18 août 2008

Sœur Fidelma n’était pas au rendez-vous à Cashel !

Posté par Paul dans la catégorie : Carnets de voyage; mes lectures .

« Le monticule circulaire de roche calcaire s’élevait à une hauteur de cent quatre-vingt pieds. Il dominait toute la plaine et les éclairs en illuminaient sporadiquement les contours abrupts. Devant ces apparitions, la gorge de Fidelma se serra. Bientôt, elle distingua les édifices familiers qui se dressaient sur cette forteresse naturelle – Cashel, siège des rois de Muman, le plus grand des cinq royaumes d’Eireann. C’est là qu’elle était née et qu’elle avait grandi… » (Peter Tremayne – « Les cinq royaumes »)

J’y croyais pourtant : je m’étais même rendu sur le site de la « International Sister Fidelma Society » pour voir si elle était bien à Cashel en ce mois de mai 2008. Je n’ai pas dû déchiffrer correctement le message en gaëlique qu’elle m’avait adressé dans la rubrique « évènements à venir » et ma déception a été cruelle : je ne l’ai point rencontrée dans les ruines du Rock of Cashel, pas plus que je n’ai vu le roi Colgu, son frère, sur les marches de son palais. Peut-être ai-je entraperçu son fantôme, mais je n’en ai aucune certitude… Il se pourrait bien que mon imagination m’ait joué un tour : ombre d’une croix celtique sur le mur effondré de la cathédrale ou mouvement furtif d’une corneille cachée derrière une pierre tombale, qui sait ? La troupe de cavaliers que j’ai vue défiler au triple galop dans un nuage de poussières, loin à l’horizon dans la vaste plaine, ce n’était peut-être pas une bande de preux guerriers de Muman, mais un vulgaire tracteur remorquant une bétaillère.

En quittant le tertre de Cashel, le soir, j’ai compris que je m’étais vraiment trompé, non pas de lieu, mais de siècle : j’avais commis une légère erreur d’estimation et ma « machine à remonter le temps » n’était pas vraiment au point. En guise de décalage temporel, elle n’avait intégré que l’heure légale d’écart entre le fuseau horaire de l’Irlande et celui de la France… Je m’étais contenté de suivre les traces de pas de la religieuse, parfois difficilement perceptibles, car treize siècles et demi d’intempéries finissent par altérer les meilleures empreintes !

Intermède explicatif : Il est temps, je pense, d’éclairer votre lanterne, cher lecteur (ou chère lectrice) car certains doivent se demander si je n’ai pas été victime d’un violent coup de soleil en errant dans mon jardin ! Pour ceux qui ne connaissent pas, le personnage dont je vous parle ici, Fidelma de Cashel, est l’héroïne d’une série de romans policiers historiques rédigés par l’écrivain irlandais Peter Tremayne (de son vrai nom Peter Beresford Ellis). Lecteur fidèle de cette série depuis les débuts de sa traduction dans la collection grands détectives en 10/18, je ne pouvais manquer de lui rendre hommage lors de notre voyage en Irlande en mai dernier…

Revenons à nos vieilles pierres (c’est presque aussi facile en Irlande que de revenir à ses moutons !)… Lieu historique fascinant que ce Rock of Cashel : une collection hétéroclite de bâtiments construits les uns à la suite ou à la place des autres au fil des siècles. En fait, de l’époque de Fidelma, je sais qu’il ne reste rien. La plus vieille construction, la tour ronde, date d’environ 1100 soit plus de quatre siècles après le décès de la religieuse. Au bout de quelques instants de présence dans ce lieu, on comprend qu’il ait pu inspirer l’écrivain irlandais Peter Tremayne et qu’il ait choisi comme décor pour les aventures de son héroïne l’Irlande au milieu du VIIème siècle et plus particulièrement le royaume de Muman (Munster) et sa capitale Cashel. Si la ville par elle-même n’a pas beaucoup de caractère (ce sentiment est dû en grande partie au fait qu’elle est traversée par une route à grande circulation), les ruines environnantes, la cathédrale sur la butte ou le monastère dans la plaine, sont des lieux envoûtants.

Fidelma n’est pas une simple religieuse : sœur du roi de Munster, elle exerce les fonctions de dalaigh (plus ou moins équivalent au juge d’instruction actuel) dans les anciennes cours de justice irlandaise. Bien qu’étant un personnage fictif, la trajectoire de Fidelma repose sur de solides éléments culturels et historiques. Elle naît en 636 à Cashel. Lorsqu’elle atteint « l’âge de raison » (quatorze ans) elle décide de suivre des études à l’école bardique de Morann de Tara pour y recevoir une éducation de haut niveau comme de nombreuses autres jeunes filles issues de la noblesse irlandaise de l’époque. Après huit années de labeur, elle reçoit le titre de dalaigh (grade élevé, juste avant celui de « professeur ») puis décide de s’intégrer à la communauté religieuse de Kildare fondée par Ste Brigitte. Elle décidera par la suite de quitter ce monastère : cette décision est expliquée dans l’un des romans de la série.

L’église catholique connaît de profondes transformations au VIIème siècle, et Sœur Fidelma va se trouver placée au cœur des débats qui traversent l’institution. La pratique religieuse en Irlande diverge sur de nombreux points avec les recommandations de l’église romaine. Il n’est pas interdit aux moines et aux moniales de vivre en couple par exemple et d’avoir des enfants : certains monastères sont mixtes. Comme l’église orthodoxe à l’Est de l’Europe, l’église irlandaise fonctionne avec des rituels qui lui sont bien spécifiques. Rome envoie de nombreux émissaires pour convaincre les Irlandais de renoncer à leurs pratiques « païennes » et pour inciter les religieux à choisir le célibat. Cette vie solitaire n’était pas la règle en Irlande. Lorsque Ste Brigitte a fondé le monastère de Kildare au Vème siècle, elle a invité un abbé, nommé Conlaed, à se joindre à elle. Hommes et femmes pouvaient sans problème exercer des responsabilités : l’ostracisme à l’égard des condisciples d’Eve ne frappait pas encore l’église d’Eire. Le premier roman de la série « Absolution par le meurtre » se déroule au moment du synode de Whitby, en 664, première tentative énergique du pouvoir romain pour remettre de l’ordre dans l’église celtique. Cette reprise en main sera une entreprise de longue haleine puisque Rome n’obtiendra un résultat définitif qu’en 1172 (cinq siècles plus tard) au synode de Cashel.

