17 janvier 2014

« Tierra y Libertad ! » – Californie, frontière mexicaine, 1911 (1)

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Un long combat pour la liberté et les droits .

Préambule

zapatistas_1 Nous fêtons ce mois-ci le vingtième anniversaire du soulèvement zapatiste au Chiapas.

« Le 1er janvier 1994, les communautés zapatistes créent la surprise avec un soulèvement armé et l’occupation de sept villes du Chiapas. Le « Ya Basta ! » zapatiste a ébranlé le Mexique et le monde entier. Depuis 1994, les communautés zapatistes construisent leur autonomie en s’organisant elles-mêmes, en répondant aux besoins des peuples indiens en matière de santé, d’éducation, d’agriculture, de culture…, en créant des structures démocratiques incluant tous les habitants et en se dotant des moyens nécessaires à leur défense. Le 21 décembre 2012, 40 000 Zapatistes ont créé la surprise en occupant 5 des principales villes du Chiapas… dans l’indifférence totale des médias français. Cette année, ils ont invité des milliers de personnes du monde entier à connaître de plus près leur expérience en partageant la vie des villages rebelles, à l’occasion de « l’Escuelita zapatista ». Vingt ans ont passé et les Zapatistes sont toujours là ! Nous avons décidé de fêter en janvier 2014 le vingtième anniversaire du soulèvement zapatiste pour briser le mur du silence des médias et informer largement sur cette expérience de résistance au capitalisme. Pour nous, ce n’est pas un modèle à reproduire tel quel mais un encouragement à trouver les chemins propres à nos territoires, à nos cultures. » (texte publié sur le site du CSPCL)

A cette occasion, la Feuille Charbinoise a décidé de vous parler d’un soulèvement plus ancien ayant eu lieu au Mexique, et moins connu que les événements récents, bien que l’anniversaire évoqué dans le texte d’introduction ci-dessus ne soit guère évoqué dans les médias ! L’histoire est un peu longue et il me paraît souhaitable de la traiter en deux parties : les événements de 1911 (ci-dessous) ; un portrait de leur instigateur, Ricardo Flores Magon (dans un second temps).

Première partie : une expérience méconnue de communisme libertaire en 1911

Ricardo Flores Magon_rebeldia « Tierra y Libertad» ce slogan souvent associé au mouvement zapatiste ou aux expériences de collectivisation rurale pendant la révolution espagnole, est en réalité apparue en Basse Californie, en janvier 1911, dans le sillage d’une tentative révolutionnaire conduite au Mexique par les partisans du militant anarchiste Ricardo Florès Magon. Petit retour en arrière de 103 années !

Au début du XXème siècle, la situation sociale est le pour le moins instable au Mexique. Le pays est gouverné depuis 1876 par un dictateur, Porfiro Diaz, qui a pris le pouvoir à la suite d’un coup d’état militaire. Cet homme sans scrupules dirige le pays d’une main de fer. Le peuple est réduit en esclavage ; l’économie est ouverte aux investissements étrangers. Les capitalistes européens et surtout étatsuniens trouvent sur place une main d’œuvre bon marché qu’il est facile d’exploiter à outrance. La répression policière est constante et particulièrement sévère ; la liberté de la presse est réduite au minimum ; les élections truquées ; la corruption est la règle de fonctionnement universel. Face à cette situation le prolétariat des villes et des campagnes ne baisse pas les bras, et les tentatives d’insurrection sont nombreuses. Un courant d’opposition s’organise autour de quelques personnalités marquantes… C’est sur ce terreau fertile que vont se développer les idées communistes et révolutionnaires et que des leaders charismatiques comme Emiliano Zapata, Pancho Villa, Francisco Madero ou Ricardo Flores Magon (dont je vais parler un peu plus longuement dans ce texte) acquièrent une plus ou moins grande célébrité. Le cinéma à la sauce hollywoodienne a fait ses choux gras sur le dos de toutes ces péripéties révolutionnaires qui vont se dérouler dans le paysage politique mexicain dès l’année 1906. Le « bandit mexicain », au cœur aussi grand que le sombrero, est un personnage incontournable du grand écran ; les idées qu’il défend à la pointe du fusil le sont un peu moins. La tentative révolutionnaire de 1911, qui précède de 6 années la révolution russe, est la plus intéressante à étudier, car il s’agit d’une première tentative concrète de changement profond de la société mexicaine. L’instigateur de cette insurrection se nomme Ricardo Florès Magon, l’un des principaux dirigeants du PLM (Parti Libéral Mexicain) et le fondateur de la revue Regeneración. Ricardo apparaît sur les premières illustrations de cette chronique. Sur le second portrait, son frère Enrique figure à ses côtés.

