9 juin 2022

Feuilles… de livres et d’arbres, pages d’amitié

Posté par Paul dans la catégorie : au jour le jour... .

 Cinquante années que nous partageons le même bateau, ma compagne et moi. Un anniversaire qui ne manque pas de valeur, et pas seulement symbolique. Les vingt dernières années ont été largement occupées à voyager, mais surtout à constituer autour de nous un écrin de verdure et de feuilles imprimées pour abriter nos amours et nos amitiés. Une double coque pour protéger les valeurs qui nous rassemblent. Parc et bibliothèque ; belles écorces et reliures précieuses ; senteurs exotiques et goûteuses de certaines floraisons et âcres odeurs de l’encre d’imprimerie et des vieux papiers. Chaleureuse présence de l’amitié qui enveloppe cet univers un peu singulier et dont nous ne souhaitons pas forcément garder la jouissance privée et privilégiée.

Une bibliothèque semble extensible à l’infini ou presque. Je ne sais pas si l’on peut dire un jour que l’on est arrivé au bout de sa tâche de collecteur de parchemins, à moins de se contraindre à un environnement très spécialisé, ce qui n’est pas notre cas. Il est certain que celle ou celui qui limite sa collecte aux albums d’Hergé ou aux romans d’Agatha Christie a besoin d’une place limitée. Un parc arboré obéit à d’autres règles, plus contraignantes, celles de la nature. Les arbres grandissent et leur besoin en espace avec. D’arbrisseaux ils deviennent des géants aux branches multiples. Ils ont chacun besoin d’espace et écrasent de leur majesté leurs voisins trop frêles pour s’opposer à leur hégémonie grandissante.

 Le lieu où on les installe est définitivement choisi, ce qui est loin d’être le cas pour les livres dans une bibliothèque. On plante les arbres pour qu’ils développent leurs racines ; on ne plante pas les livres, quoique le concept plutôt fantastique de croissance appliqué aux volumes reliés pourrait ouvrir des perspectives amusantes. Je plante un Haïku, je récolte une nouvelle… Je sème quelques essais ; les années passent ; ils se transforment en encyclopédie… Dans le monde bien réel que nous habitons, les arbres s’installent dans un espace pour leur vie entière. Les livres ne sont qu’entreposés et peuvent déménager au gré des fantasmes de leur propriétaire. Tel ouvrage qui occupait une place de choix sur un rayon bien en vue, peut se trouver relégué quelques étages plus haut ou plus bas ; cet éloignement physique correspondant à une baisse de popularité dans notre esprit. Il laisse alors la place à une nouvelle pépite que l’on apprécie de garder à l’œil. Il peut s’agit d’une nouvelle découverte ou d’une acquisition ancienne que notre intellect moins éveillé n’avait su apprécier auparavant. Cela n’augmente pas la place qu’il occupe sur son rayonnage, mais peut être la cause d’un bouleversement radical dans son environnement. Claude Tillier passant de la bibliothèque du premier étage à celle du rez-de-chaussée (du « privé » au « public » en quelques sorte) cela n’a pas été sans une grande agitation livresque (se reporter à ma chronique sur le rangement des livres). Il est ainsi des ouvrages qui passent des étagères « vitrines » à d’autres plus éloignées, sans y laisser la vie pour autant ! Notre bibliothèque occupe plusieurs pièces de la maison. Nous ne visitons pas aussi fréquemment le deuxième étage que le rez-de-chaussée. L’ascension d’un livre n’indique pas forcément qu’il s’approche du paradis, ou de l’enfer en cas de mouvement inverse. Ce n’est bien souvent qu’un caprice de la météo intérieure. Bienheureux soient les auteurs qui bénéficient d’une relative stabilité dans leur environnement géobibliophile (*).

C’est loin d’être le cas pour le livre que je vous propose en ouverture de ce paragraphe, mais il faut reconnaître qu’il est des volumes (je ne vous dirai pas lesquels, rassurez-vous) que l’on a envie de reléguer pour un dernier repos dans un lieu peu accessible ou rarement consulté. L’enfer en quelque sorte, bien que ce terme dans le vocabulaire bibliophile désigne plutôt le lieu où l’on dépose les ouvrages qui ne doivent pas être accessibles à tous les yeux. Quel sera leur avenir ? Quelle est la dernière étape après l’expulsion définitive ? Le carton, sans doute, dans un grenier poussiéreux.  Je dois avouer que la peine capitale  est impossible ou presque à prononcer. Difficile pour un bibliophile d’abandonner un livre dans une benne de recyclage ; indécent de l’offrir à une connaissance, en prétextant le doublon ou la lassitude. « Tu devrais te plonger dans cette lecture ; c’est un ouvrage dont je me suis totalement désintéressé… » Incitatif non ? Heureusement, il reste le recours du libraire d’occasion ; la vente sur Internet demande beaucoup trop d’énergie. Et puis, même ressenti : je veux bien vendre « un doublon » mais pas un livre qui m’a fortement déplu.

