3 novembre 2010

Lyon, avril 1539, le grand tric des Griffarins

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Un long combat pour la liberté et les droits .

Le mot « tric » ne vous fait penser à rien ? Pour vous aider un peu, je vous signale la ressemblance avec « strike » en anglais ou « streik » en allemand… Quant à Griffarin, l’étymologie est un peu plus délicate : il peut s’agir d’une référence à une personne, Sébastien Gryphe (Gryphius est la version non francisée de son nom), imprimeur célèbre, à Lyon, à la Renaissance. L’installation relativement tardive (1515) de son atelier semble toutefois contredire cette hypothèse. Vous avez maintenant les éléments pour déchiffrer le titre de cette chronique ; nous allons parler imprimerie et luttes sociales : le « grand tric des Griffarins » à Lyon est sans doute la première grande grève ouvrière connue en France, un signe avant-coureur des révoltes des canuts, qui vont marquer les XVIIIème et XIXème siècles de l’histoire populaire de l’agglomération lyonnaise (1744, 1831, 1834). Les luttes pour l’obtention de conditions décentes de vie et de travail ne datent pas d’aujourd’hui !

Au début du XVIème siècle, le secteur d’activité de l’imprimerie est particulièrement prospère à Lyon. Selon l’historien J. Boucher, il y a, dans cette ville, en 1545, « 29 libraires, marchands et capitalistes pour la plupart sans presses, et 60 imprimeurs qui travaillent le plus souvent pour eux ». La plupart de ces ateliers se situent dans l’actuel quartier Mercière. L’une des raisons de ce développement important de l’imprimerie à Lyon est le fait que depuis 1512, la ville est ouverte à la « liberté des métiers » et que toute  personne ayant compétence en quelque art ou métier que ce soit, a le droit de l’exercer librement dans la cité. De nombreux imprimeurs étrangers, notamment hollandais ou allemands, vont profiter de ce climat de liberté pour s’installer en ville. Rien que pour les trente premières années du XVIème siècle, on dénombre plus de 2400 ouvrages différents imprimés à Lyon, ce qui représente environ le tiers de la production française pour la même période. Cet accroissement du nombre d’imprimeurs ainsi que de leur production entraine le développement d’autres secteurs d’activités, directement liés : fabrication et fourniture de papier et d’encre, fonderie de caractères, reliure ou encore illustration et enluminure. On distingue deux grandes catégories d’ateliers : ceux qui sont dirigés par un maître-imprimeur et ceux qui sont dirigés par un marchand-imprimeur. Les premiers travaillent sur commande et se contentent de fabriquer les livres ; les seconds, pour simplifier, se chargent en plus du travail d’édition et de diffusion des ouvrages. Les maîtres imprimeurs sont tenus de respecter les délais de livraison, sous peine de fortes pénalités, et les horaires dans leurs ateliers sont extrêmement flexibles.

Certains de ces imprimeurs sont particulièrement célèbres et possèdent un catalogue d’édition impressionnant pour l’époque : Barthélémy Buyet, Etienne Dolet ou la famille de Tournes, par exemple, proposent plusieurs centaines d’ouvrages différents à leur clientèle. Le plus célèbre d’entre eux est sans doute Sébastien Gryphe.  Né dans une famille d’imprimeurs en Souabe, il s’installe à Lyon en 1515 et commence à imprimer différents titres pour la Compagnie des Libraires. Catholique, mais disposant de solides relations dans le camp des Huguenots, il bénéficie aussi d’appuis financiers qui lui permettent d’occuper très vite une place importante parmi ses confrères. De 1530 à 1540, il va réaliser 500 éditions différentes de classiques latins ou grecs traduits ou corrigés par des érudits locaux ou des livres religieux. Il meurt en 1556 mais son œuvre est reprise par son fils Antoine… Une rue porte maintenant son nom… (*) Tous ces maîtres imprimeurs, profondément humanistes, jouent un rôle important dans la vie culturelle lyonnaise en assurant la promotion d’écrivains/vaines comme Louise Labé, Maurice Scève ou Rabelais. Pendant la période de trente années (de 1530 à 1560) durant laquelle aura lieu le grand « tric des Griffarins », l’imprimerie lyonnaise offre une production de qualité : les livres sont richement illustrés et leur mise en page est particulièrement travaillée. En 1550, on peut dire que Lyon est véritablement devenue la capitale de l’imprimerie en Europe. Les compositeurs utilisent largement la nouvelle police de caractères créée par l’un de leurs compagnons, Claude Garamond, dont le nom est resté célèbre dans le domaine de la typographie (**). A partir de 1560 et du développement des guerres de religion, cette opulence va cesser. D’abord aux mains des Huguenots, la ville est reprise par les Catholiques ; le contenu des livres est de plus en plus surveillé et nombre de maîtres imprimeurs, parmi les plus qualifiés, vont fuir la ville pour s’installer à Genève ou aux Pays-Bas, où ils pourront reprendre leur activité dans des conditions de liberté beaucoup plus grandes.