Hermanos_flores_magon Tout le travail préparatoire de l’insurrection à venir doit se faire dans la clandestinité et bien souvent depuis l’étranger. Un mouvement d’inspiration libertaire relativement puissant s’est développé au Mexique à la fin du XIXème mais la répression conduite par le régime de Diaz en est venue assez facilement à bout. Les militants qui ont échappé à la mort ou à la prison ont dû se réfugier aux Etats-Unis. Il y a en fait peu de liens entre les nouvelles organisations qui vont surgir à l’occasion des soulèvements après 1906 et les militants qui ont agi une trentaine d’années auparavant.  Peu de liens physiques car le temps a passé, peu de lien mémoriel également, ce qui explique sans doute la répétition de certaines erreurs. Ce n’est pas un facteur propre aux révolutionnaires mexicains. Chaque nouvelle génération de militants a un peu tendance à faire très vite table rase du passé. Les événements ne se reproduisent pas de façon mécanique, mais les erreurs stratégiques aboutissent souvent à des échecs sanglants.

Il faut attendre l’année 1906 pour que le couvercle de la marmite soit vraiment prêt à exploser… Le 1er juillet, le PLM a publié son programme et appelle les travailleurs à se soulever. L’espoir qui anime l’état-major du parti c’est qu’en s’emparant d’un certain nombre de lieux stratégiques, les groupes de militants armés donneront l’exemple et que l’incendie social gagnera peu à peu les grandes villes et l’ensemble des campagnes. Les premières tentatives insurrectionnelles ont lieu en 1906, 1908 puis fin 1910 : elles échouent, entre autres, à cause du déséquilibre des forces en présence. Les forces armées loyalistes sont massivement présentes en Californie et, de l’autre côté de la frontière, le gouvernement étatsunien n’hésite pas à prêter la main aux troupes de Diaz. Les militants du PLM tirent partiellement la leçon de ces premiers échecs et améliorent leur organisation, en particulier la liaison entre les groupes de part et d’autre de la frontière.  Un gros effort de propagande est fait en direction des villes ouvrières. En janvier 1911, avec le soutien des militants des IWW (syndicat libertaire étatsunien), l’insurrection est lancée en Basse Californie. La date est choisie aussi en relation avec les partisans du leader réformiste Madero qui comptent s’appuyer sur le mouvement en cours pour renverser Diaz et mettre en place un gouvernement social démocrate.
Magon et les militants du PLM se méfient de Madero qui, en bon politicien, a surtout des ambitions personnelles à satisfaire. Le proche avenir va montrer que cette méfiance est plus que justifiée ! Le programme du Parti Libéral Mexicain est très proche des idées anarchistes dans son énoncé : les travailleurs n’ont rien à attendre d’un quelconque gouvernement ; ils doivent imposer leurs idées eux-mêmes, sur le terrain, et s’emparer du pouvoir économique et politique. Pas de révolution visant à remplacer des gouvernants par d’autres, mais une révolution sociale émancipatrice.

Regeneracion On retrouve ces idées exprimées de façon encore plus claire dans le manifeste publiés par le PLM en 1911. On peut remarquer, dans ce document, la ressemblance avec le ton et le style imagé qui ont fait la célébrité des textes de la récente EZLN et du Sub Commandante Marcos. Jugez en d’après ces quelques lignes :

« Capital, Autorité, Clergé : voilà la sombre trinité qui fait de cette belle terre un paradis pour ceux qui sont arrivés à accaparer dans leurs griffes par l’astuce, la violence et le crime, le produit de la sueur, des larmes, du sang et du sacrifice de milliers de générations de travailleurs, et un enfer pour ceux qui avec leurs bras et leur intelligence travaillent la terre, conduisent les machines, construisent les maisons, transportent les produits ; de cette façon, l’humanité se trouve divisée en deux classes sociales aux intérêts diamétralement opposés : la classe capitaliste et la classe ouvrière. […] Entre ces deux classes sociales il ne peut exister aucun lien d’amitié ni de fraternité, parce que la classe possédante est toujours disposée à perpétuer le système économique, politique et social qui lui garantit la tranquille jouissance de ses pillages, tandis que la classe ouvrière fait des efforts pour détruire ce système inique, pour instaurer un milieu dans lequel la terre, les maisons, les moyens de production et les moyens de transport soient d’usage commun. »

