24 juin 2010

Pacifiste, poête et vigneron… tout un programme !

Posté par Paul dans la catégorie : l'alambic culturel; mes lectures .

Hommage à Eugène Bizeau, plume libertaire et centenaire

Il y a peu de temps, je vous parlais de Bernard Gainier, anar vigneron, interprète remarquable de Gaston Couté, à l’occasion de la sortie du film « Bernard ni dieu ni chaussettes ». J’ai découvert, il y a peu, un autre personnage singulier, témoignant de la richesse de la culture libertaire dans notre pays. Il s’agit d’Eugène Bizeau, dont les poèmes ont été déclamés ou chantés par plusieurs artistes que nous aimons beaucoup (je pense en particulier à Gérard Pierron, autre interprète de Couté). Après avoir lu quelques uns des textes magnifiques que Bizeau a écrits au cours de sa longue existence, j’ai décidé de vous faire partager mon plaisir. Je me permettrai donc d’entrecouper la biographie que je vais vous présenter de quelques extraits de poèmes choisis. Cette lecture peut s’accompagner d’une dégustation raisonnable de vin du pays de Loire ; l’hommage n’en sera que plus authentique dans ces conditions, puisqu’il rendra gloire à ce qui a été une des occupations principales de notre poète militant : la viticulture.  Je donnerai ensuite à celles ou ceux qui ont envie de poursuivre ce voyage de découverte quelques références bibliographiques ou ouebesques ! Je vous laisse la responsabilité de l’exploration viticole…

Une petite entrée en matière :

AIMONS !

S’il est vrai que le cœur des hommes
S’agrandit au vol des chansons,
Pour être meilleur que nous sommes,
Chantons !

S’il est vrai que les yeux du rêve
Vous font voir de clairs horizons
Pour que l’aurore au ciel se lève,
Rêvons !

S’il est vrai que l’amour nous mène
Vers un avenir sans canons,
Pour qu’il soit plus fort que la haine,

Aimons !

Eugène Bizeau est mort dans sa cent-sixième année, le 29 mai 1989, après avoir consacré une grande partie de sa vie à militer pour la paix, contre la militarisation de la société. Ses écrits ont été publiés dans de nombreuses et parfois éphémères revues. Ses poèmes ont été regroupés et publiés dans plusieurs recueils. Le poète est né à Véretz, petit village de Touraine, situé au bord du Cher, non loin de Vouvray. Ses parents étaient vignerons et républicains. Son père, libre penseur, militait pour l’instauration d’une république sociale. Ses études sont brillantes mais de courte durée. Il obtient d’excellents résultats mais doit quitter l’école après le certificat d’études pour aller travailler. A l’age de treize ans, il devient domestique jardinier, puis casseur de pierres sur les routes l’hiver, avant d’être apprenti vigneron. Cette intense activité professionnelle ne l’empêche pas de se cultiver et de consacrer une bonne part de son temps libre à la lecture. Très jeune il découvre Blanqui, Proudhon, et s’intéresse à la presse anarchiste. A quatorze ans, il est déjà abonné au « Libertaire » ; peu de temps après il devient lecteur du « Père Peinard » d’Emile Pouget. Il se met à écrire des poèmes (le premier à l’âge de huit ans), mais aussi des articles pour la presse révolutionnaire. En 1907, il s’installe comme vigneron, à son propre compte, et rédige de plus en plus de textes poétiques. La misère du monde, l’arrogance des possédants, le machiavélisme des politiciens, le rendent enragé et il ne cesse de dénoncer l’injustice et l’exploitation. En 1910, il fait partie de la « Muse rouge », un groupe de poètes et de chansonniers révolutionnaires autour duquel gravitent ou ont gravité également May Picqueray ou Gaston Couté.

LA COLOMBE DE PICASSO

La Colombe de Picasso
Sous un ciel que l’amour déserte…
Garde en son bec la branche verte
Que le guerrier jette au ruisseau.

Elle apporte un espoir nouveau
Aux cœurs maternels en alerte,
La Colombe de Picasso,
Sous un ciel que l’amour déserte…

Elle vivra, malgré l’assaut
Des vautours qui voudraient sa perte…
Elle étendra son aile ouverte
Sur les nids et sur les berceaux,
La Colombe de Picasso !

