26 janvier 2010

Les « Pitauds » contre la gabelle

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Un long combat pour la liberté et les droits .

deux-rois Nous sommes en 1548. Vingt-quatre années se sont écoulées depuis la révolte des Rustauds en Lorraine, dont j’ai eu l’occasion de vous parler dans ce blog. De nouveaux troubles éclatent, dans le royaume de France cette fois : ce sont les régions de l’Ouest qui se soulèvent. Le motif de cette colère soudaine : l’extension aux provinces de l’Angoumois et du Saintonge d’un impôt que les gens du peuple supportent fort mal, la gabelle. L’histoire commence par la publication d’un édit royal, en 1541, imposant aux habitants de ces provinces, comme dans beaucoup d’autres régions, l’achat du sel dans les greniers où il est vendu fort cher à cause des taxes. Il se trouve que ces deux régions sont, depuis des lustres, des zones de marais salant, et que la circulation libre du sel est parfaitement intégrée aux mœurs des habitants. L’arrivée des chevaucheurs de sel (gabelous) qui traquent les contrebandiers et obligent les villageois à se plier à l’ordonnance royale est fort mal perçue. La tension monte progressivement. Les arrestations pour contrebande se multiplient. Des incidents sporadiques ont lieu pendant quelques années, révoltes sans ampleur et mal organisées que la troupe envoyée par François 1er réprime facilement. En 1548, la coupe est pleine et elle déborde : des émeutes éclatent, avec pour premier objectif la libération des prisonniers condamnés à de lourdes peines. Le mouvement prend très vite de l’ampleur, et au bout de quelques temps, vingt mille paysans armés, avec dans leurs rangs quelques seigneurs locaux, guère plus fortunés que leurs sujets, ainsi que quelques curés, s’opposent au pouvoir royal. La répression est féroce mais nécessite l’intervention de deux armées royales. François 1er meurt en 1547, et c’est Henri II qui hérite du problème et  gère la crise de 1548. Le soulèvement populaire prend le nom de « révolte des Pitauds » – les Pitauds étant les paysans à pied, mal équipés, constitués en compagnies dans les armées du Moyen-Age. Cette jacquerie va servir de modèle à de nombreuses autres révoltes qui se produiront sous l’ancien régime. Voyons un peu le déroulement des événements.

carte-de-la-gabelle Le seul impôt direct qui existe au XVIème siècle c’est la Taille. Cet impôt correspond à un rachat de service militaire. Les nobles en sont dispensés puisqu’ils combattent dans les armées royales. Le clergé en est dispensé puisqu’il est censé, de par son rôle, ne pas faire couler le sang. Seul le « troisième ordre », le peuple, est soumis à cet impôt. Les impôts indirects sont nombreux et leur juridiction est complexe. La gabelle est le plus important de tous, mais aussi le plus injuste, car tous les Français ne le paient pas de la même façon. Dans certaines provinces, jouissant de privilèges particuliers, comme le Dauphiné, le Languedoc, la Provence… le sel est moins cher. Dans les régions faisant partie du domaine royal, les prix sont très élevés et augmentent fréquemment. Un habitant d’Orléans paie le sel jusqu’à 30 fois plus cher qu’un habitant de Rennes (voir carte au début du paragraphe). La fraude est importante et sévèrement réprimée. Ce sont souvent des nobles ou des membres du clergé qui organisent et profitent le plus de cette contrebande. Le Roi François 1er décide d’unifier le régime de la gabelle, non par souci de justice mais pour répondre à ses besoins considérables d’argent. La Guyenne (Sud-Ouest de la France) va perdre son privilège de quartage, et va, par conséquent devoir payer le sel au prix le plus élevé. Cette situation est d’autant plus paradoxale que beaucoup de ceux qui habitent les régions côtières travaillent dans les marais salants et sont donc producteurs de sel. Ils vont devoir acheter au grenier à sel et au prix fort, une marchandise qui leur passe quotidiennement dans les mains ! Le rendement des impôts indirects n’étant pas aussi bon qu’escompté, François 1er va « affermer » la collecte à partir de 1548 et c’est ce qui va mettre le feu aux poudres. L’affermage consiste à vendre, contre une coquette somme d’argent, le droit de collecter et d’empocher une partie du montant de la gabelle. Le système leur profitant directement, les fermiers vont organiser de manière plus efficace la collecte de l’impôt et surtout la répression de la fraude. Toute cette pratique entraine des frais considérables et ceux-ci sont répercutés, à volonté, sur le prix du sel. Se dressent donc face à face deux ennemis acharnés, le faux-saunier et le gabeleur (ou chevaucheur de sel) et la guerre va être sans merci.