16discursos Le PLM doit faire entendre sa voix singulière dans un paysage politique plutôt encombré. Nombreux sont les autres groupes ou groupuscules qui souhaitent renverser le dictateur Diaz, pour tirer la nappe de leur côté et profiter de la naïveté populaire. Les promesses vont bon train, notamment du côté des partisans de Maduro : « renversez le dictateur, nous nous occuperons de tout après ! » (propos que l’on entendra par la suite sur de nombreux fronts, notamment lors de la Révolution espagnole de 1936…). Sur le terrain, les premiers objectifs fixés sont atteints pour les militants du PLM.  Le 29 janvier un groupe armé s’empare de la ville de Mexicali, non loin de la frontière avec les USA. Ce coup d’éclat embrase en effet le pays : deux bandes armées, sous les ordres de Villa au Nord et de Zapata au Sud tiennent en échec l’armée de Porfiro Diaz. Les forces révolutionnaires se consolident et le PLM bénéficie d’un certain nombre de soutien, à l’intérieur du pays comme à l’étranger. Mais les libéraux « libertaires » de Magon vont se faire doubler sur la droite. Le 13 février Madero rentre au Mexique, s’autoproclame leader de l’insurrection, affiche clairement sa volonté de s’emparer du pouvoir et exige que le PLM se mette sous ses ordres. La rupture est alors totale entre les deux tendances. Dans un premier temps, le PLM consolide ses positions. En avril, Madero fait appel aux troupes de son allié, Pancho Villa, pour contrer les Magonistes. Une violente campagne de presse se déclenche, tant du côté mexicain que du côté étatsunien pour dénigrer le travail réalisé sur le terrain par les militants du PLM. Leurs adversaires tentent de faire jouer la fibre nationaliste des Mexicains en insistant sur la présence de nombreux mercenaires étrangers dans les troupes de Magon. Washington décide clairement de soutenir Maduro. Aux yeux du gouvernement US, ce personnage lui paraît beaucoup plus malléable, et par conséquent plus fiable que le dangereux révolutionnaire Ricardo Flores Magon, pour remplacer le président Diaz dont les jours paraissent comptés !

Francisco Madero

Francisco Madero

Des dissensions surgissent au sein même du Parti Libéral. Certaines personnes, parmi lesquels deux dirigeants, font défection et rejoignent les rangs des réformistes. Le PLM, jugé trop « jusqu’auboutiste » perd aussi des soutiens dans les rangs socialistes aux Etats-Unis. La propagande porte ses fruits…  Malgré cela, au printemps, les Magonistes du PLM consolident leurs positions en Basse-Californie. Les villes de Tecate et de Tiguana sont conquises le 8 mai. Des mesures concrètes sont prises pour mettre en application le programme du PLM. Les propriétaires des grandes haciendas sont expulsés. Dans les entreprises de chemin de fer, la journée de travail est réduite à huit heures et les salaires augmentés. Entre temps Madero a pris effectivement le pouvoir et entend bien éliminer tous ses concurrents. Il sait qu’il bénéficie de l’aide du gouvernement US et que ce facteur va l’aider grandement dans sa reconquête. Une armée fédérale se met en marche pour affronter les militants armés du PLM. Le 22 juin les forces magonistes sont vaincues et chassées de l’importante ville de Tijuana. C’est le début de la débâcle, et la répression va être terrible car le nouveau gouvernement entend bien se faire respecter à n’importe quel prix… « Attendez que nous ayons pris le pouvoir ; les réformes viendront après ! » La fraction la plus misérable du peuple mexicain va comprendre, mais un peu tard, ce que valent les promesses des politiciens !

ricardoFloresMagon Ricardo Flores Magon est arrêté aux Etats-Unis et déféré devant la Cour Fédérale de Los Angelès pour avoir porté atteinte à la neutralité politique des Etats-Unis. Les troubles ont affecté l’ensemble de la Californie et les problèmes sociaux ne sont pas toujours arrêtés par les frontières ! Il est condamné à deux années de prison et libéré en avril 1914. Pendant qu’il séjourne derrière les barreaux du pénitencier de l’île Mac Neil, il envoie un courrier à son épouse dans lequel il demande aux militants de son organisation de se joindre aux autres forces rebelles du Mexique pour assurer la diffusion des idées du mouvement. Il ne s’agit point là d’une compromission quelconque, puisque lui-même a refusé le poste de Vice-Président du Mexique que lui proposait Madero en février 1911 pour acheter sa collaboration. Le cheminement de la pensée de Ricardo Flores Magon n’a pas toujours été bien compris, surtout à l’étranger (beaucoup de militants anarchistes, en France notamment, lui reprocheront par exemple d’avoir constitué un parti), mais son courage et son honnêteté ne sauraient être mis en doute. Nous reviendrons dans une seconde partie sur le portait de ce personnage important de l’histoire mexicaine.

 

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