23 mars 2009

Après avoir lu « Silverado » de R.L. Stevenson…

Posté par Paul dans la catégorie : l'alambic culturel; mes lectures .

« Aucun endroit ne vit clairement dans l’imagination qu’on ne l’ait d’abord quitté. La teneur de notre expérience, chaque jour se fondant dans un autre, alors s’unifie en une seule image. D’innombrables couchers de soleils, d’innombrables aurores, d’innombrables promenades sous les étoiles, nous extrayons enfin un tertium quid, une essence magnifiée, le miel du miel, la crème de la crème, paysage classique qui, artificiellement composé, est autrement plus vivant, séduisant et vraisemblable que la scène qu’il reproduit : il en exprime la quintessence. Le coup d’œil unique est certes parfois mémorable ; c’est lui qui, plus tard, nous donnera les contours de notre représentation imaginaire. […]
C’est pour cela que les lieux grandissent dans notre esprit après que nous les avons laissés, prennent chaque jour un peu plus les couleurs de notre prédilection, deviennent comme nos enfances chaque jour plus beaux, par la grâce des coupures habiles de l’oubli, jusqu’à évoquer enfin, au regard intérieur dont parle le poète, quelque chose d’aussi familier et précis que les traits d’un ami.
»

la-route-de-silverado Je viens d’achever la lecture de « la route de Silverado » de R.L. Stevenson dans la « Petite Bibliothèque Payot », collection « Voyageurs ». J’avoue avoir accroché à certains passages, les avoir dévorés même, alors que d’autres chapitres m’ont un peu lassé et que je me suis contenté de les lire en diagonale. Puis, à un moment donné, je suis tombé sur ce texte, reproduit en exergue, et je me suis arrêté, un bon moment, tellement il sonnait juste à mes oreilles et retranscrivait parfaitement une sensation bien souvent ressentie… Singularité du travail effectué par la mémoire, qui amplifie les sentiments éprouvés face à un paysage, un lieu, une personne, magnifie certains épisodes que nous avons vécus dans un passé plus ou moins éloigné, ou bien au contraire atténue jusqu’à gommer progressivement divers faits ou rencontres qui nous ont marqués négativement. Embellissement des souvenirs positifs ; « évacuation » progressive dans notre inconscient, sans même qu’il y ait besoin de les charger de noirceur, des souvenirs négatifs ; enfouissement et non destruction, sinon les psychanalystes seraient sans doute condamnés à chercher un autre emploi.  Je ne m’apesantirai pas sur ce dernier aspect, car ce qui m’a marqué dans le paragraphe emprunté à Stevenson, c’est surtout le côté positif : le lieu ou l’événement qui nous a marqués, notre mémoire se charge progressivement de le grandir, et, plus le temps passe, plus il devient conforme à ce que nous voulons qu’il soit. Nous ne commandons pas ce travail mais celui-ci effectue seul, sans que nous en ayons conscience, les corrections indispensables du tableau que nous avons ébauché. L’artiste quitte son atelier, et, quand il revient, trouve une toile tout à fait conforme à ce qu’il aurait aimé qu’elle soit. Certes, cette mise au point ne va jamais jusqu’à la perfection. Notre mémoire s’amuse à laisser suffisamment de défauts au souvenir, pour qu’il ait une apparence parfaitement réaliste et que nous ne nous posions pas la moindre question sur sa correspondance avec la réalité vécue.

Une trace écrite, texte, photo, dessin ou un récit oral, peuvent servir de déclencheur à ce travail de mémoire. En réalité, tous les sens ont la capacité d’initier ce processus : des sonorités, une saveur particulière ou une odeur ont la capacité de provoquer « le déclic ». Dans mon cas, ce sont souvent les photos qui jouent un rôle essentiel. Nous avons affiché, sur le mur de notre chambre, divers clichés illustrant des lieux que nous avons visités ces dernières années. Il est évident que, lorsque nous avons choisi ces images, nous avons effectué déjà un tri sévère. Il est des villes traversées, des monuments visités, des chemins parcourus, qui ne nous ont laissé aucune empreinte significative ; soit parce que nous n’avons pas su les appréhender, soit parce qu’ils ne possédaient rien de singulier ; ils étaient trop proches de notre quotidien. Lorsque je regarde ces photos au mur, le soir avant de m’endormir, ou le matin à travers la loupe déformante de mes yeux embrumés, certaines d’entre-elles restent simplement « très belles » ; d’autres enclenchent la « machine à souvenirs », et le paysage représenté acquiert alors une dimension toute autre et devient le symbole fort d’un instant particulier. Quelques phrases dans un journal de voyage peuvent aussi jouer ce rôle, mais les images et les mots ne fonctionnent pas de la même manière.