Les compagnons imprimeurs sont des ouvriers très qualifiés, souvent cultivés et rarement analphabètes, possédant une certaine fierté et une grande estime de leur travail. Ils constituent une communauté professionnelle particulièrement soudée, et, depuis le début du XVIème siècle, ils ont constitué une association professionnelle pour défendre leurs intérêts. Celle-ci se nomme la « compagnie des Griffarins », et bien qu’elle soit clandestine, pratiquement tous les ouvriers du secteur en sont adhérents : compositeurs, pressiers, correcteurs se côtoient lors des réunions de l’association et évoquent leurs problèmes professionnels. La compagnie fonctionne également comme une sorte de mutuelle, en cas de maladie ou de chômage. L’adhésion à cette confrérie est quasiment obligatoire et entraine le paiement d’une cotisation et la prestation d’un serment. Les « griffarins » doivent respecter un règlement très strict et leurs employeurs aussi : lorsqu’un maître refuse de se soumettre aux règles, la confrérie organise un véritable boycott de l’atelier. Celui qui refuse d’en être membre est qualifié de « forfant » et n’a que fort peu de chances de trouver un emploi dans un atelier. Chaque année, une fête est organisée en l’honneur de Minerve, « la mère de l’imprimerie et la déesse du savoir ». Le nombre exact des compagnons imprimeurs n’est pas connu, mais il faut savoir que chaque presse occupe cinq ou six ouvriers. Compte-tenu du nombre d’ateliers et du nombre de presse fonctionnant dans les plus importants d’entre eux, on peut estimer qu’ils sont au moins un bon millier. L’horaire de travail dépend des commandes en cours, mais il atteint souvent et dépasse, parfois, la douzaine d’heures par jour. La rémunération n’est pas très élevée, mais elle est complétée par certains avantages en nature comme la fourniture, par le maître d’atelier, du repas quotidien. Ce moment dans la journée est important car il leur permet de participer pleinement à la vie de l’imprimerie, et, en mangeant à la table du « patron », ils ont l’occasion d’évoquer leurs problèmes et se sentent ainsi plus impliqués dans le fonctionnement de l’atelier. Les emplois ne sont pas stables et les maîtres embauchent ou débauchent fonction des contrats, mais comme ceux-ci sont plutôt nombreux dans la cité lyonnaise, il n’y a que peu d’ouvriers laissés sur la touche. Les délais de fabrication complète pour un volume relié sont longs et lorsqu’un bon contrat est signé il procure souvent du travail pour plusieurs mois, voire une année.

Au printemps 1539, les conditions économiques (concurrence accrue et augmentation du prix des fournitures) incitent les maîtres d’ateliers à durcir les conditions dans lesquelles ils embauchent leurs ouvriers. Ils veulent surtout remettre en cause un certain nombre d’acquis estimés (déjà à l’époque !) comme des privilèges trop coûteux. Ils considèrent comme une « coutume ancienne et détestable » l’existence de la compagnie clandestine et voudraient considérablement réduire l’influence qu’elle exerce lors des négociations salariales ou de l’embauche des apprentis. En bref, les patrons veulent être « seuls maîtres à bord » et ne plus voir les compagnons imprimeurs intervenir dans leurs décisions. Si j’insiste sur ces éléments, c’est pour montrer que le mouvement de grève qui va suivre n’est pas provoqué seulement par des questions économiques mais aussi par une remise en cause fondamentale d’un statut qui donnait aux ouvriers un certain pouvoir dans les ateliers. Lorsque les maîtres imprimeurs décident de supprimer la fourniture du repas commun, c’est la goutte d’eau qui va faire déborder le vase. Dès le début, tous comprennent la portée plus que symbolique de cette initiative : même lorsque les imprimeurs proposent à leurs ouvriers de compenser la perte du repas en versant une prime en argent, les intéressés refusent carrément. La compagnie des Griffarins lance alors un mot d’ordre de « tric » général, et le travail s’interrompt dans tous les ateliers. La grève va durer trois mois, se propager dans d’autres villes de France, en particulier à Paris. La solidarité et l’entraide vont permettre aux ouvriers de tenir solidement leurs positions. Les compagnons créent une sorte de milice, armée de bâtons, qui se charge de faire appliquer les consignes de la façon la plus stricte qui soit. Ils interdisent aux patrons d’employer des ouvriers venus d’autres villes et dissuadent, à la manière forte, les apprentis qui seraient tentés de profiter de l’occasion pour occuper les places laissées libres par les grévistes. Plusieurs maîtres imprimeurs tentent de contourner la grève et sont molestés par des compagnons. La compagnie des Griffarins fait sa loi…