Il n’est pas mobilisé en 1914 car il est réformé pour « faiblesse de constitution ». Il en profite pour mener en Touraine une propagande antimilitariste acharnée. Il écrit de nombreux poèmes pour dénoncer l’absurdité du massacre en cours. Peu sont publiés car la censure veille. L’un de ses textes, intitulé « les martyrs » paraît dans un journal portant la mention « imprimé en Suisse », ce qui n’est bien entendu pas le cas puisqu’il sort des presses d’un imprimeur de Tours. Cette poésie rend hommage aux « fusillés pour l’exemple ». En 1916, il épouse Adélaïde Chambonnière, une institutrice qu’il a connue par le biais du journal d’Emile Armand. La jeune femme partage ses convictions politiques et écrit également de la poésie. Eugène Bizeau s’installe en Auvergne, à Massiac, pour se rapprocher de son épouse.  Le couple reviendra s’installer à Véretz en 1945 et le poète pourra reprendre son activité de vigneron abandonnée pendant près de trente ans. Il s’occupe alors de ses vignes jusqu’au début des années 80. Son épouse décède en 1974. Eugène Bizeau reste alors seul à Véretz, partageant son temps entre les travaux domestiques, la lecture, l’écriture et les rencontres avec ses amis. Il appartient à l’association « art et poésie » de Touraine. A l’occasion de son centième anniversaire, en 1983, un film « Ecoutez Bizeau », lui est consacré et témoigne de sa vivacité, de sa joie de vivre et de son esprit critique, toujours bien présent. L’auteur de ce documentaire est le cinéaste libertaire Bernard Baissat. Jusqu’à ses derniers jours, à l’hôpital de Tours, il continue à écrire des poèmes ; c’est sa façon à lui de militer pour la paix, un combat auquel il a participé tout au long de sa vie. Parmi ses nombreux « titres de gloire », celui d’avoir gagné, en 1983, le diplôme de « plus vieux lecteur du Canard enchaîné » ! Grâce à l’association des amis d’Eugène Bizeau qui s’est constituée à Véretz, la mémoire du poète reste bien vivante. Chaque année cette association organise une journée d’hommage au poète vigneron et à son épouse. La plupart de ses recueils de poésies ont été réédités et sont encore disponibles.

LE VIN

J’aime le vin qui dort dans un caveau rustique,
Le vin de noble souche et de cépage ancien :
C’est « le lait des vieillards » de la sagesse antique
Et du gourmet subtil qui sait choisir le sien.

J’aime l’éclat vermeil d’un Chinon romantique ;
J’aime la mousse d’or d’un Vouvray magicien,
Qui m’emporte, ébloui, dans un rêve extatique,
Des hauteurs de Thélème au coteau ligérien…

J’aime le vin joyeux des vignes tourangelles,
Le vin des soirs bénis qui nous donne des ailes
Sous le ciel étoilé de nos bonheurs d’un jour…

Et je plains en secret le buveur d’eau sévère,
Quand je vois le soleil miroiter dans mon verre
Où les vins de Touraine ont un parfum d’amour.

Le pacifisme n’est pas la seule composante du combat d’Eugène Bizeau. Le poète est également anticolonialiste et anticlérical. Cet aspect de sa personnalité ressort dans de nombreux textes qu’il a écrits : ses livres, « verrue sociale », publié en 1914 ou « croquis de rue » paru en 1933. S’opposant de toutes ses forces à l’injustice qu’il trouve particulièrement abjecte, il n’hésite pas à être solidaire des opprimés. Il s’implique par exemple dans la défense de l’institutrice Hélène Brion, emprisonnée et traduite devant le conseil de guerre, en 1918, pour avoir diffusé des brochures pacifistes. Il milite pour la libération des soldats encore emprisonnés après la signature de l’armistice. En 1921, il prend fait et cause pour Sacco et Vanzetti et écrit dans les colonnes du « Libertaire » : « Il faut que notre voix, grondant vers l’Amérique, aille exiger pour eux justice et liberté. » De 1929 à 1934, certains de ses poèmes sont mis en musique par de Cardelus ou Isabelli. Ils seront diffusés sur les ondes de radio Barcelone pendant la Révolution en 1936. Il collabore à un nombre toujours plus grand de journaux libertaires, de la « Revue anarchiste » à « Contre-courant » notamment. Jusqu’à son dernier souffle, Eugène Bizeau est resté fidèle à son idéal, traversant, cahin-caha, un siècle marqué par des violences et des conflits incessants, bien éloigné du monde dont il avait rêvé…

Les Églises

D’énormes monuments où des gredins sinistres,
D’un dieu mort sur la croix se disent les ministres,
Dans l’imbécillité des foules à genoux
Trouveront trop longtemps de quoi beurrer leurs choux.

