12 décembre 2008

Piazza Fontana, Milan, 12 décembre 1969

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Vive la Politique .

Il me paraît intéressant, à un moment où l’affaire des jeunes « terroristes anarcho-autonomes » de Tarnac tourne à la farce sinistre, de rappeler un autre évènement, quelque peu sorti de nos mémoires, qui entraîna l’arrestation, l’emprisonnement et la mort (pour l’un d’entre eux) de suspects fabriqués de toutes pièces par le gouvernement italien de l’époque. Cette affaire criminelle n’est ni la première, ni la dernière, des grandes manipulations médiatico-politiques jouant sur la crainte légitime du terrorisme. D’autres « coups montés » à des fins politiques ont eu lieu dans l’histoire (Haymarket, Sacco et Vanzetti…), mais il faut reconnaître que dans le registre de l’horreur, les auteurs, les vrais, de l’attentat de Milan avaient frappé assez fort. Rappelons les faits… Le 12 décembre 1969, une bombe éclate sur la Piazza Fontana, devant la Banque Nationale de l’Agriculture, en plein milieu de l’après-midi, alors que la place est bondée. Le lieu et l’heure n’ont pas été choisis au hasard. Il est clair que la volonté des auteurs de cet acte barbare est de faire un maximum de victimes. Ils atteignent leur but puisque l’explosion entraine la mort de 16 personnes et que l’on dénombre plus d’une centaine de blessés. L’enquête est conduite à une vitesse impressionnante. En quelques heures, les « fuites » de l’instruction amènent la presse et la télévision à désigner à la vindicte publique les auteurs de cette tuerie : ce sont les « rouges » extrémistes, les anarchistes qui sont coupables.

Une rafle impressionnante est conduite dans les milieux libertaires : interpellations, perquisitions, garde à vue d’un certain nombre de suspects. Le 15 décembre, grâce au témoignage plutôt vague d’un chauffeur de taxi qui pense avoir déposé le coupable sur les lieux du crime, l’anarchiste Pietro Valpreda est arrêté et inculpé pour cet attentat. Le même jour, un autre militant arrêté par les policiers, un cheminot milanais, Giuseppe Pinelli, meurt en tombant accidentellement par la fenêtre du troisième étage de la Questura où il est interrogé par le commissaire Calabresi. Bien entendu, cette « bavure » sera classée « sans suite » et le responsable blanchi de toute accusation de violences. Heureusement, le souvenir de cet acte, que l’on peut qualifier sans peine d’assassinat, est conservé par l’auteur italien Dario-Fo qui en a fait le thème d’une pièce de théâtre intitulée « Mort accidentelle d’un anarchiste ». Entre-temps, les médias se déchaînent contre l’extrême-gauche et Valpreda, qualifié de « monstre à visage humain ». Seulement voilà, petit à petit on s’aperçoit que le dossier d’accusation est vide de toute pièce sérieuse. Le chauffeur de taxi, témoin providentiel, se rétracte. Plus le temps passe, plus il semble que Valpreda, personnage relativement marginal, peu impliqué en réalité dans le militantisme politique, sert de victime idéale… Les événements de 68 ne sont pas très éloignés et, en Italie, la tension sociale est de plus en plus forte. De grands mouvements de grève ont eu lieu à l’automne, et certains politiciens de droite envisagent une « sortie de crise » sur le modèle grec (le coup d’Etat des Colonels a eu lieu deux ans auparavant).

Peu à peu, malgré tout, l’enquête s’oriente sur une autre piste, celle des groupuscules d’extrême droite, en particulier « Ordine nuovo » et « Avanguardia Nazionale ». La préparation minutieuse de l’attentat, et les moyens dont ont disposé les auteurs, laissent également entrevoir la participation des services secrets italiens ainsi que de la CIA. Les liens sont tellement complexes entre les néofascistes de l’époque et les milieux de l’espionnage, que les preuves sont difficiles à établir. En 1975, un deuxième procès a lieu. Valpreda est toujours inculpé, toujours emprisonné (sans preuves), mais sur le banc des accusés on voit apparaître divers militants notoirement connus pour leur appartenance à la mouvance d’extrême droite et leurs contacts avec le Ministère de l’Intérieur… Deux de ces nouveaux inculpés sont condamnés à la prison à vie : Ventura et Freda. Il semble que ce ne soient que de vulgaires lampistes et que les responsables de l’attentat criminel n’aient pas été désignés. Cela n’empêche pas les juges de maintenir Pietro Valpreda en prison. En 1986, les trois « coupables » successifs sont libérés. Valpreda a fait 17 ans de prison sur la base d’un dossier d’accusation ne contenant aucun élément sérieux. Quant aux deux autres, on ne sait quelle grâce « divine » a permis leur libération.

L’enquête continue, mais il ne semble pas que la justice italienne fasse beaucoup de zèle. Il faut attendre 2001 pour que de nouveaux suspects soient condamnés : il s’agit à nouveau de trois militants d’extrême-droite, Delfo Zorzi, Carlo Maria Maggi et Giancarlo Rognoni. Eux aussi sont condamnés à l’enfermement à vie. Mais en mars 2004, la cour d’appel de Milan les gracie. La justice italienne ne semble pas vouloir conserver les fascistes trop longtemps sous les verrous. Cette fois, « l’affaire de la Piazza Fontana » est définitivement enterrée. La relaxe des trois condamnés se base sur le fait qu’ils ont été accusés sur la base du témoignage d’un « repenti » et que les éléments retenus contre eux sont donc insuffisants. Cela n’empêche pas les mêmes services de justice de réclamer l’extradition de Cesare Battisti, accusé lui aussi par un « repenti ». Comme le fait remarquer Miguel Chueca, dans un article paru dans la revue « la Question sociale » : « la justice italienne applique, à l’évidence, le principe du  » deux poids, deux mesures  » : le fléau de la balance qu’elle tient penche toujours du même côté, et son bandeau ne lui couvre qu’un œil. » Les seules personnes restant emprisonnées des suites de cet attentat, sont deux dirigeants de l’organisation « Lotta Continua » accusés (eux aussi par un « repenti ») d’être responsables de l’assassinat du commissaire Calabresi, en réponse à la mort de Pinelli.

