10 juin 2009

Jeanne Barret, première femme à avoir fait le tour du monde

Posté par Paul dans la catégorie : aventures et voyages au féminin; Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire .

Un peu de détente… La chronique d’aujourd’hui est bien dans la lignée des « belles histoires de l’Oncle Paul » sur Spirou. Cette BD présentait toujours des histoires un peu singulières ou des personnages hors du commun. La dame dont nous allons parler aurait bien mérité d’y figurer. J’ai découvert l’existence de Jeanne Barret, tout à fait par hasard l’autre jour, en lisant l’excellent ouvrage de Jean Marie Pelt, « La cannelle et le panda » (dont je vous recommande la lecture). Ce livre dresse un portrait des principaux naturalistes, explorateurs ou non, comme le Père David ou Jean Henri Fabre, dont je vous ai parlé il y a peu. L’un des chapitres est consacré au botaniste Philibert Commerson, et c’est en suivant sa trace que j’ai découvert l’existence de Jeanne Barret. Il ne me reste plus qu’à vous conter, assaisonnée à ma façon, la singulière aventure arrivée à cette modeste Française ayant commencé sa vie comme domestique et l’ayant terminée en touchant une pension royale, après avoir étudié la botanique et dirigé un cabaret.

jeanne-barret-en-valet Jeanne Barret est née le 27 juillet 1740, en Saône et Loire, dans le petit village de La Comelle. Ses parents sont fermiers et peu fortunés ; sa mère décède alors que Jeanne est encore très jeune, et son père la suit dans la tombe quelques années plus tard. En 1762, la jeune femme devient gouvernante chez un notable des environs, le docteur Philibert Commerson. Celui-ci est veuf, son épouse étant décédée à la naissance de son fils, et Jeanne sera chargée de l’éducation du jeune orphelin. Elle devient également la secrétaire du docteur puis la compagne de ses longues nuits solitaires, au grand dam de la bourgeoisie locale qui n’apprécie guère de tels écarts de comportement. Lorsque la jeune femme est enceinte, en 1764, le couple déménage à Paris pour échapper à la malveillance du voisinage. C’est cette liaison avec Commerson,  homme savant passionné par la botanique, qui va être le déclencheur de la vie aventureuse de la jeune femme. Leur existence commune à Paris débute mal : l’enfant meurt à la naissance comme c’est assez souvent le cas à cette époque. Commerson, nommé « médecin et botaniste du Roy », est choisi pour accompagner le célèbre Bougainville, dans son expédition autour du monde. Une ordonnance royale de 1689 interdit la présence de toute femme à bord des navires de sa majesté. Jeanne Barret va passer outre cette ordonnance et décide d’embarquer le 1er février 1767 sur l’un des deux navires de l’expédition, « l’étoile ». Les détails de cet embarquement sont connus, mais pas les raisons qui vont pousser la jeune femme à agir. Pour monter à bord, elle se déguise en homme, se fait appeler Bonnefoy, et se targue d’être le valet de chambre du botaniste, fonction qu’elle accomplira d’ailleurs avec ferveur pendant la traversée, poussant le dévouement jusqu’à dormir dans la même chambre que son maître afin de lui prêter assistance en toute occasion. La traversée de l’Atlantique est pénible, et nos deux héros sont sans doute sensibles au mal de mer, ainsi qu’en témoignera par la suite le médecin du bord.

commerson_philibert_1727-17 Est-ce l’amour qu’elle porte à Commerson qui la pousse à commettre cette infraction aux édits royaux ? Les motivations de la jeune femme sont méconnues car elle n’a écrit ni journal de bord, ni autobiographie à la fin de sa vie. Les hypothèses sont donc construites à partir des récits (masculins) dans lesquels il est fait mention de son existence. Ces témoignages sont trop partiaux pour qu’on leur accorde une véritable confiance : catin pour les uns, héroïne pour les autres, il est difficile de se faire une idée. D’aucuns avancent la théorie selon laquelle c’est le botaniste, personnage impérieux, colérique et extrême dans toutes ses décisions, qui aurait poussé sa compagne à user de ce subterfuge. D’autres laissent la jeune femme avoir pris seule sa décision, l’idée d’aller faire le tour du monde ayant « excité sa curiosité ». Personnellement je choisirai cette hypothèse que je trouve plus romantique et plus amusante pour la suite de l’histoire. Selon Nicole Crestey, professeure de Sciences Naturelles, qui a consacré toute une étude à Jeanne Barret, le fait qu’une femme se travestisse en homme est très mal perçu par la société moralisatrice du XVIIIème, mais cela a pu se produire en d’assez nombreuses occasions. Le service militaire durait sept ans à l’époque, et une femme, privée de son époux, pouvait se retrouver dans le plus grand dénuement. Certaines n’hésitaient pas alors à endosser un costume masculin et à s’engager elle aussi. De même, l’exemple des femmes pirates est à prendre en considération.

