22 novembre 2013

Rose Pesotta, une figure méconnue du mouvement ouvrier américain

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Portraits d'artistes, de militantes et militants libertaires d'ici et d'ailleurs .

 A la question posée : « donnez moi le nom d’un, ou d’une militante syndicaliste célèbre d’Amérique du Nord », il se peut que l’on obtienne la réponse « Joe Hill », dont le nom a été popularisé par une chanson célèbre… mais il y a de fortes chances que la liste s’arrête rapidement. Quelques figures marquantes du syndicalisme français ont laissé des traces dans la mémoire nationale, mais l’Amérique est bien loin ! Il est clair que si l’on aspire à devenir célèbre, mieux vaut choisir une autre voie ! Mais ce n’est pas l’envie de se faire remarquer ou de faire carrière qui ont occasionné la décision de beaucoup de ces militants, restés trop souvent anonymes, de se mettre en avant et de payer de leur personne pour faire avancer la cause ouvrière dans leur pays. Parmi toutes et tous ces inconnus, la personnalité de Rose Pesotta, militante dans le textile aux Etats-Unis, mérite d’être évoquée. Cette femme remarquable qui n’a jamais cessé de se battre pour améliorer les conditions de travail dans un secteur industriel particulièrement dur, déclarait, quelques jours avant sa mort : « Je n’ai aucun regret concernant les choix que j’ai effectués dans le passé. Je choisirais sans doute le même chemin si je devais recommencer ma vie, en évitant simplement quelques erreurs que j’ai commises. J’aurai toujours en mémoire ces mots de Thomas Paine :  » Le monde est mon pays. Bien faire est ma religion. » »

  Rakhel Peisoty (aux Etats-Unis, les services de l’immigration n’appréciant pas les noms compliqués la « renommèrent » Rose Pesotta) est née le 20 novembre 1896, en Ukraine (*), à Derazhnia, dans une famille juive orthodoxe. Elle était la deuxième enfant d’une famille qui en avait dix ! Ses parents tenaient un petit commerce prospère et elle reçut l’éducation que recevait toute jeune fille dans une famille juive orthodoxe de l’époque. L’éducation était considérée comme quelque chose de particulièrement important. Rose étudia pendant trois années, de 1909 à 1912, dans une école privée de très bonne réputation. Elle connaissait et parlait couramment quatre langues. Son père militait activement dans les milieux de gauche, mais, par crainte des persécutions, réprouvait toute discussion politique au sein de sa famille. C’est sa sœur ainée, Esther, proche du groupe « La Volonté du peuple » qui se chargea de son éducation militante. Esther ayant émigré aux Etats-Unis, Rose exprima très vite le désir de la suivre et de quitter l’Ukraine, d’autant qu’elle avait été fiancée, à son insu, à un garçon du voisinage qui ne l’attirait absolument pas. La décision de Rose provoqua une véritable tempête familiale, mais elle tint bon et elle partit pour l’Amérique du Nord, en 1913, à l’âge de dix-sept ans, accompagnée par sa grand-mère. En 1920, son père fut tué lors d’un pogrom ; avoir fui son pays natal était sans doute une bonne décision !

 La vie aux Etats-Unis n’était pas facile pour les immigrés. Esther lui trouva du travail dans un atelier de fabrication de chemisiers ouvert par le syndicat ILGWU (International Ladies’ Garment Workers’ Union) pour aider les nouveaux arrivants. Esther était déjà engagée dans la lutte au côté des ouvrières. Elle avait notamment participé à la « marche du réveil des vingt mille » en 1909, vaste mouvement de protestation des ouvrières US qui réclamaient des conditions de travail honorables. Rose suivit la même voie que son aînée et se syndiqua donc dès son arrivée. Par la suite, elle changea plusieurs fois d’employeur et travailla dans diverses branches de l’industrie textile. Les conditions de travail restaient exécrables et la jeune femme trouva l’occasion à plusieurs reprises de mobiliser ses compagnes d’atelier. Son activité ne se limitait pas au syndicalisme. Dès 1917, elle se fit une propagandiste acharnée de la Révolution russe. Elle se battit également contre l’entrée en guerre des Etats-Unis, et, comme de nombreux autres militants, elle fut arrêtée en 1919 dans le cadre des opérations de police « contre les Rouges » (**). Elle échappa de peu à une expulsion. Son compagnon d’alors, Theodore Kushnarev, fut renvoyé manu militari en URSS. Elle n’en eut plus jamais de nouvelles, mais quand on connait le sort réservé aux anarchistes dans la « patrie du communisme », son destin paraît évident ! Parallèlement à son travail, elle reprit des études dans diverses institutions et améliora son niveau dans différents domaines, notamment l’anglais. Elle s’intéressait de près aux idées anarchistes et devint une militante active du mouvement. Elle collabora à plusieurs revues dans lesquelles elle écrivit de nombreux articles. Elle participa notamment au journal « Road to freedom » aux côtés d’autres personnalités comme Rudolf Rocker, Max Nettlau ou Emma Goldman…


