11 novembre 2008

« Au temps d’harmonie »

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps .

Titre curieux pour une chronique paraissant le jour où l’on « commémore » à grands coups de flonflons et de soldats inconnus, morts au champ d’honneur, l’armistice signée à la fin de la « grande boucherie » de 14-18. Eh bien ce titre est celui du tableau que je vous propose comme première illustration. La vision apaisante de cette scène idyllique compensera, je l’espère, les images de poilus en pantalons rouges déchiquetés par les mitrailleuses adverses, que nos médias ne manqueront pas de nous asséner. Elle vous permettra de supporter, je le souhaite également, les zallocutions zofficielles zincontournables sur le mérite de ces jeunes hommes, morts pour leur patrie, et morts surtout pour des motifs avec lesquels ils n’avaient pas grand chose à voir. Je pense en particulier aux profits réalisés, à l’occasion de ce conflit, par un certain nombre de grandes familles dont les noms prestigieux figureront, peu d’années après, au firmament de notre industrie (De Wendel, Péchiney et autres). Dans toute l’Europe, les couches populaires aspiraient au changement, les revendications fleurissaient, les syndicats grognaient, beaucoup pensaient qu’un monde meilleur était possible… Il était grand temps de calmer toutes ces ardeurs dangereuses. Rien de tel qu’un bon gros conflit généralisé pour mobiliser les esprits et les corps sur des idées plus saines. Beaucoup de ces jeunes gens fauchés par la mitraille, avaient dans la tête cette image d’un monde idyllique représenté par le peintre Paul Signac. Une autre raison pour expliquer mon choix : Paul Signac, lui-même, est né un 11 novembre, une cinquantaine d’années avant la première guerre mondiale, en 1863 très exactement. Il a commencé à peindre en 1882 à Montmartre et il n’arrêtera qu’à sa mort, en août 1935.

La biographie de ce peintre et l’histoire du « temps d’harmonie » sont intéressantes à connaître. Il a côtoyé les plus grands artistes de son époque et son style a profondément évolué du début de sa carrière – son œuvre est alors marquée par l’impressionnisme – jusqu’à ses dernières toiles, principalement des aquarelles. Signac est l’un des initiateurs avec son ami Seurat de l’école pointilliste. Qu’il utilise la peinture à l’huile, l’encre de Chine ou l’aquarelle, ses tableaux (surtout des paysages) dégagent un peu tous la même ambiance : calme, sérénité, harmonie… Si les biographes de Paul Signac s’attardent longuement à décrire sa carrière de peintre, ils s’étendent beaucoup moins (voire même font carrément silence), sur ses choix politiques. En 1880 il témoigne de son anticonformisme en adhérant à un groupuscule nommé « Les harengs saurs épileptiques baudelairiens et anti-philistin » (tout un programme !). Lecteur de Pierre Kropotkine, d’Elisée Reclus, ami de Jean Grave, il ne cache pas ses sympathies pour le mouvement anarchiste dans lequel il va largement s’impliquer. Nombreux sont les peintres qui, à la fin du XIXème siècle, ont fait les mêmes choix politiques que lui. L’amitié de Courbet pour Proudhon est de notoriété publique (on doit d’ailleurs à ce peintre un magnifique portrait du philosophe). Les liens entre Camille Pissaro et surtout Maurice de Vlaminck et la pensée libertaire sont beaucoup moins connus. C’est pourtant à Vlaminck que l’on doit cette affirmation péremptoire : « Ce que je n’aurais pu faire dans la société qu’en jetant une bombe -ce qui m’aurait conduit à l’échafaud- j’ai tenté de le réaliser dans la peinture, en employant de pures couleurs sortant de leur tube. J’ai satisfait ainsi à ma volonté de détruire, de désobéir, afin de recréer un monde sensible, vivant et libéré… »

