26 février 2016

Connaissez-vous Albert Meltzer ?

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Portraits d'artistes, de militantes et militants libertaires d'ici et d'ailleurs .

Meltz15-227x300  Albert Schweitzer ? diront certains, persuadés qu’une erreur orthographique est toujours possible et que tous ces noms étrangers se ressemblent un peu. Non, je parle bien d’Albert Meltzer… Il est probable qu’une fois dissipé le malentendu lié à une (toute relative) homonymie, la majorité des lectrices et lecteurs de la « Feuille » répondront alors par la négative. Il faut dire que la notoriété de cet homme remarquable est dissimulée par trois éléments pénalisants : c’est un militant (et non un artiste ou un savant), il est d’origine anglaise (Trafalgar ?), et, sur l’échiquier politique, il se situe plutôt du côté des anarchistes (ce qui, dans la bouche d’un Manuel Valls moyen est carrément une insulte). Il s’agit pourtant d’une personnalité, d’un porte-flambeau, comme l’ont noté plusieurs de ses biographes, des idées libertaires outre-Manche. Il est grand temps que, dans ce monde soi-disant globalisé, on s’intéresse à toutes les personnes, quelle que soit leur nationalité, en particulier à toutes celles (et tous ceux) qui ont combattu pour qu’advienne un jour un monde meilleur. L’espoir est encore l’une des armes qui restent à notre disposition.

la famille Meltzer à Londres en 1938

la famille Meltzer à Londres en 1938

Comme l’indique notre bible à nous autres chroniqueurs (Wikipédia bien sûr), Albert Meltzer est né le 7 janvier 1920, à Tottenham (agglomération de Londres) dans une famille de juifs et de protestants irlandais. Il découvre l’anarchisme non pas dans les livres ou à travers les luttes syndicales, mais en pratiquant son sport favori, la boxe ! Cette activité est très courante dans les milieux populaires anglais. Entre deux passages sur le ring, les échanges vont bon train et Albert est intéressé par les propos tenus par l’un de ses compagnons, un jeune marin de Glasgow, Billy Campbell. Il participe à sa première réunion d’information sur l’anarchisme en 1935 et se fait remarquer en s’opposant aux propos tenus par une oratrice célèbre du mouvement, Emma Goldman, à propos de la boxe. Leur désaccord sur ce sujet, mineur semble-t-il, ne l’empêche pas de rejoindre très rapidement la principale organisation anarchiste londonienne du moment : le « Freedom Group ». Un an plus tard, en juillet 1936, débute la révolution espagnole et l’événement résonne comme un coup de cymbale au sein de la Gauche européenne. Albert Meltzer, comme beaucoup de jeunes de sa génération, s’enthousiasme pour cette lutte porteuse de tant d’espoirs, et s’engage de façon active dans le soutien aux camarades espagnols en lutte. L’action le motive plus que les grandes idées et il se bat aux côtés d’Emma Goldman pour collecter argent et vêtements destinés aux Républicains. Il est responsable (entre autres) de l’incendie d’un stand à la gloire de Franco dans une exhibition d’extrême-droite. L’échec de la Révolution espagnole va l’affecter profondément. Des réfugiés affluent en Grande Bretagne et il faut les accueillir et les aider. Meltzer dénonce les conditions dans lesquelles la France traite ces réfugiés… Les militants de la CNT en exil constituent le mouvement Solidarité Internationale Antifasciste (SIA). Pour les soutenir, ils comptent sur l’action d’Emma Goldman, mais celle-ci a quitté la Grande Bretagne pour le Canada. Elle n’est plus toute jeune et sa santé décline. Malgré l’aide d’autres personnalités (la romancière Ethel Manin, notamment, pour laquelle Meltzer éprouve beaucoup d’estime), le mouvement de solidarité s’épuise et tourne court. Les ouvriers anglais ont d’autres préoccupations.

War_comment Durant toute cette période précédant la deuxième guerre, Albert Meltzer exerce de nombreux métiers : il travaille pour une compagnie de gaz, un hôpital, une société de cinéma… Il est présent sur tous les fronts de lutte et pas seulement la solidarité avec les anarchistes espagnols. Il effectue aussi un voyage en Allemagne nazie pour aider un groupe clandestin qui envisage l’assassinat d’Hitler et de Goering. Avant même sa vingtième année révolue, il lance un journal d’informations intitulé « Revolt ». La Grande Bretagne entre en guerre et Meltzer perd son emploi hospitalier, mais cela ne décourage pas son enthousiasme militant. Il survit en effectuant différents travaux de secrétariat. Il rédige quelques articles pour des journaux, mais il ne veut pas devenir écrivain professionnel car il ne considère pas l’écriture comme un métier. Il précise dans ses mémoires : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit par conviction et non pour être rémunéré ». Il devient secrétaire d’une nouvelle fédération anarchiste clandestine qui voit le jour en 1940. Ce mouvement publie un bulletin intitulé « Workers in uniform » : quatre mille exemplaires sont diffusés au sein des forces armées. Il est aussi membre de l’équipe de rédaction du journal « War commentary », lancé entre autres par Vernon Richards et Marie Louise Berneri.  Il publie plusieurs articles intéressants dont un sur le nationalisme. On peut consulter une traduction française de ce texte sur le site « Racines et branches« . Je vous en propose la conclusion :