bougainville Ce qui ressort de tous les témoignages, c’est que la traversée n’a pas été facile pour les hommes embarqués dans « l’étoile » et encore moins pour la jeune femme qui doit se cacher aux yeux de tous et agir de façon à ce que son comportement n’attire pas l’attention sur elle. Le pot au rose va être découvert lorsque le bateau fait escale à Tahiti, au bout d’une année entière de navigation. Certains des membres de l’équipage avaient-ils des doutes sur l’identité du jeune Bonnefoy ? Là aussi les témoignages divergent et valent ce qu’ils valent. A chaque escale, le valet accompagne son maître, porte son matériel, et participe aux expéditions les plus pénibles, range ses trouvailles, l’aide à classer ses archives. Ainsi témoigne Monsieur de Bougainville, chef de l’expédition : «… Comment reconnaître une femme dans cet infatigable Baré, botaniste déjà fort exercé, que nous avions vu suivre son maître dans toutes ses herborisations, au milieu des neiges et sur les monts glacés du détroit de Magellan, et porter même dans ces marches pénibles, les provisions de bouche, les armes et les cahiers de plantes avec un courage et une force qui lui avaient mérité du naturaliste le nom de bête de somme ? » Il est fort probable que certains ont eu des soupçons, mais qu’ils ont préféré se taire, Monsieur de Commerson étant le médecin du roi… Ce sont les Tahitiens qui vont dévoiler la supercherie. Notre botaniste se rend à terre pour herboriser, selon son habitude, et il est accompagné de son valet. Un groupe d’autochtones entoure alors le jeune Bonnefoy, se met à crier « ayenene ! ayenene ! » (fille ! fille !) et entreprend de le déshabiller. Il ne s’agit pas là d’une quelconque agression mais, en signe de bienvenue, d’une invitation à participer aux rituels locaux assez festifs. Il faut l’intervention musclée de quelques marins pour que Bonnefoy soit libéré(e) et ramené(e) au bateau. Ce n’est point l’instinct des Tahitiens qui les avait informés, semble-t-il, mais les indiscrétions de l’un des leurs, monté quelques jours auparavant sur le bateau et qui avait dû constater certains éléments « de visu » ou être sensible à la rumeur publique.

bougainvillee-en-fleurs Bougainville va se montrer plutôt compréhensif, et sous réserve qu’il n’y ait pas d’incartades de la part du valet, qui va rester habillé en homme, il conserve les deux amants à bord. Le comportement de Commerson est beaucoup plus discutable : il ira jusqu’à dire qu’il ignorait la présence de la jeune femme à bord, et à prétendre qu’il a été abusé… Il faut dire qu’il risque gros pour un tel écart. La justice du Roi n’est pas tendre avec ceux qui ne respectent pas les ordonnances. Sans doute est-ce la raison qui pousse le commandant de l’expédition à proposer à ses deux passagers de débarquer sur l’Ile Maurice. Ils échapperont ainsi à une éventuelle condamnation de retour au pays. A cette époque, l’île Maurice porte le nom d’île de France. Pour Commerson, ce n’est pas un mauvais choix. Il se trouve que l’intendant de la colonie n’est autre que l’un de ses vieux amis, Pierre Poivre, chargé par le roi de développer la « plantation d’épicerie » aux îles Mascareignes : poivre, cannelle, gingembre… histoire de casser le monopole des Hollandais dans ce commerce. Notre botaniste va pouvoir herboriser à tout va, aidé avec application par Jeanne Barret, avec qui toutefois il ne s’est toujours pas marié. La relation entre les deux amants reste assez trouble. Lorsqu’il embarque pour une expédition naturaliste à Madagascar, il ne l’emmène pas avec lui, alors qu’elle a fait preuve pendant toute cette période d’une compétence étendue dans le domaine. En 1773, la situation se dégrade. Pierre Poivre n’est plus gouverneur de l’île et les relations entre Commerson et le nouvel Intendant ne sont pas aussi bonnes. Le botaniste a de sérieux problèmes financiers ; il tombe malade et décède le 13 mars de la même année. Jeanne se retrouve seule, sans argent, et rejetée par la « bonne société » qui n’a plus aucune considération pour elle. Pour survivre, elle n’a d’autre solution que d’ouvrir un cabaret-billard à Port-Louis, la capitale de l’île. Cette nouvelle activité ne va pas sans poser problème car le nouveau gouverneur semble s’acharner contre elle. Elle est ainsi condamnée à une amende parce qu’elle sert de l’alcool le dimanche et que ses clients sont « ivres à l’heure de la messe ». Le séjour de Jeanne Barret à l’île Maurice va prendre fin et elle va bientôt boucler son « tour du monde ».