Si le haut moyen-âge est considéré comme une période sombre de l’histoire de l’Europe continentale, ce n’est pas le cas pour le royaume d’Irlande. Celui-ci est, à cette époque là, à l’apogée de sa splendeur et sa réputation culturelle est telle que de nombreux étudiants du continent viennent y faire leurs études. Les universités irlandaises sont prestigieuses et de brillants professeurs dispensent un enseignement de haut niveau. Inversement, de nombreux missionnaires irlandais parcourent l’Europe. On retrouve des traces de leur présence jusqu’à Kiev, en Ukraine, pour tenter de convertir les peuples encore païens à la « vraie foi ». Dans ce contexte historique brillant, le personnage cultivé de Sœur Fidelma ne détonne pas, pas plus que ses relations sentimentales avec son compagnon, le clerc saxon Eadulf. On prend plaisir, au fil des livres, à suivre le cheminement de son esprit, pour dénouer des intrigues plutôt complexes, et souvent basées sur des faits historiques réels. Sœur Fidelma nous fait parcourir les routes parfois difficiles des cinq royaumes d’Irlande, nous entraîne aussi au Pays de Galles, à Rome ou à St Jacques de Compostelle à bord d’un bateau rempli de pèlerins bien singuliers. Au fur et à mesure que l’on découvre les nouvelles péripéties de ses aventures, l’héroïne de Peter Tremayne acquiert de plus en plus de consistance, et ses questionnements, ses doutes sur l’évolution de la société, de l’église de son époque lui donnent une dimension à la fois surprenante et attachante…

L’intérêt de cette série policière historique ne s’arrête pas aux personnages principaux. L’auteur possède une solide érudition sur la société irlandaise de cette époque et il réussit l’exploit de faire vivre tout un monde qui, pour une bonne part, nous est totalement inconnu. La liberté de mouvement et d’action dont dispose sœur Fidelma semble crédible, au vu du fonctionnement des monastères irlandais. Ceux-ci diffèrent beaucoup des monastères dominicains ou cisterciens de la fin du Moyen-Âge en France et les traditions païennes imprègnent encore fortement la culture religieuse irlandaise au VIIème siècle. Les romans de Peter Tremayne ne sont pas une énième version du « nom de la rose » et son héroïne n’est pas une copie féministe du Frère Cadfaël d’Ellis Peters. Nous évoluons dans un univers bien particulier qui ne manque pas de charme, à la fois par son exotisme et par sa richesse. Il y a une chronologie dans les aventures de Sœur Fidelma, et je vous recommande de la suivre. Lisez au moins les deux ou trois premières histoires : vous saurez alors, comme moi, si vous êtes pris ou non par l’ambiance. Si la réponse est positive, vous pourrez vous « lâcher » : il existe déjà une douzaine de volumes (en français, dix-neuf en anglais) et, visiblement, l’auteur ne semble pas vouloir abandonner une héroïne qui a une telle notoriété internationale ! Ses livres sont en effet traduits en de nombreuses langues, y compris en japonais ou en estonien et les ventes dépassent trois millions et demi d’exemplaires aux dernières nouvelles. Peter Tremayne participera à la foire du livre de Guérande, en Bretagne, le 24 et 25 novembre. Il interviendra notamment dans une table ronde sur le thème « Sœur Fidelma, un Sherlock Holmes au VIIème siècle ».

Après avoir quitté Cashel, j’ai cherché à nouveau la trace de cette héroïne dans l’un de ces nombreux lieux d’une sauvage beauté que l’Irlande sait cacher au plus profond de ses paysages : de même qu’à Cashel, je l’ai sans doute entraperçue, mais jamais vraiment rencontrée. De Boyle à Clonmacnoise ou à Ennis Friary, dans l’ombre d’une sépulture ou d’un mur éboulé. Si vous allez en Irlande, marchez sur ses traces, peut-être serez-vous plus chanceux que moi !

Annexe : chronologie des aventures de Sœur Fidelma (romans traduits en français seulement)
• Absolution par le meurtre
• Le suaire de l’archevêque
• Les cinq royaumes
• La ruse du serpent
• Le secret de Moen
• La mort aux trois visages
• Le sang du moine
• Le pélerinage de Fidelma
• La dame des ténèbres
• Les disparus de Dyfed
• La Châtiment de l’au-delà (Octobre 2008)

One Comment so far...

Pourquoi pas ? Says:

18 août 2008 at 19:08.

Le rock of Cashel est également la source de l’une des nombreuses anecdotes qui entourent St Patrick : lors du sacre d’un roi (dont je ne me souviens hélas plus du nom), St Patrick au moment de taper le sol avec sa crosse, a involontairement manquer son coup, et à transpercer le pied du roi. Ce dernier, pensant à un rite initiatique local, est resté d’une stoïcité total, attendant patiemment la fin du rite…

Plus symboliquement, c’est également au Rock of Cashel que le même St Patrick, lors de l’un de ses sermonts, a annoncé que le trèfle symbolisait la Ste Trinité… et c’est suite à cela que le trèfle est devenu emblème de l’Irlande.

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