« Nous devons certainement accepter les luttes pour l’indépendance nationale lorsqu’elle sont des luttes contre l’impérialisme. Mais elles doivent être conduites par les ouvriers et les paysans et nous devons nous dissocier d’avec les dirigeants bourgeois – par exemple, des gouvernements en exil à Londres, les dirigeants bourgeois du Parti du Congrès indien etc. – pour nous associer à la place avec les masses qui conduisent seules cette lutte. Et l’indépendance ne doit pas être un objectif mais un levier pour évincer l’impérialisme , et lorsque cela est fait, le but n’est pas d’instaurer un gouvernement bourgeois indépendant mais un mouvement révolutionnaire qui va lutter aux côtés d’autres mouvements révolutionnaires dans d’autres pays pour un MONDE LIBRE. »

black-flag-1980s-logo-black-on-white « War commentary » est interdit en 1945 et ses membres fondateurs arrêtés. Meltzer n’est pas impliqué dans le procès qui s’ensuit. Entre temps il a connu d’autres aventures : il est mobilisé sous les drapeaux en 1944. Comme il refuse de rejoindre son affectation, il est alors condamné pour désertion et emprisonné. En 1946 il est envoyé dans une unité déployée en Egypte, le « pioneer corps ». Il tente de provoquer une mutinerie et il est déféré à deux reprises en cour martiale. Libéré, il rentre en Angleterre en 1948. Il éprouve de grosses difficultés à trouver un emploi et doit se décider à recourir à une fausse identité pour se faire embaucher dans le textile… Nullement découragé, il reprend alors ses activités militantes. Mais la décennie qui suit la seconde guerre mondiale est plutôt morne pour les anarchistes anglais. Des dissensions freinent le redémarrage du mouvement. Albert Meltzer, lui, a des désaccords importants avec le groupe « Freedom » dont il était proche avant guerre. Il quitte l’équipe du journal en 1965. En 1967 il participe à la création de la Croix Noire Anarchiste anglaise (« Anarchist Black Cross ») aux côtés de Stuart Christie, une autre personnalité du mouvement dont il se sent très proche. En 1970, toujours avec Stuart Christie, il fonde le journal « Black Flag ». Il est arrêté en août 1971, avec 6 autres compagnons. On lui reproche d’avoir fait partie du groupe anarchiste « Angry Brigade » qui a commis divers attentats en relation avec la guerre en Irlande du Nord. Le procès dure de mai à décembre 1972. Meltzer et Christie sont acquittés, après avoir purgé 18 mois de prison préventive. L’accusation ne tient pas debout : c’est un délit d’opinion pour lequel ils ont été arrêtés, et non une action violente.

Meltzer bookshop Son inculpation et son emprisonnement ne l’empêchent pas de soutenir la création avec Miguel Garcia, du « Centre Ibérique International » pour aider les compagnons espagnols en lutte contre Franco. Depuis 1936, la lutte contre la dictature au-delà des Pyrénées est une préoccupation qui ne l’a jamais abandonné. Le centre organise des collectes pour soutenir les militants du M.I.L. ou du G.A.R.I. emprisonnés. En 1979, il est l’un des fondateurs d’un important centre de documentation libertaire : la « Kate Sharpley Library ». Plus de 30 ans après son ouverture, cette bibliothèque, centrée sur l’histoire du mouvement anarchiste anglophone, met à la disposition du public des archives considérables. Cette documentation peut être consultée également par le biais d’un site internet très fonctionnel. La « Kate Sharpley Library » possède maintenant une antenne à Berkeley aux Etats-Unis. Je voudrais vous raconter une anecdote au sujet de cette bibliothèque…

kate_sharpley Albert Meltzer a toujours témoigné un profond respect aux militants anonymes, à celles et à ceux qui s’investissaient dans les luttes quotidiennes, à l’usine ou ailleurs. A l’inverse, il se méfiait un peu des intellectuel(le)s prompt(e)s à engager des polémiques mais trop souvent ignorants des réalités profondes du terrain. Le fait qu’il ait choisi le nom de Kate Sharpley pour son fonds documentaire est tout à fait révélateur de sa manière de percevoir les choses. Il aurait pu choisir le nom d’une célébrité du mouvement ; il a préféré choisir le nom d’une femme quasiment inconnue… Kate Sharpley est une simple militante anarchiste qui a vécu au début du XXème siècle. Elle était pacifiste. Pendant la guerre, son père et son frère ont été tués au front ; son fiancé est mort également, mais comme il était très engagé dans la lutte syndicale, elle pensait qu’il avait été tué lors d’une mutinerie. A l’âge de 22 ans, le gouvernement lui a attribué la « médaille de la famille » qui devait lui être remise par la reine Mary (femme de Georges V). Le jour de la cérémonie, elle a jeté cette décoration en criant « si vous les aimez tellement, vous pouvez toutes les avoir ». Cette action de rébellion lui a valu un traitement « de faveur » : elle a été frappée par les policiers présents, emprisonnée plusieurs jours et renvoyée de son travail… Tout cela sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre elle, et sans qu’il y ait eu de procès… Meltzer a croisé sa route un jour et Kate Sharpley l’a vivement impressionné par son enthousiasme et son courage. Cette rencontre l’a marquée et, quand est venue l’heure de baptiser sa bibliothèque, c’est à ce nom-là qu’il a pensé.