grenier-a-sel Dans la région d’Angoulême, dans les environs de Jonzac, plusieurs paysans sont arrêtés et emprisonnés pour motif de contrebande. Aussitôt le tocsin se met à sonner dans les villages voisins et plusieurs milliers de paysans, accompagnés de leurs curés, convergent sur Châteauneuf pour libérer les prisonniers. Les paroisses se mobilisent ; des assemblées ont lieu dans chaque village. Les paysans s’arment et choisissent un capitaine. Les compagnies ainsi formées se regroupent, jusqu’à constituer une véritable armée, certes sans grands moyens militaires, mais fortes en nombre et surtout en détermination. La révolte s’étend et le contingent grossit. Un colonel est nommé à la tête de cette armée de va-nu-pieds : il s’agit d’Antoine Bouchard, seigneur de Puymoreau, qui reçoit le titre de « couronnal de Saintonge ». A la surprise générale, le premier affrontement avec la cavalerie royale (une compagnie forte de 800 chevaux) se termine par une débâcle des troupes organisées et une victoire des Pitauds. Antoine Bouchard entraine sa troupe à travers le pays. Les insurgés s’emparent de Saintes et de Cognac. La traque des Gabelous est sans pitié. Le soulèvement gagne la région viticole du Bordelais et l’armée des Pitauds marche sur la ville de Bordeaux qui ouvre ses portes aux révoltés. La population s’empare des fermiers qu’elle massacre joyeusement, pille les greniers à sel et prend le contrôle de la cité. Le gouverneur de Guyenne, Tristan de Monneins, est tué, dépecé et salé comme un goret… Le Roi Henri II ne tarde pas à réagir et envoie ses troupes reconquérir la ville. Le souverain a bien mesuré l’ampleur de la menace puisqu’il envoie deux corps d’armée au complet effectuer cette opération. Il confie la direction des opérations au connétable Anne de Montmorency (gravure 4) qui prend sa besogne bien au sérieux. Une fois la cité reprise en main, les forces royales vont s’occuper des campagnes et de leurs habitants. Mais il faut tout d’abord rétablir l’ordre à Bordeaux. Les élites de la cité, nobles gens, magistrats et négociants ont eu très peur de cette populace déchaînée, et vont réagir avec une violence proportionnelle à leur terreur. Plus d’un millier de personnes sont condamnées à mort. Je vous passe le détail des châtiments auxquels sont soumis les meneurs. Vous n’êtes pas sans savoir qu’à l’époque on ne manque pas d’imagination en matière de tortures et de supplices.

repression_jacquerie_pitauds_montmorency Le bain de sang sera moins important dans les campagnes, mais le Roi entend bien châtier ses mauvais sujets et leurs maudits curés. Là aussi, la chasse aux insurgés et à leurs meneurs va être féroce. Leur chef, Antoine Bouchard, est décapité. La troupe va cantonner chez l’habitant pendant une longue période, s’adonnant à tous les excès auquel peut se livrer la soldatesque en campagne. Certaines sanctions sont symboliques mais montrent bien la volonté royale de casser la sédition : le tocsin ayant servi de signal de ralliement pour les révoltés, les églises sont privées de leur cloche, de façon à rester muettes. Les fermiers sont bien entendu rétablis dans leur fonction ou remplacés lorsqu’ils ont été sauvagement meurtris. En 1549, Henri II, jouant la politique de la carotte et du bâton, fera marche arrière et rétablira la gabelle à son ancien montant, le quartage. Pour un temps, le calme revient dans les provinces révoltées. Le mouvement des Pitauds n’a pas abouti directement et ne peut donc être considéré comme victorieux. Il est surtout intéressant car il va servir de modèle aux futures jacqueries, comme celle des « Croquants » ou celle des « Gautiers » par exemple, dont j’aurai l’occasion de vous reparler. Face à une armée royale aguerrie, solidement équipée et bien organisée, l’armée des Pitauds ne pesait pas bien lourd. Les paysans ne possédaient qu’un équipement militaire des plus sommaires : bâtons, faux et fourches, quelques piques et quelques arcs… La plupart des chefs qu’ils ont élus sont des roturiers comme eux, n’ayant pas de compétences particulières. L’un de ces capitaines est maréchal-ferrant, un autre cabaretier, aucun ne maîtrise le métier des armes. Ce sont parfois même les curés qui prennent la tête de la troupe, n’ayant que leur prestige comme outil de commandement. Peu de gens de noblesse se sont impliqués dans le mouvement. Les Pitauds rédigent leurs doléances ; celles-ci ont trait principalement à la charge trop lourde que représentent les impôts ou au comportement malhonnête et brutal des fermiers. Nulle opposition ne se manifeste à l’égard du Roi. Les Pitauds voudraient qu’il s’intéresse à leur sort, bien misérable, et énumèrent tous les maux dont ils sont victimes. On fait au contraire appel à sa bienveillance et à son esprit de justice pour arbitrer le conflit. La grogne est dirigée contre les serviteurs de l’état et non contre le souverain. Bien du temps va s’écouler encore (presque deux siècles et demi) avant que la structure même du pouvoir et les règles de fonctionnement social soient remises en cause.

4 Comments so far...

L'Ours Says:

27 janvier 2010 at 09:17.

Bonjour,
Comme toujours, sur la feuille charbinoise, cet article est fort intéressant et agréable à lire. Après chaque lecture on a le plaisir d’avoir appris quelque chose. Bravo à vous pour la grande qualité de votre publication.
Juste un petit rectificatif d’ordre sémantique : il serait préférable d’écrire « vous n’êtes pas sans savoir » (plutôt qu’ignorer, fin du 3e paragraphe) ou « vous n’ignorez pas ».
Cordialement. François.

Paul Says:

27 janvier 2010 at 10:34.

Merci L’Ours ! Quelle vigilance pour un animal sensé hiberner ! Je corrige de suite cette anomalie sémantique…

Jojo Le Marin Says:

1 février 2010 at 09:55.

Petit complément local. Dans notre Presqu’île d’Arvert, directement concernée, la révolte contre la gabelle a eu pour conséquence une conversion des mécontents au protestantisme. Ils étaient protestants et ils protestaient ! La répression qui a suivi n’a fait qu’enraciner cet esprit de rébellion aujourd’hui devenu minoritaire suite à l’arrivée des Vendéens (catholiques) chassés par la misère, et au déferlement du tourisme. Événements qui ont surtout pris de l’ampleur après 1945.

ARIÉ....JOIE Says:

30 juillet 2015 at 09:01.

Bravo pour ce retracé sur la Révolte des Pétaux que j’ai découvert tout récemment en allant faire un reportage dans la région de Bouteville, en Grande Champagne.

Si vous me communiquez votre mail je pourrais vous envoyer mon diaporama entre Angoulême et Bouteville

Bien Cordialement

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