien vous répondre, mais je n’ai guère de renseignements à vous donner ! J’ai vu ce genre d’objets dans les magasins de souvenir à Orgosolo et dans les communes avoisinantes, mais j’ignore s’il est possible d’acheter ces carreaux par correspondance à un prix raisonnable. Peut-être un autre lecteur pourra-t-il vous fournir cette information. Merci pour votre attention.

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