Certes, les deux affaires, Milan et le soi-disant sabotage des caténaires par un soi-disant groupuscule d’ultra-gauche n’ont que peu de points communs. Cette dernière histoire judiciaire ne serait pas si grave, si le procureur en charge du dossier n’avait pas eu recours au chef d’inculpation de terrorisme (outre le fait que c’est risible, car le dossier ne comporte aucune preuve tangible selon les avocats, cette qualification fait quand même encourir aux personnes inculpées le risque d’une peine de prison jusqu’à vingt ans) et si deux pseudo suspects n’étaient pas maintenus en prison depuis leur arrestation. On peut non sans raison, se demander quels sont les objectifs réels du Ministère de l’Intérieur : simple opération de propagande, amorce d’une opération de répression beaucoup plus importante ou avertissement pour ceux qui auraient des « velléités d’agitation sociale » ? L’avenir (espérons-le proche) nous le dira. Le lien que j’établis entre ces deux histoires a deux objectifs : le premier, de garder certains faits vivants dans notre mémoire ; le second de montrer comment on peut manipuler, avec les moyens appropriés, une justice manquant parfois d’indépendance, et des journalistes à l’affut de « scoops », peu habitués à un travail d’enquête sérieux sur le terrain.
Ce qui est certain, c’est que les conséquences de cette affaire ont été lourdes en Italie. Quelques années plus tard, un autre attentat encore plus meurtrier frappait la gare de Bologne (85 morts) et la responsabilité des fascistes, ainsi que des services secrets était mise en évidence. Dans un premier temps, pourtant, le gouvernement avait attribué l’opération aux Brigades Rouges, mais cette fois la manipulation était trop grossière. L’affaire de la Piazza Fontana devait être aussi à l’origine de la décision de pas mal de militants d’extrême-gauche de passer dans la clandestinité et de commencer la lutte armée. Cet attentat de Milan est l’un des facteurs qui ont entraîné la naissance des Brigades Rouges. Répondre à la violence par la violence… Ce qui n’a sans doute pas été, par la suite, à mon avis, un choix stratégique des plus judicieux, mais ceci est une autre affaire. La procédure consistant à utiliser dans un jugement le témoignage des « repentis », largement employée par la justice italienne, demanderait elle aussi à être approfondie.

NDLR. Sources documentaires pour cet article : un article paru dans la revue « la Question sociale« , rédigé par Miguel Chueca ; le livre « l’Etat massacre » (paru en 1971) ; le livre « la ténébreuse affaire de la Piazza Fontana » de Luciano Lanza ; différentes autres références documentaires sur la toile.

One Comment so far...

Clopin Says:

12 décembre 2008 at 14:47.

Je consulte ton site à chaque nouvel article. Même si je ne fais pas souvent de commentaires, j’en ai envoyé les coordonnées à pas mal de potes…
Tout ça pour te dire de continuer ce travail salutaire de rafraîchissement de mémoire que tu as commencé. Bon courage et un de ces 4 !

Paul Says:

12 décembre 2008 at 19:38.

Merci pour ces encouragements. En fait j’en ai grand besoin car la rédaction de chroniques comme celle-ci ou bien celles sur Bhopal, sur l’école ou sur la révolte des Canuts, me cassent pas mal le moral. J’éprouve l’envie irrésistible de les écrire, mais chaque fois que j’ai terminé, je me dis « à quoi bon ? Quel intérêt ? » et l’envie me prend de partir dans mon grand terrain boisé que j’appelle pompeusement parc ou mini arboretum. Je m’intéresse alors à la vie de mes arbres : les nouvelles pousses, ceux qui ont été attaqués par le pic vert, ceux qui auront du mal à repartir au printemps… J’ai alors une envie folle de jouer à l’autruche, de mettre la tête sous l’oreiller et de penser à autre chose qu’à cette société que je trouve de plus en plus pourrie. Quand je pense à tous ces combats, toutes ces luttes qu’il a fallu mener pour en arriver là. Quand je pense à l’indifférence de nombre de nos concitoyens à toutes ces questions fondamentales, qu’elles soient sociales ou écologiques, j’ai envie de me replier sur mon petit univers privilégié. Une journée passe, deux journées… et l’envie de communiquer ma colère me reprend. Elle revient d’autant que, si l’on change d’angle de vue, on s’aperçoit que des tas de gens luttent toujours et que « le monde bouge » aussi comme le dit l’une des rubriques de ce blog (rubrique que j’ai parfois du mal à remplir tant la noirceur masque l’horizon). Alors ça repart, cahin caha, et ça s’équilibre tant bien que mal. Merci en tout cas d’être un lecteur fidèle…

Phiphi Says:

14 décembre 2008 at 13:49.

Bonjour Paul.

Comme Clopin, je te lis beaucoup et commente très peu 😉

Salutaire rappel de faits qui firent aussi l’objet de plusieurs émissions de Mernet, sur Inter.
http://www.la-bas.org/mot.php3?id_mot=82

Le même a diffusé vendredi un sujet sur « l’affaire » Tarnac.
http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1570

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