L’œuvre de Signac, est, nous l’avons dit, beaucoup plus paisible, et c’est surtout la vision sereine d’un monde dans lequel les conflits seront apaisés, qu’il choisit de représenter sur son tableau « Au temps d’harmonie ». Il adhère alors à la conception exprimée par Elisée Reclus (géographe considéré comme précurseur de l’écologie politique) selon laquelle « l’anarchie c’est l’ordre » tel qu’il est présent dans la nature, ou à la théorie de Kropotkine qui veut démontrer que l’évolution des espèces s’est faite autant dans la coopération que dans la « lutte pour la survie ». On retrouve dans certains tableaux de Signac l’ambiance que crée Reclus lorsqu’il écrit son « histoire d’un ruisseau », une vision de la nature qu’exprime aussi l’anarchiste américain Warren, fondateur de la communauté « New Harmony » en 1842. D’ailleurs, au départ, le tableau figurant en exergue de cette chronique ne s’appelle pas « Au temps d’harmonie », mais « Au temps d’anarchie » ! Paul Signac réalise cette très grande toile (12 m2) en deux ans, de 1893 à 1895. Elle est destinée à orner les murs de la Maison du Peuple de Bruxelles (et figure maintenant à la mairie de Montreuil en région parisienne). Sa présentation dans un salon est refusée car le titre est jugé trop provocateur. Paul Signac remplace alors « anarchie » par « harmonie », sans que cela lui pose le moindre problème, puisque, pour lui, les deux mots sont quasiment des synonymes !

La toile représente l’idéal anarchiste de la « communauté libre ». Le bonheur n’est pas dans le passé ; le bonheur est dans l’utopie qui est là, toute proche, à la portée de nos désirs. La vie est libérée des contraintes artificielles que nous impose la société industrielle. Les plaisirs sont simples : la cueillette des fruits, la lecture, le jeu, la promenade, l’amour libre… On peut s’amuser à découvrir beaucoup de symboles sur ce tableau : manuels et intellectuels ne sont plus divisés et partagent le même univers ; la compétition est abolie et ne s’exprime plus que dans le jeu ; le temps de jouir de la vie prend le pas sur le temps de travail… Le choix des couleurs participe de cette vision de la plénitude. Beaucoup de communautés seront créées pendant cette période, basées sur ces principes idylliques. Vous conviendrez que l’on est assez loin des charniers auxquels nous conduiront les soubresauts du capitalisme en 1914… Cette période de 1914-1918 est d’ailleurs éprouvante pour Paul Signac. En désaccord total avec son ami Jean Grave qui rejoint le mouvement des intellectuels bellicistes (les divisions seront terribles d’ailleurs à ce sujet au sein de la famille socialiste) , il se range sans hésitation dans le camp des « pacifistes internationalistes » avec Romain Rolland, mais il est traumatisé par toutes ces querelles et arrête de peindre pendant pratiquement toute la durée de la guerre. Il reprend espoir en 1917 avec le déclenchement de la Révolution russe. Jusqu’à sa mort, des suites d’une maladie douloureuse, il ne renonce pas à ses engagements militants, puisqu’on le retrouve mobilisé, au début des années trente, dans un « comité de vigilance des intellectuels antifascistes ». A travers tous ces faits, toutes ces opinions exprimées, on s’aperçoit qu’il est quelque peu réducteur de résumer la vie de Paul Signac à la fondation du néo-impressionnisme ou à son amour pour la navigation !

La guerre de 1914-1918 va porter un rude coup à tous ces rêves d’harmonie et à cet idéal de société libérée de toute contrainte. L’espoir suscité par la révolution bolchevique ne sera que de courte durée… Les années d’après-guerre vont être marquées par la montée en puissance de l’idéologie communiste à la sauce stalinienne, par l’ascension encore plus fulgurante des idées fascistes… Un futur bien sombre pour l’humanité. Mais ceci est une autre histoire !

NDLR : deux toiles et une photo de Paul Signac illustrent cet article. Le dernier tableau est un portrait du peintre, présenté sur son bateau, réalisé par son grand ami Théo van Rysselberghe (huile sur toile de 1897). Désolé pour le rendu des couleurs (surtout pour « au temps d’harmonie »). Rien ne vaut le fait d’admirer les œuvres originales !

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