27 février 2008
Le père de la Nouba
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; l'alambic culturel; Sciences et techniques dans les temps anciens .
Vous connaissez l’origine de l’expression « faire la nouba » ? Moi non, jusqu’à ces derniers jours, et je me suis amusé à faire quelques recherches. Chemin faisant, j’ai découvert un personnage assez extraordinaire, contemporain d’Abbas Ibn Firnas dont j’ai déjà eu l’occasion de parler dans ce blog. Il s’agit d’un esclave persan affranchi, nommé Ziryab (son nom complet est Abdourrahman Ibnou Nafaâ Ziriab), d’origine irakienne, devenu l’un des plus grands personnages de la cour d’Abd al-Rahman II à Cordoue, au royaume d’El-Andalùs. La vie de ce grand musicien, fondateur de la musique arabo-andalouse, créateur du premier conservatoire de musique en Europe et auteur d’un grand nombre d’œuvres poétiques et musicales, mérite d’être contée. Tout cela ne vous explique pas encore le rapport avec la Nouba : il va vous falloir patienter un peu !
Ziryab est né à Bagdad en 789. Son maître Ishak al-Mawsili, très fier de lui, le présente au Calife Haroun al-Rachid. Surnommé « le merle noir », à cause de sa peau sombre et de sa voix déjà enchanteresse, le jeune musicien chanteur devient très vite l’un des fleurons de la cour du Calife. Il joue du luth persan, le Ud, qu’il a perfectionné en lui ajoutant une cinquième corde et des barrettes. Le prestige de Ziryab est tel que son maître en prend ombrage. Pour échapper à la prison ou à la mort, notre jeune musicien choisit l’exil et se réfugie à Kairouan au Maroc où il est accueilli à bras ouverts dans un premier temps. L’un de ses poèmes déplait à l’Emir et il poursuit son voyage jusqu’à Cordoue où il arrive en 822. Le Calife omeyade Abd al-Rahmân le reçoit comme un prince et le comble d’honneurs et de cadeaux. Ziryab s’installe définitivement à la cour du Prince.
Les subsides conséquents qu’il reçoit chaque mois lui permettent de vivre sur un grand pied et de financer un certain nombre de projets. Il crée une école de musique à Cordoue (puis, par la suite, une autre à Séville et à Grenade), premiers conservatoires de musique du monde islamique et d’Europe. Ayant enfin la possibilité de laisser s’épanouir pleinement ses talents, il va réaliser des prodiges sur le plan musical. Il améliore encore la sonorité du Ud (orthographié aussi Oud), en grattant les cordes avec une plume d’aigle plutôt qu’un morceau de bois. Il compose 24 noubas mythiques, qui vont réaliser la musique de son époque et créer un nouveau style, l’arabo-andalous. Cette musique joue avec les virtuosités instrumentales et vocales. Chaque nouba est composée d’une suite de neuf mouvements, ayant chacun un rythme spécifique et décliné en plusieurs modes. Le mot « nouba » signifie « attendre son tour ». Chaque musicien rentre successivement dans l’interprétation du morceau de façon à ce que le Calife puisse apprécier son jeu. Certains passages sont chantés, d’autres seulement instrumentaux. La danse est présente de façon constante pendant l’exécution de la pièce. Ziryab choisit le nombre 24 pour ses compositions en relation avec les heures du jour et de la nuit: chaque nouba obéit à des règles précises de façon à créer une ambiance particulière à l’heure à laquelle elle est associée. Notre compositeur de génie fait appel à des choeurs de chanteurs « n’ayant pas encore mué » ou de castrats, pratique qui sera ensuite largement reprise dans la musique religieuse occidentale.
La nouba est à l’origine d’un certain nombre de styles populaires tels que le flamenco espagnol ou le chaâbi d’Afrique du Nord. L’influence de Ziryab sur la musique de son époque est donc considérable. Pour compléter le portrait de notre personnage, il faut dire également qu’il introduisit en Andalousie plus d’un millier de chansons traditionnelles du Moyen-Orient, qu’il composa de nombreux poèmes et qu’il fit connaître le jeu d’échecs et le jeu de polo sur notre continent. Il eut une grande influence sur l’Émir Abd al-Rahman II : il fut l’un de ses conseillers et de ses confidents les plus écoutés. Chantre du raffinement et de l’élégance, cet homme, plutôt porté sur le luxe et le raffinement, introduisit à la cour la mode vestimentaire venue de Bagdad et révolutionna l’art de la table en y ajoutant de nombreux ornements tels que les verres en cristal pour le service du vin. Aussi galant qu’influent il est également célèbre pour le nombre de ses conquêtes, aussi bien féminines que masculines. L’art de la magie et la pratique de l’astrologie ne lui étaient pas étrangers et il s’en servit beaucoup pour impressionner ses nombreuses admiratrices, d’autant qu’il n’hésitait pas à chanter ses prédictions. Ziryab mourut en 852 au sommet de sa gloire.