diapason-naturel Une promenade à pied dans les montagnes au-dessus de Ljubno en Slovénie, en septembre dernier. Nous faisons un long circuit autour du sommet du mont Golteh, avant de poser, l’air « martial » à côté d’un grand poteau de bois en forme de diapason, qui indique le point culminant de l’itinéraire. L’excursion est suffisamment récente pour que je me souvienne de détails « négatifs » mais ils sont maintenant passés au second plan dans ma mémoire : il faisait froid, bien que ce ne soit que le premier jour de l’automne ; nous nous sommes perdus avant de rejoindre le circuit balisé et nous avons marché bien deux heures de plus que prévu, dans des conditions plutôt pénibles ; le ciel était gris et il y avait un risque assez élevé de précipitations… Voici la manière dont j’ai raconté cet événement, au mois d’octobre, dans les « carnets de voyage » de ce blog. Je lui ai consacré quelques lignes : « La journée de repos à Kladje nous fait le plus grand bien. Elle nous permet de faire une très belle balade en dessus de la ferme : un circuit prévu pour 3 h de marche tranquille dont la durée finale sera d’au moins cinq heures car décidément nous ne sommes pas très doués pour l’orientation. Le sentier chemine à travers des paysages très variés et très agréables et, à force de grimper et de descendre, le dénivelé cumulé finit par ne plus être négligeable. » Certes je parle déjà d’une « belle balade » mais ce compte-rendu rédigé dans un style assez neutre n’évoque plus du tout ce que je ressens en regardant la photo. D’autres éléments, plus psychologiques que matériels, occupent maintenant le devant de la scène : une certaine fierté à l’idée que nous avons fait cette randonnée par exemple ; cette photo « trophée » me sécurise, au sens où je me dis qu’après tout on est encore physiquement capables de faire ce genre d’exercices. Nos jambes nous permettent encore de nous éloigner des chemins battus, de découvrir des lieux sauvages et mystérieux que nous pourrons nous « approprier » (l’important c’est ce que l’on perçoit non ? tant pis si ce n’est pas vrai !). Derrière nos deux visages souriants, il y a beaucoup d’éléments « invisibles » : cet arrêt au bord d’un ruisseau pour écouter le chant de l’eau ou observer le ruissèlement des gouttelettes sur un rocher couvert de mousse. Pour combien de temps encore ? Il passe de plus en plus vite… C’était beau ce circuit du Golteh… Au fond d’un vallon s’ouvrait une faille profonde dissimulée par les éboulis ; les arbres morts se dressaient péniblement au milieu de la caillasse et semblaient en garder l’entrer… Je me rappelle les yeux brillants, le regard silencieux que l’on a échangé lorsque, enfin, nous avons retrouvé notre point de départ. Certes, le ciel est gris sur la photo, mais ma mémoire n’accorde déjà plus guère d’importance aux éléments négatifs… Dans quelques années, restera-t-il dans mon souvenir une trace quelconque du vent glacial qui balayait le chemin ? Les hideux pylônes du téléphérique le long duquel nous sommes remontés, suant et soufflant tellement la pente était raide, existeront-ils encore, ailleurs que dans la réalité ?

fleurs-sauvages Cette analyse à laquelle je me livre pourrait être reproduite en de nombreuses occasions. Je pense par exemple à d’autres images : celle d’une fleur chétive aperçue au creux d’un rocher ; un arrêt au bord de la route dans la région de Burren en Irlande, vaste désert de roches calcaires sculptées par l’érosion… Ce cliché de l’abbaye de Cashel, toujours en Irlande, à la tombée du jour ; le grondement de l’immense océan observé depuis un phare magnifique à la pointe de la Gaspésie. Ces choix particuliers pourraient faire croire que  seuls des paysages m’ont marqué. Ce serait faux, car, ainsi que l’évoque Stevenson lorsqu’il décrit l’auberge « chez Simonneau » à Monterey, certains lieux ont laissé une trace dans ma mémoire uniquement à cause des rencontres que j’y ai faites. Je ne vais pas m’amuser à en dresser ici une liste, parce que mon propos n’est pas d’amorcer la rédaction d’une quelconque autobiographie mais aussi parce que certains souvenirs ont besoin de l’écrin protecteur de ma mémoire pour garder toute leur dimension. J’ai l’impression que le fait de les en extraire, les ferait sombrer dans la banalité, de la même façon que certains rêves, une fois oralisés, perdent tout leur côté magique. Nos souvenirs ont des origines très diverses et notre mémoire collectionne des lieux ou des faits de toutes sortes ; leur origine peut aussi bien être familiale que professionnelle, proche ou lointaine… Nous conservons la trace de rencontres parfois fortuites, d’instants fugitifs mais émotionnellement intenses… Il me semble d’ailleurs plus facile de construire des « châteaux en Espagne » à partir d’instantanés que de séquences trop longues. Peut-être est-il plus simple d’idéaliser un lieu ou une personne simplement entrevus… Mais là je crois que la réflexion devient plus complexe et va s’écarter quelque peu de mon propos du jour…

Voyage encore, voyage toujours. J’ai laissé « Silverado » quelques temps sur la table mais je n’ai pas laissé totalement tomber Stevenson. En fait, j’ai commencé à déguster un nouvel ouvrage… Modestine, personnage clé d’un autre récit de voyage de cet écrivain, y joue un second rôle remarqué. Un indice supplémentaire pour ceux qui veulent jouer aux devinettes et découvrir le titre de ce livre, dans le prochain « Bric à Blog » à paraître ces jours ci !

racines-de-la-memoire1

2 Comments so far...

Lavande Says:

24 mars 2009 at 11:24.

« Voyage avec un âne à travers les Cévennes » ?

Paul Says:

24 mars 2009 at 13:41.

Perdu, l’ouvrage en question n’est pas de Stevenson. A « tu chauffes, tu brûles », je répondrais que tu navigues quand même dans la bonne direction, ce qui est important quand on traite de voyages.

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