Elle collabora aussi au journal en Yddish « Der Yunyon Arbeter » publié par la tendance anarchiste de l’ILGWU. Elle s’opposa constamment, au sein de cette organisation, aux tentatives de mainmise des militants communistes.

  A la suite d’un meeting syndical à Boston, en 1922, elle s’engagea dans les comités de soutien aux anarchistes italiens Sacco & Vanzetti, condamnés à mort à la suite d’un procès totalement faussé. Elle rencontra les deux hommes en prison et échangea avec eux une correspondance suivie jusqu’à leur exécution. Cette intervention lui valut une nouvelle arrestation par la police fédérale. En 1928, sa mère la rejoignit aux Etats-Unis. Elle aurait aimé voir arriver les autres membres de sa famille, mais le gouvernement soviétique refusa les visas.
En 1933, Rose Pesotta devint permanente de l’ILGWU et fut envoyée à Los Angeles pour organiser les travailleurs du textile, des ouvriers mexicains et chinois pour la plupart. Elle effectua un travail si remarquable que, dès l’année suivante, elle devint vice-présidente du même syndicat… Elle accepta ce poste avec réticence, convaincue que « la voix d’une femme solitaire au sein de l’exécutif du syndicat serait une voix perdue dans le désert ». La suite des événements et les difficultés qu’elle éprouva devait montrer qu’elle n’avait pas tort. A partir de ce moment, elle fut amenée à voyager un peu partout sur le continent. Avec la crise économique en plein développement, les conditions de travail, pour les femmes en particulier, devinrent catastrophiques. Le nombre élevé des « sans emploi » permettait aux patrons de maintenir les salaires au plus bas et la durée du temps de travail au plus haut ! Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, elle participa à l’organisation de nombreuses grèves dans le textile et devint la « bête noire » du patronat. Certaines des actions dans lesquelles elle s’est impliquée, comme la grève d’une usine de Los Angeles fabriquant des vêtements de sports, sont restées célèbres dans l’histoire syndicale aux Etats-Unis. Elle convoqua les journalistes devant un hôtel puis elle fit défiler les ouvrières en chemise de nuit avec leurs banderoles. Les grévistes obtinrent satisfaction à leurs revendications.

 Son engagement n’était pas sans risques. A la même époque, elle lutta au côté des ouvriers en lutte de Goodyear dans l’Ohio, puis de General Motors dans le Michigan. Un jour qu’elle participait à un piquet de grève à Cleveland, elle fut sauvagement battue par les membres d’une milice patronale et blessée par un rasoir ; elle en perdit partiellement l’audition. Elle intervint aussi dans la syndicalisation des ouvrières au Québec. Dans ce pays, les travailleuses du textile peinaient à s’organiser face à la répression patronale ininterrompue. Bernard Shane et Rose Pesotta vinrent à Montréal après la dissolution de la Ligue d’Unité Ouvrière et l’échec de la grève de 1934 qui impliquait pourtant plus de quatre mille ouvrières du textile. Les deux leaders syndicaux arrivés des Etats Unis aidèrent à la construction d’une nouvelle centrale, l’UIOVD (Union Internationale des Ouvriers du Vêtement pour Dames). Le travail fut difficile et délicat, car le syndicalisme n’était pas en odeur de sainteté dans un pays où le poids de la religion catholique était considérable. Rose effectua de nombreux déplacements à Montréal avant d’atteindre son but.