Vous voyez donc que dans un premier temps notre « nouba » n’a guère de rapport avec celle que l’on pratique de nos jours. La transition a pris un chemin un peu compliqué. Le mot « nouba » se retrouve par exemple dans l’expression « moulet nûba » qui définit une pratique de tour de rôle dans les harems : le mari polygame doit en principe se partager de façon « équitable » entre toutes ses épouses. Il retrouve ensuite un sens musical puisqu’il désigne la musique que joue la fanfare des tirailleurs Nord Africains qui se trouvent en première ligne de tir dans une bataille, avec des fifres et des tambourins. Il sert ensuite à désigner un amusement bruyant puis trouve son sens actuel de « faire la fête » à la fin du XIXème siècle. « Nouba » est aussi le titre d’un très beau spectacle du « Cirque du Soleil ». Si vous aimez la musique de ce style vous pouvez écouter par exemple la chanteuse Zakia Karaturki dont un CD au moins est facile à trouver. Bonne continuation et n’oubliez pas qu’une bonne nouba de temps en temps donne du cœur à l’ouvrage !
11 Comments so far...
Lavande Says:
27 février 2008 at 09:12.
Tu as oublié de commenter tes photos dont celle de la superbe mosquée de Cordoue. Elle est tellement gigantesque qu’à l’intérieur une partie en a été utilisée pour « construire » …une cathédrale catholique ! Ahurissant: il faut le voir pour le croire, c’est vraiment le cas de le dire!!!
Pascaline Says:
27 février 2008 at 13:00.
Et c’est encore dans une rue de Cordoue qu’on peut voir trois panneaux superposés, indiquant le quartier musulman, le quartier juif et le quartier catholique.
Eh oui, il y eut des époques tolérantes…
François Says:
29 février 2008 at 12:42.
C’est d’ailleurs à cette époque qu’un roi d’Espagne (Alfonse je ne sais plus combien, X je crois) a ouvert une université où l’en enseignait la culture aussi bien catholique, que juive, que musulmane. Il fut promptement déposé par ses sujets…
fred Says:
29 février 2008 at 12:56.
Que dirais Ziryab en apprenant que le chantre moderne de la musique Arabo-Andalouse s’appelle Enrico MACIAS ?
Je m’en vais méditer toute la journée sur cette question existencielle ….
Poï ! Poï ! Poï !
Triqui Says:
10 avril 2008 at 21:50.
bonjour ou bonsoir a tous,
Au hasard d’une recherche sur google je suis tombé sur ce dialogue virtuel..IL y’a tellement a dire a dire sur le genialissime Ziryab que je m’en tiendrai a ce que je considére comme essentiel..c’est a dire toute l’influence que peut encore avoir un personnage du 9 ieme siecle sur un genre musical qui est encore pratiqué de nos jours.Je passerai sur l’influence de l’homme de cour sur les modes ,de l’influence de l’homme de culture sur la passion du savoir etc..
Je pense quand meme qu’il est erroné de penser que l’unique chantre de la musiqe Arabo-Andalouse soit Enrico Macias.Le terme Arabe est d’ailleurs inapproprié puisque cette musique a été et reste encore pratiquée,sans aucun regard aux origines ou à la provenance, sous de nombreux cieux et sous differentes formes que j’essayerai de résumer.
Nouba signifie litteralement en arabe « remplacement » et signifie dans ce cas precis tour ou plutot tour de role.
Les 24 noubas d’origine concernaient evidement un tour complet de quadran .A chaque heure sa nouba et les mots memes qui designent ces noubas en Arabe (Masdar ,Btayhi,dhil,maya etc…) sont indicatifs directement ou indirectement de l’avancement de l’aiguille sur ledit cadran.Le tempo aussi allait de la sérénité du lever au rythme relevé des soirées Andalouses en passant par la nonchalance des apres-midis ensoleillés.
La musique Andalouse telle que pratiquée de nos jours se résume en gros a trois grandes écoles et a leurs nombreuses subdivisions.