D’énormes monuments que l’astuce des cuistres
Déchirant en secret d’accusateurs registres,
Ne lavera jamais du sang versé partout
Quand « l’infâme » était reine et le prêtre tabou.

D’énormes monuments éclos dans le domaine,
Hélas! illimité, de la bêtise humaine…
D’énormes monuments, dont l’horreur des bûchers

Où flambaient des penseurs les dernières paroles,
Fait l’éclair de nos yeux menacer les coupoles
Et nos désirs vengeurs monter vers les clochers!…

Notes – concernant les sources documentaires : « Histoire de la littérature libertaire en France » de Thierry Maricourt, paru chez Albin Michel (épuisé, à chercher chez les bouquinistes) –  sur le web, on peut se reporter avec profit à l’excellent travail biographique réalisé par Catherine Réault-Crosnier ainsi qu’à l’Ephéméride anarchiste (liens permanents) en date du 29 mai. Une partie des illustrations publiées proviennent de ce site.

8 Comments so far...

Cathy Says:

24 juin 2010 at 17:55.

hum hum… Pas trouvé « l’Ephéméride Anarchiste » dans ta liste de liens permanents…
Voici donc l’adresse : http://ephemanar.net
Mais ta biographie est bien plus complète !!
Sacré bonhomme, que cet Eugène Bizeau. J’aime beaucoup la raison de sa réforme de l’armée « Pour faiblesse de constitution ». On voit que la grande Muette a un jugement très sûr 😉

Paul Says:

24 juin 2010 at 18:07.

Gasp ! C’est qu’elle ouvre l’œil et le bon, Cathy ! Effectivement, j’étais convaincu que le lien figurait dans la liste des sites incontournables. C’est maintenant chose faire ! Peut-être aurais-je pu me faire réformer pour « troubles de mémoire » ou « lubies éphémères » !

Francesco Pittau Says:

27 juin 2010 at 12:04.

L’homme est sympathique, ses idées me plaisent beaucoup mais comme poète y vaut pas un clou rouillé. Avec tout le respect que j’ lui dois. Ça ou les vers de mirliton sur les calendriers de la Poste, c’est pareil. Désolé.

Paul Says:

27 juin 2010 at 20:39.

C’est une façon de voir les choses ! A chacun ses goûts et ses couleurs… La poésie de Bizeau est effectivement très classique ; révolutionnaire par son contenu, point par sa forme. Un choix revendiqué…
Je cite Thierry Maricourt (« Histoire de la littérature libertaire en France ») : « La poésie de Bizeau, comme celle de la majorité des chansonniers de cette époque, adopte un style classique. Les vers ont généralement huit pieds, ce qui facilite leur adaptation musicale et leur confère un caractère populaire. […] Bizeau est anticonformiste idéologiquement, mais terriblement formaliste en ce qui concerne sa propre écriture. Pour lui, le poème est un outil, comme l’était la chanson pour Charles d’Avray. »

Bernard Bretonnière Says:

21 mars 2013 at 02:09.

Bonsoir, je quitte, à l’instant, Gérard Pierron, si juste interprète de Bizeau, Couté et consorts. J’aimerais que vous me disiez, si vous le savez dans quel recueil Bizeau pubia (la première fois) son sonnet « Les églises ». Avec mes remerciements anticipés

Paul Says:

21 mars 2013 at 08:26.

@ Bernard Bretonnière – Des recherches rapides (trop rapides je pense) ne m’ont pas permis de trouver la réponse à votre question, relativement pointue. Je passe la balle à d’autres lecteurs peut-être mieux documentés. Merci pour votre intérêt.

Bernard Baissat Says:

26 février 2014 at 16:33.

J’ai mis le film  » Ecoutez Bizeau » sur mon blog, en lecture libre et gratuite à l’adresse:
Ecoutez Eugène Bizeau, avec Robert Brécy
1981, 47 minutes
http://bbernard.canalblog.com/archives/2012/12/12/25808188.html

Paul Says:

26 février 2014 at 16:38.

@ Bernard – Merci pour ce com et pour ce lien incontournable. Pour moi c’est sympa ça me donne l’occasion de me replonger sur d’anciens textes du blog. Ça leur assure aussi une certaine intemporalité. Tant de choses sont fugitives sur la Toile !

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