24 octobre 2009

Vaucanson, du canard aux canuts en colère

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Sciences et techniques dans les temps anciens .

portrait-vaucanson J’ai déjà évoqué dans les colonnes de ce blog la révolte des canuts en novembre 1831. Ce n’était ni le premier, ni le dernier cri de colère des tisserands lyonnais. Presque un siècle auparavant, en 1737, maîtres-ouvriers et maîtres-fabricants s’étaient déjà violemment opposés au sujet d’un nouveau règlement proposé par un certain Jacques Vaucanson, inspecteur des manufactures de soie, ce texte favorisant grandement les patrons au détriment des ouvriers. Un soulèvement de plus grande ampleur a lieu à nouveau en 1744, le même Vaucanson, avec l’appui du manufacturier Montessuy, essayant à nouveau de mettre en place sa réforme du mode de fonctionnement des ateliers. Les conditions de vie des canuts sont déjà bien précaires et les propositions de l’inspecteur des soieries sont perçues comme une nouvelle menace. Le mouvement de grève dure une semaine pleine et entière et se transforme rapidement en insurrection. Les ouvriers de la Croix Rousse sont largement soutenus par la population. Il s’agit probablement de l’un des plus importants mouvements sociaux qu’ait connus la monarchie absolue. Le « génial inventeur » dauphinois n’est pas en odeur de sainteté dans les quartiers populaires de Lyon. Une chanson en vogue à l’époque, moins connue que « la révolte », comportait ces quelques vers très éloquents :

« Un certain Vaucanson
Grand Garçon
A reçu une patta (pot de vin)
De nos maîtres marchands
Gara gara la gratta (correction)
Si tombe entre nos mans ».

metier-a-tisser On ne peut être plus explicite, il me semble, et le « pauvre » inspecteur des manufactures doit quitter la capitale de la soie la queue entre les jambes, déguisé en religieux, pour se réfugier à Paris. Il profite de sa « retraite » pour améliorer les plans du métier à tisser automatique qu’il est entrain de concevoir et que les canuts lyonnais vont accueillir avec autant d’enthousiasme que son nouveau règlement. Cette machine ne passera du stade prototype à la fabrication en série que quelques dizaines d’années plus tard. Elle sera alors attribuée au non moins célèbre Jacquard, autre grand « ami » des soyeux lyonnais, lui aussi. Jacquard s’inspirera largement des travaux de son prédécesseur. Ceci est une autre histoire, que je ne vous conterai point aujourd’hui car c’est avant tout le personnage de Vaucanson qui va faire l’objet de cette chronique. Il faut bien que je rende un peu hommage aux célébrités régionales ! Bon sang dauphinois ne saurait mentir !

Jacques Vaucanson, né le 24 février 1709 à Grenoble, était avant tout un inventeur, et cela, il l’a démontré dès son plus jeune âge. Je doute que le poste de haut fonctionnaire de l’administration royale lui ait vraiment convenu, pas plus que l’habit de religieux que ses parents avaient voulu lui faire endosser. Il faut dire qu’au XVIIIème siècle, les perspectives d’avenir pour le « petit dernier » (et dixième du rang) d’une famille de la bourgeoisie, étaient dessinées d’avance : le sabre ou le goupillon… A sept ans il « bricolait » sa première horloge, mais les parents du jeune prodige ne tinrent aucun compte de ses talents manuels et de son indéniable esprit d’observation. A 16 ans, il entame, sans grand enthousiasme, son noviciat dans l’ordre des Minimes à Lyon. Entre deux moments de prière et d’étude du latin, il se livre à son passe-temps favori : assembler de petits automates dans lesquels il cherche à reproduire, au mieux, les fonctions de l’être réel qu’il met en scène. Ce loisir « technique » n’est pas du goût de ses pairs et l’atelier « clandestin » dans lequel il s’adonne à son « vice » est détruit sur ordre de l’un de ses supérieurs. Cette initiative radicale va mettre définitivement à mal ses velléités religieuses. Après quelques démarches laborieuses (on ne quitte pas le noviciat sur une simple pirouette), Vaucanson change radicalement d’orientation. Le solide réseau de relations et d’appuis dont dispose sa bourgeoise de famille va l’aider dans cette reconversion. L’intervention du Cardinal de Fleury lui permet d’obtenir, en 1740, le poste d’Inspecteur royal des manufactures de soie. Une mission bien précise lui est confiée : la réorganisation complète de l’industrie française pour faire face à la concurrence du Piémont. Les objectifs sont clairs : améliorer la productivité et le rendement au travail, baisser les coûts de fabrication en « rationalisant les tâches ». On voit que le discours contemporain n’est pas vraiment une nouveauté… Vaucanson veut remettre sur le devant de la scène le nouveau règlement qu’il a élaboré quelques années auparavant, et il propose d’adopter un nouveau métier automatique dont il a conçu les plans. Ses idées sont très mal accueillies car elles risquent d’entrainer une perte d’emploi importante et qu’elles n’améliorent en rien les conditions de vie déplorables des tisserands. Son discours ne convainc personne et l’inventeur, comme je l’ai rapporté plus haut, est obligé de fuir la ville de Lyon. Cet événement correspond à un nouveau changement d’orientation dans ses travaux. Il va totalement abandonner la fabrication des automates, pourtant à l’origine de sa célébrité, y compris dans les milieux populaires. Un autre couplet de la chanson de rue lyonnaise dit en effet :