El ala (ou el ala el andaloussia)pratiqué au maroc par les écoles de Rabat Fès et Tetouan.Onze noubas connues sont encore pratiquées de nos jours par cette école.L’un des grands maitres ,Massano Tazi, se veut au plus près de la musique originale de Ziryab.Les autres grands maitres s’appellent (ou s’appelaient) Abdessalam Brihi,Abdelkrim Rais,Ahmed Pirou,Moulay Ahmed Loukili etc…
L’andalou pratiqué en Algerie a Tlemcen (style plutot originaire de Grenade)et Alger(origine Cordouane).J’eviterai de rentrer dans des considérations d’appartenance précise car la « guerre » fait encore rage de nos jours pour savoir si tel style est plus De grenade que de Cordoue et vice versa.Une variante dite Gharnatie (de Grenade) a été « exportée au debut du XX ieme de Tlemcen en Algerie vers le maroc.Essentiellement Rabat et Oujda.Parmi les tenors de ce genre je citerai Chekh Larbi Bensari,Redouane Bensari,Abdelkrim Dali etc..( Tlemcen),Dahmane Benachour, Abderrazak Fakhardji etc..(Alger)
Une des subdivisions les plus importantes de cette école est d’origine Juive Andalouse.Les Artistes les plus marquants etant Reinette l’Oranaise ,M’aalam Zouzou,Lili Boniche (le père de Patrick Timsit) etc..Malheureusement elle reste peu pratiquée en Algerie si ce n’est un regain d’interet orchéstré par Nasreddine Baghdadi lui meme élève de Reinette.
12 Noubas complétes ,4 incompletes et 7 noubas dites Inquilabats (litteralement renversements ou variations) sont encore pratiquées en Algerie.
Le malouf pratiqué à Constantine ,Tunis et à Tripoli(Origine Sevillane).C’est à cette école qu’appartient Enrico Macias puisque lui meme natif de Constantine.Il reste ,avec Tahar Fergani,l’un des derniers Grands maitres de ce style et le digne héritier de Cheikh Raymond.
Pour en revenir a Ziryab ,je pense que le bonhomme a influencé et influence encore de nos jours beaucoup plus que les heritiers directs de sa musique.A ecouter Pedro Soler ou el Badajoz,en pensant aux bardes Toulousains et a leur role dans l’apparition future de styles sud-Americains tels la Bossa Nova ou el Son,à ecouter Barbarito Torres( buena vista social club) jouer de manière sublime sur son Laoud (luth),A me delecter du jeu de Claire Antonini sur son Théorbe je me dis que dans mon opinion toute personelle Ziryab ,autant que King Joe Oliver,Glenn Gould,Vladimir Sofronitsky,Louis Armstrong,Tom Jobim,Bella Bartok,Scriabine,Coltrane,Ostad Elahi,Thelonius Monk,Gonzalo Rubalcaba,Maurice Ravel,Yehudi Menuhin,Renaud Garcia Fons (a ecouter absolument pour ceux qui ne connaissent pas),Montserrat etc…(la liste serait trop longue)est a rajouter a la liste de ceux qui répondent a une bien fameuse question d’Avicenne:« Devant toutes les sciences, j’ai dit : voilà l’homme, où est la science ? Devant la musique j’ai dit : voici la science, où est l’homme ? »
Paul Says:
11 avril 2008 at 06:58.
Merci pour ce commentaire très enrichissant qui complète bien ma chronique. Au plaisir de vous relire !
Saladin Says:
16 janvier 2015 at 19:29.
Ziryab est Kurd,Kurdistan music.
mARWEN Says:
2 août 2018 at 11:44.
Petite correction : Kairouan n’est pas au Maroc mais en Tunisie
notre jeune musicien choisit l’exil et se réfugie à Kairouan au Maroc -> En Tunisie
Paul Says:
2 août 2018 at 13:40.
@ mARWEN – Merci !
Indji Says:
21 avril 2020 at 23:45.
Bonjour, beaucoup d’imprécisions et de petites erreurs dans un commentaire assez complet de Triqui..
L’école gharnati de ouajda n’est pas celle du gharnati de telmsan mais c’est un abus de langage pour designer plutôt la çanaa d’Alger. Cette dernière est riche de ses noubas 20 dans 15 différents modes( btaihi et msadar dont des parties de la nouba et non pas des modes) principaux certaines ne sont pas complètes cependant. Et contrairement au commentaire elle reste très pratiquée à Alger et ailleurs élève moi même d’une de ces écoles.
Et je respecte la grande qualité de la musique d’Henrico macias mais on peut pas le qualifier de cheikh du malouf au même titre que le fergani c’est délirant ! je ne pense pas que henrico lui même se prétend cheikh du malouf même si il le maîtrise très bien.
Pour le reste j’ai trouvé ça intéressant même si je trouve que parler que de zyriab en oubliant les influence d’El mawssili est dommage car je pense que la paternité de cette musique si riche est multiple. L’influence de la culture judeo- berbère l’a beaucoup enrichi aussi.
Vive la musique!!
Paul Says:
22 avril 2020 at 08:01.
@ Indji – Merci pour cette contribution qui enrichit le débat ! Il faut dire que le sujet est passionnant !