Le travail va reprendre mais l’absence de véritable solution va entrainer la poursuite du conflit, de façon sporadique, pendant près de trois ans. La compagnie des Griffarins continue à mener la danse et ce n’est pas du goût des maîtres imprimeurs. Les troubles sont incessants et le fonctionnement des ateliers gravement perturbé. Il faudra l’intervention du Roi, à la fin de l’année 1541, pour mettre fin aux troubles. Les maîtres voient une bonne part de leurs souhaits exaucés par l’édit de Fontainebleau, promulgué le 28 décembre 1541. Les compagnons obtiennent gain de cause sur un point important : leurs employeurs sont contraints de continuer à leur fournir « la dépense de bouche raisonnable et suffisamment selon leurs qualités ». L’intervention royale pèse suffisamment lourd sur la balance pour que la situation se calme un peu et que le travail reprenne de façon régulière dans l’agglomération lyonnaise. Les compagnons ont cependant perdu une partie non négligeable de leur pouvoir d’achat car les salaires ne sont pas revue à la hausse, loin de là même. Le désordre social doit cesser et la sénéchaussée veiller à ce que chacun reprenne le chemin de l’atelier selon la volonté royale.

[…] Le procureur du Roi disait que depuis trois ou quatre mois en ça, lesdits compagnons imprimeurs se seraient débauchés et auraient laissé et discontinué ledit train d’imprimerie, et par manière de monopole tous ensemble auraient laissé leur besogne et débauché grand nombre des autres compagnons et apprentis, les menaçant de battre et mutiler s’ils besognaient et ne laissaient ladite oeuvre et imprimerie comme eux ; tellement que ledit art d’imprimerie serait laissé et discontinué puis quatre mois en çà, et est en doute d’être du tout aboli, au grand dommage et détriment de la chose publique, attendu que c’était un des beaux trains et manufactures de ce royaume, voire de chrétienté, qui a coûté beaucoup à l’attirer et faire venir en cette dite ville. Et seraient lesdits compagnons imprimeurs et apprentis vagants et comme vagabonds en cette dite ville de Lyon jour et nuit, la plupart d’eux portant épées et bâtons invisibles et faisant plusieurs excès contre lesdits maîtres et autres ainsi que disait et maintenait et disait monsieur le procureur du roi qui disait davantage que lesdits compagnons sont monopolés et font serments et promesses illicites, entre autres de cesser oeuvre quand l’un d’eux veut cesser, et ne besogner si tous ne sont pas d’accord -, et que pis, souvent se sont rebellés contre justice et les sergents et officiers d’icelle, ont battu le prévôt et sergents jusques à mutilation et effusion de sang […]
Extrait de la sentence de la Sénéchaussée ; Archives municipales de Lyon. Cité in Histoire du Lyonnais par les textes, p. 70-71

Il est intéressant de noter que ce premier mouvement de grève est le fait d’ouvriers qualifiés, conscients de la valeur de leur travail et soucieux de l’exercer dans des conditions honorables. Les exemples sont nombreux dans l’histoire montrant que les premiers groupements créés pour défendre les intérêts de leurs adhérents (ancêtres des syndicats actuels ou premières sections de l’Internationale ou de l’A.I.T.), sont souvent apparus dans les secteurs employant une main d’œuvre qualifiée. Un exemple intéressant de ce genre de pratique est fourni par la Fédération Jurassienne, syndicat créé dans le Jura au XIXème siècle et dont les membres les plus influents sont des ouvriers horlogers travaillant dans de petits ateliers. La naissance du syndicalisme est un sujet passionnant sur lequel je ne manquerai pas de revenir un de ces jours dans ces « pages de mémoire » !

Sources documentaires : le site de la Fédération Anarchiste Lyonnaise, page « Lyon ville rebelle » – « L’imprimerie à Lyon au temps de la Renaissance », mémoire réalisé par le Centre Ressources Prospectives du Grand Lyon. « Typographes des Lumières », un ouvrage de Philippe Minard et Nicolas Contat.

Notes : (*) C’est dans cette rue Sébastien Gryphe (7ème arrondissement, parallèle au Rhône), au numéro 5 très exactement, que se trouve l’incontournable librairie écolo-libertaire « La Gryffe » à laquelle il ne faut pas manquer de rendre visite lors d’un passage à Lyon. (**) lire à ce sujet l’excellent roman d’Anne Cunéo « Le maître de Garamond ».

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