« Y fait chia los canards
Et la marionnetta,
Le plaisant Joquinet
Si sort ses braies netta
Qu’on me le coupe net. »

tour-vaucanson En 1743, il se débarrasse de l’ensemble de sa collection. Aucune de ces pièces précieuses ne sera jamais récupérée, que ce soit le canard, le berger provençal ou le joueur de flûte. Seuls les plans ont été partiellement conservés. Le fonctionnement de ses automates témoignait pourtant d’un savoir faire et d’une ingéniosité remarquables. Son célébrissime « canard digérateur », présenté en 1744 au Palais Royal, est une merveille de mécanique : l’animal mange, digère, cancane et peut même simuler la nage. Le mécanisme, installé dans un imposant piédestal, est visible par tous. Cette transparence est destinée à montrer la complexité du mouvement d’horlogerie conçu par son inventeur. Les ailes sont reproduites avec leur ossature complète et les articulations fonctionnent parfaitement. Des copies de ce canard ont été réalisées par la suite, mais elles ne possédaient pas la totalité des fonctions du modèle original. Cet automate était sans doute le fleuron de la collection de Vaucanson, mais d’autres modèles avaient atteint également un niveau de réalisme étonnant. Le désintérêt pour les automates ne signifie pas que Jacques Vaucanson abandonne sa carrière d’inventeur. Disons qu’il se consacre à des projets d’une autre dimension et se recentre sur le secteur industriel en cours de développement. Outre le métier à tisser automatique déjà évoqué, il anticipe les travaux de Cugnot et présente à Louis XV, en 1760, une première voiture automobile à vapeur. On lui doit également le premier tour à dévider automatique ou la première machine à percer avec un foret, en quelque sorte l’ancêtre de notre perceuse actuelle. Notre homme est saisi d’une véritable fièvre créatrice et son activité s’exerce un peu dans tous les domaines. Il en vient à mépriser quelque peu les savants traditionnels et vante les mérites de la recherche appliquée qu’il oppose à la recherche fondamentale. On lui doit cette déclaration péremptoire : « Le public intelligent comprend sans beaucoup de peine qu’il est beaucoup plus aisé de faire des observations météorologiques, des démonstrations sur la glace, sur l’aimant, sur l’électricité, que d’inventer et de composer une bonne machine. Là, il n’est question que d’expliquer comme l’on veut les effets connus. Ici, il faut produire des effets nouveaux. » (« Jacques Vaucanson mécanicien de génie » par André Doyon et Lucien Liaigre).