« Durant la campagne de syndicalisation, Rose Pesotta a innové en entreprenant une série d’émissions de radio visant à faire connaître l’action syndicale. Elle a embauché du personnel francophone ou bilingue, dont la majorité était des femmes, fait traduire les discours syndicaux dans la langue des travailleuses et organisé des fêtes et des bals, notamment pour célébrer la Sainte-Catherine, fête très populaire au Québec… Elle parvient, par sa détermination et ses méthodes originales, à syndiquer une main-d’œuvre restée jusque-là en marge de l’action syndicale. » (citation extraite du livre « ces femmes qui ont bâti Montréal – éditions du Remue-Ménage)

Une nouvelle vague de grèves débuta en 1937 et elle aboutit cette fois à la satisfaction des principales revendications : le salaire passa ainsi de 11 à 16 dollars par semaine. La grève victorieuse des « midinettes » de Montréal est restée célèbre dans l’histoire sociale du Québec, même si le nom de celle qui en fut l’instigatrice est parfois oublié. Un petit parc porte néanmoins son nom dans le quartier de Rosemont.

 En 1942, Rose Pesotta démissionna de ses fonctions à la tête de la centrale ILGWU. Elle était lassée du machisme qui régnait dans le syndicat. Malgré tous ses efforts, elle restait la seule femme présente dans la hiérarchie et elle peinait à imposer ses idées. 85 % des adhérents de l’ILGWU étaient des femmes, mais le bureau s’opposait à ce qu’il y ait plus d’une femme à la fois parmi les permanents.. Elle redevint simple ouvrière dans un atelier de couture à New York pendant deux années, et profita de cette période pour écrire ses mémoires (***). Contrairement à l’attitude qu’elle avait adoptée pendant la première guerre mondiale, elle soutint l’engagement allié contre le Japon et l’Allemagne. Elle considéra par contre comme une faute grave, l’accord signé par les principaux syndicats (AFL et CIO) avec le gouvernement et leur renoncement au droit de grève pendant la durée du conflit. Elle estimait qu’il s’agissait là d’un trop beau cadeau fait au patronat.

Lors de la 25ème convention du syndicat, en 1944, elle fut rappelée au bureau exécutif et elle reprit ses fonctions. Elle fut profondément choquée en apprenant la Shoah qui avait eu lieu en Europe. Plusieurs membres de sa famille laissèrent leur vie dans les camps. A partir de ce moment là, elle élargit son engagement, et adhéra à la « B’nai Brith Anti-Defamation League » et participa à des conférences contre le racisme et l’antisémitisme, dans tout le pays. L’holocauste l’avait tellement marquée, qu’elle s’engagea dans le courant sioniste ouvrier de gauche, tout en conservant ses relations avec le mouvement libertaire. Il est quasiment impossible de lister toutes les initiatives auxquelles elle participa après guerre tant ses déplacements (Norvège, Suède, Pologne, entre autres) et ses engagements furent nombreux. Elle entra en contact avec d’autres militantes libertaires comme May Picqueray, se dévoua sans limite pour aider les compagnons italiens …  mais elle ne retourna jamais en URSS. Elle décéda le 7 décembre 1965 à Miami. Ses funérailles eurent lieu deux jours plus tard à New York en présence de plusieurs centaines de personnes.

NDLR
Illlustrations

photo n°1 : source « Cornell University ILGWU collection »  – photo n° 2 portrait, source JWA (Jewish Women’s Archive) – photo n° 4 « Road to freedom » éphéméride anarchiste – photo manifestation n° 6 source archives radio Canada.

Notes  : (*) Tout comme son ainée, Olga Taratuta, qui elle est restée la plus grande partie de sa vie en URSS. Voir le portrait de cette militante dans un article publié antérieurement sur « La Feuille ». (**)  Parmi les autres militantes arrêtées, figuraient Mollie Steimer et Emma Goldman qu’elle connaissait bien et avec laquelle elle noua une relation d’amitié. (***) Son premier livre, « Bread upon the waters », fut édité en 1944. Elle en écrivit un second « Days of our lives », qui parut en 1958, et fut dédié aux victimes juives de la barbarie nazie. Le texte intégral de « Bread unpon the waters » est accessible aux anglophones à cette adresse. A ma connaissance, il n’a jamais été traduit en français.

Sources documentaires : dictionnaire des militants anarchistes, archives de l’ILGWU, archives de la FTQ (Fédération des Travailleurs du Québec), ainsi que les sites internet « éphéméride anarchiste » et « libcom.org »…

 

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