meltzer-anarchism Albert Meltzer disparait le 7 mai 1996. Quelques années avant sa mort il s’est attelé à la rédaction d’une importante autobiographie « I couldn’t paint golden angels » (Je ne peux peindre des anges dorés) qui est publiée à titre posthume. Cet ouvrage important peut être consulté sur la Toile où il est publié en version intégrale, mais il ne fait malheureusement pas l’objet d’une traduction en Français pour l’instant. Espérons que cette omission sera réparée dans les mois ou les années à venir, l’édition d’ouvrages sur l’anarchisme étant particulièrement dynamique ces derniers temps.
Certains de ses camarades lui ont reproché son sectarisme et son manque de tolérance… Il est souvent plus facile de critiquer des proches que des adversaires irréductibles et le milieu libertaire n’est pas exempt de ce défaut. Une chose est indiscutable en ce qui concerne Meltzer, c’est sa fidélité à l’idéal anarchiste tout au long de sa vie. Jamais il n’a cessé de penser qu’il était possible de construire un monde meilleur que celui dans lequel nous vivons. Tout au long de sa vie il s’est battu avec une énergie admirable pour défendre ses idées. Là où d’autres ont louvoyé en fonction des circonstances, lui a continué à cheminer sur sa route en gardant le cap. Chapeau bas !

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Quelques citations pour terminer :

A propos de la violence : « La plupart des gens, qu’ils l’admettent ou non, sont conditionnés par les médias, « la nouvelle église ». Ils déplorent le type de violence que l’Etat déplore et applaudissent le type de violence auquel l’Etat recourt. »

A propos de l’histoire : « L’histoire de peuples entiers a été anéantie précisément pour la même raison que l’histoire du mouvement de la classe ouvrière dans la période récente a été effacée elle aussi ; il ne convient pas aux puissants que cette histoire soit connue, parce que les traditions maintiennent en vie l’esprit de révolte. »

A propos de l’anarchisme : « Ceux qui utilisent le mot « anarchie » pour qualifier un désordre ou une mauvaise gestion, ont tort. S’ils considèrent l’existence d’un gouvernement comme une nécessité, s’ils pensent que nous ne pourrions pas vivre sans Whitehall ou la Maison Blanche pour diriger nos affaires, s’ils pensent que les hommes politiques sont essentiels à notre bien-être et que nous ne pourrions  pas nous comporter correctement en société sans policiers, ils ont raison de penser que l’anarchie c’est le contraire de ce que le gouvernement garantit. Par contre ceux qui ont une opinion opposée et considèrent que le gouvernement est une tyrannie, ceux-là ont raison de considérer que c’est l’anarchie et non le gouvernement qui garantit la liberté. Si le gouvernement, c’est le maintien des privilèges et de l’exploitation et si son outil est l’inégalité de la répartition, alors c’est l’anarchie qui est l’ordre. »

NDLR – pour rédiger ce billet, et surtout pour l’illustrer, je me suis servi des documents en anglais disponibles sur la « Kate Sharpley Library ». Phil Ruff est l’auteur de plusieurs des clichés publiés ici.
Je dédie cette chronique à mon ami Michel Pélissier, pédago Freinet, militant de l’ICEM (Institut Coopératif de l’Ecole Moderne), syndicaliste, libertaire… Je lui dois une partie des idées qui sont les miennes et j’ai toujours eu une grande admiration pour son engagement et sa constance dans la défense de valeurs que trop de personnes oublient aujourd’hui. Sa disparition me peine profondément.

Complément à ce texte (12 mars 2016) : un camarade anglais m’apporte quelques précisions concernant le passage « Angry brigade »… Les attentats commis n’étaient pas seulement en relation avec la guerre en Irlande mais visaient également le Franquisme, le capitalisme… Meltzer n’a pas été acquitté car il n’a pas été jugé. Selon ses déclarations, il a été simplement « témoin de la persécution »  et emprisonné par la Justice à ce titre… « I couldn’t paint golden angels » a été publié juste avant sa mort et non après…
Un grand merci pour ces précisions. Compte tenu de leur importance, j’ai préféré les placer en « addenda » au texte plutôt que dans les commentaires.

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