jacques-de-vaucanson-et-le-joueur-de-flute En 1746, il entre à l’Académie des Sciences. Il reçoit dans un premier temps le grade d’adjoint mécanicien, puis celui d’associé mécanicien, et enfin, au faite de la gloire, celui de pensionnaire mécanicien. A partir de 1778, sa santé se détériore rapidement. Les voyages entre Grenoble et Paris lui deviennent de plus en plus pénibles et il ne se déplace pratiquement plus. Il meurt le 21 novembre 1782. La cérémonie funéraire a lieu à l’église Sainte Marguerite. Sa fille unique, Victoire Angélique de Vaucanson, hérite de la plus grande partie de ses biens. Seuls les plus singuliers de ses travaux restent dans la mémoire collective et l’on peut estimer que son mérite a finalement été quelque peu sous estimé. Selon ses admirateurs, cet homme est non seulement un bricoleur de génie, c’est également un visionnaire, voire même un bienfaiteur de l’humanité. Ses projets ne lui ont pas valu que de solides amitiés et, de nos jours encore, certains historiens ou analystes politiques ne sont pas tendres à son égard. On lui reproche notamment d’avoir été un technicien pur et dur, manquant totalement d’humanisme, investi dans ses travaux et complètement déconnecté de l’environnement social. Bref, d’avoir été en quelque sorte l’un des précurseurs de l’esprit technocrate. Ce reproche peut être formulé à l’égard de nombreux savants, apprentis sorciers fiers de leurs créations, peu attentifs aux usages industriels qui en sont faits et encore moins à leurs conséquences sociales. En préparant cette chronique, j’ai eu l’occasion de lire un document intitulé « Vaucanson, le prototype de l’ingénieur », rédigé par Olivier Serre et les collaborateurs du site « Pièces et main d’œuvre ». La brochure n’est pas tendre avec l’inventeur dauphinois qui est présenté de la façon suivante dans l’introduction : « Vaucanson est de ces pionniers du capitalisme industriel qui inventent la liaison recherche-industrie et le statut de l’expert, et font de ce qui ne se nomme pas encore « technologie » le facteur premier de richesse et de pouvoir. » La thèse est ensuite étayée dans les pages suivantes en prenant principalement appui sur l’exemple du tissage et du soulèvement des canuts. Cette année de nombreuses commémorations sont organisées à l’occasion du tricentenaire de la naissance du grand homme. Dans le concert de louanges qui est toujours entonné en de pareilles occasions, il est intéressant d’entendre des voix discordantes. Je ne peux donc que vous recommander la lecture de ce texte (facile à télécharger sur le site de « Pièces et Main d’œuvre »). J’y ai trouvé, en ce qui me concerne, des éléments intéressants de réflexion sur la génèse de l’esprit technocratique, et des ravages que celui-ci peut entrainer. En ce qui concerne Vaucanson lui-même, le personnage reste fascinant, mais peut-être eut-il mieux valu finalement qu’il en reste à la fabrication de ses automates. L’étude de son œuvre a au moins le mérite de faire réfléchir (un peu !) sur la place du savant dans la société : la philosophie des sciences est en fait une discipline bien récente et n’occupe qu’une place réduite dans les programmes de formation de nos élites contemporaines.

NDLR – Les sources d’inspiration de cette chronique sont, comme d’habitude, assez nombreuses. Certaines sont mentionnées dans le texte. Je tiens à signaler que les couplets de la chanson sur Vaucanson ont été empruntés à un article de Mme Bonvallet dans la revue « Généalogie et Histoire ». Pour compléter cette brève évocation, on peut se reporter aussi à l’incontournable encyclopédie Wikipédia ou à l’un des nombreux sites mis en ligne à l’occasion du tricentenaire. Remarque au sujet de l’une des illustrations de cet article : le métier à tisser est le seul objet créé par Vaucanson que l’on ait conservé. Il est exposé au CNAM. Je vous ai fait grâce d’une reproduction du « canard » ; on le voit partout !

7 Comments so far...

Davidovici Says:

2 février 2013 at 16:29.

bonjour,
d’où vient la gravure couleur humoristique qui montre un joueur de flûte caché derrière un rideau
Merci de me renseigner

Paul Says:

2 février 2013 at 18:04.

@ Davidovici – Je suis bien en peine pour vous répondre car la chronique a été publiée il y a plus de trois ans. Pour les gravures anciennes mes sources sont souvent des encyclopédies ou des ouvrages scientifiques anciens, mais là je ne sais plus. Je ne dispose pas non plus dans les archives du blog d’une image en meilleure résolution. Si je retrouve la source, je vous en informerai…

Barbara Shapiro Comte Says:

26 mai 2018 at 22:50.

Veuillez m’envoyer le site web pour acceder aux images éléctroniques du Portefeuille de Vaucanson, Musée des arts et métiers, Paris.
Avec mes remerciements,
BSC
Doctorat, Harvard University, Histoire de l’architeture et histoire de l’art
Professeur retraitée, New York University, Paris

Barbara Shapiro Comte Says:

26 mai 2018 at 22:58.

Je n’ai pas un site web personnel.
SVP à voir mon adresse personelle en dessus.
BSC

Barbara Shapiro Comte Says:

26 mai 2018 at 23:00.

Veuillez m’envoyer le site web pour acceder aux images éléctroniques du Portefeuille de Vaucanson, Musée des arts et métiers, Paris.
Avec mes remerciements,
BSC
Doctorat, Harvard University, Histoire de l’architeture et histoire de l’art
Professeur retraitée, New York University, Paris 75015

Barbara Shapiro Comte Says:

26 mai 2018 at 23:08.

Merci de votre réponse rapide, mais j’ai besoin que l’adresse électronique des dessins du Portefeuille de Vaucanson, CNAM.
Avec mes remerciements,
BSC

Paul Says:

29 mai 2018 at 08:04.

@ Barbara Shapiro – Désolé, je n’ai pu retrouver le lien source de l’image demandée.

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