  Notre parc, lui, a atteint les limites de sa croissance. Peu de changements surviendront car il est aussi difficile de faire usage de la tronçonneuse que de recourir aux bennes pour papier à recycler. Dans ce contexte, je pense que seules quelques pièces rarissimes occuperont les places laissées encore libres par les hasards des plantations antérieures ou par les méfaits d’un climat, de plus en plus capricieux. Quelques spécimens mal armés pour résister aux aléas d’une météorologie changeante, ont passé l’arme à gauche et ont abandonné l’espace qu’ils utilisaient à d’éventuels petits nouveaux mieux armés contre les gels tardifs et les sécheresses inopinées. Les livres ne craignent pas le gel et ne se suicident que rarement. Quant aux inondations ou aux incendies, ils règlent généralement le sort d’une bibliothèque complète et je préfère m’abstenir d’envisager de telles calamités.

Arbres exubérants et livres passionnants constituent, de concert, un environnement apaisant. Si les années à venir nous ménagent une certaine quiétude, j’ai bien l’intention d’en profiter au maximum. « Au pied de mon arbre », un livre à la main, « je vivais heureux »…

  J’ai été touché par la remarque faite par une des jeunes bénévoles que nous hébergeons à la belle saison. Après avoir fait une longue visite du parc, elle m’a fait remarquer, avec beaucoup d’humour, que je travaillais sans cesse à la construction de ce paradis, mais qu’elle avait l’impression que je ne prenais jamais le temps de m’y poser… Après son séjour, j’ai inauguré les « tours du propriétaire » pendant lesquels il était interdit de dresser des listes de « travaux à faire ». Cela demande une sacré discipline, et j’ai bien du mal à y arriver. Je ne perds pas espoir cependant. Nous avons une cabane, à l’autre bout du parc (voir photo plus bas). Nous l’avons baptisée « cabane des écrivains ». C’est un lieu propice à l’écriture, surtout si l’on a besoin de méditer loin des bruits domestiques. Mais je n’ai pas songé encore à y installer une bibliothèque. Un ami m’a récemment adressé une photo du bureau que l’écrivain naturaliste états-unien John Burroughs avait installé dans la sienne et je suis un peu jaloux. Comme quoi, les rayonnages peuvent trouver à s’étendre encore dans les années à venir ! Pour être honnête, je n’ai pas réussi encore à y faire autre chose que des séances de lecture, quelques « dîners sur l’herbe » et une mémorable séance d’accordéon. Là aussi, je compte bien faire des progrès pendant la décennie à venir. Les courageuses aventurières qui s’y sont installées récemment pour dormir ont apprécié leurs nuitées en tout cas ! Avis aux amateurs !

 Des visiteurs de plus en plus nombreux viennent se promener au milieu de nos arbres, et je suis reconnaissant (dans mon for intérieur) à ceux qui expriment leur admiration pour le travail réalisé, ou qui apprécient la quiétude de l’endroit (quiétude relative car nous habitons quand même une campagne assez peuplée et qu’il est difficile d’échapper aux bruits des engins motorisés que notre civilisation a su inventer).

Un dernier détail pour finir… Sur le réseau « Babelio » dont je fais partie depuis quelques années, on demande, dans la fiche de présentation, « quels livres j’emporterais sur une île déserte ? » J’ai répondu à cette délicate question avec le plus de sincérité possible. De temps à autre, tel livre quitte la malle que j’ai remplie, tel autre le remplace. Ce qui est certain c’est que se limiter à cinq ouvrages est pour moi mission impossible quasiment. Cela explique en grande partie l’instabilité apparente de mes choix. Aucun site de jardinage ne m’a jamais demandé quel arbre j’aimerais transporter dans mes bagages en vue d’une plantation dans un nouvel environnement. Il faut dire que si l’île où je me retrouve est vraiment déserte, il ne doit pas être facile d’y planter un liquidambar par exemple !

(*) Dans mon esprit, quelque part, une allusion discrète à la « géopoétique » de Kenneth White.

2 Comments so far...

Anne-Marie Says:

9 juin 2022 at 19:44.

C’est toujours un grand plaisir de vous lire et de découvrir votre univers livresque et végétal.

Paul Says:

9 juin 2022 at 20:50.

@ Anne-Marie – Merci !

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