diderot Un peu plus d’un an après le décès de son compagnon, en 1774, elle se marie avec un soldat français, Jean Dubernat. Aussitôt l’union prononcée, le couple décide de rentrer en France. Ce sera chose faite en 1776. Ce retour permet à Jeanne de toucher la part d’héritage que son premier « mari » lui avait octroyé. Il marque aussi un certain retour en grâce puisque sa participation à l’expédition Bougainville est enfin reconnue et récompensée. Le roi lui accorde une pension en 1785 mais il lui faudra attendre 1794 et… la République, pour la toucher. Peu d’informations sont connues sur ce qu’elle fit pendant les dernières années de sa vie, sauf le fait qu’elle désigna comme héritier le fils de Monsieur de Commerson, Archambaud, dont elle n’était pourtant point la mère. Ce détail témoigne, à mon idée, de l’attachement qu’elle portait à son premier « maître ». Le seul personnage célèbre a avoir vraiment rendu hommage à cette femme singulière est Diderot. Un an après que Monsieur de Bougainville ait publié son « Voyage », le philosophe rédigea un « supplément » de 45 pages, publié quelques années après sa mort, dans lequel il accorde une place importante à Jeanne Barret… On y trouve une phrase plaisante, jugement moral qui ravira certainement mes lectrices ardentes féministes : « Ces frêles machines-là renferment quelques fois des âmes bien fortes. »
Sur ce, je vous laisse régler vos comptes avec la gent masculine, et je vous salue bien bas ! Je m’en vais herboriser, accompagné par mon valet car les paniers sont lourds !

9 Comments so far...

Clopin Says:

11 juin 2009 at 12:07.

Passionnant…comme d’habitude !

Lavande Says:

11 juin 2009 at 19:54.

Un truc super que je mets sur tous les blogs que je fréquente:

Il s’agit d’un enregistrement fait par une chaîne de télé Flamande.

C’est donc une mise en scène, filmée dans le hall de la gare centrale d’Anvers.

200 danseurs/danseuses se sont mêlés aux voyageurs et commencent tout à coup à danser sur une musique.

Les voyageurs ne sont pas au courant et le tout est filmé avec des caméras cachées.

Cliquez sur le lien et mettez le son.

http://streaming.vtm.be/VTM/opzoeknaarmaria/Video/STUNT_MARIA_FINAL_EXPORT.wmv

Lavande Says:

11 juin 2009 at 20:42.

Non mais je rêve? pourquoi je suis toujours « modérée » moi? Parce que je mets un lien belge? Mais ils ont viré leurs députés d’extrême droite pourtant!

Paul Says:

12 juin 2009 at 07:05.

@ Lavande… Deux hypothèses : ou c’est une brimade, mais ce qui est curieux c’est que quand tu râles ça passe ; ou bien c’est la présence d’un lien dans ton message que WordPress n’apprécie pas. A part ça, cette vidéo on la connaissait car elle circule depuis quelques temps et c’est vrai qu’elle est pas mal du tout !
J’ai eu du mal à reconnaître Jeanne Barret dans la foule, mais, dans la mesure où elle est sans doute déguisée en homme, ça ne facilite pas la tâche.

Lavande Says:

12 juin 2009 at 07:29.

J’ai oublié de préciser qu’elle est LE PREMIER qui se met à danser: on est précurseur ou on ne l’est pas! Et n’en déplaise à Denis…c’est pas vraiment une frêle machine!

Paul Says:

25 juin 2009 at 12:19.

Pour ceux qui ont lu cette chronique, un lien pour avoir des nouvelles du « jardin des pamplemousses » où ont travaillé Pierre Poivre, Commerson et Jeanne Barret, à l’île Maurice.

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1223

agréable voyage.

Bradey Says:

24 septembre 2010 at 18:28.

Il faut absolument lire l’excellent roman paru à Lille sur le voyage de Bougainville »La malédiction de la tortue »
thebookedition.com
passionnant et super documenté

Paul Says:

26 septembre 2010 at 14:46.

@ Bradey – merci pour cette information. J’espère que ceux qui avaient apprécié le billet sauront en faire bon usage.

BARR Says:

11 janvier 2014 at 17:00.

ROMANESQUE HISTOIRE A FAIRE CONNAITRE

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