21 octobre 2013

L’éphémère République des Ouvriers et des Paysans dans les Asturies en 1934

Posté par Paul dans la catégorie : Espagne révolutionnaire 1936-39; Un long combat pour la liberté et les droits .

Où l’on commence à parler d’un bourreau nommé Franco.
Où l’on s’intéresse à la combativité des « gueules noires » des Asturies.

 L’insurrection populaire de juillet 1936 à Barcelone en Espagne, en réaction au coup d’état tenté par une fraction de l’armée suivant le Général Franco, est bien connue. Les tentatives révolutionnaires qui l’ont précédée le sont moins.
Le soulèvement de la population des Asturies fait partie de ces événements préliminaires importants qui permettent de mieux comprendre la réaction des Républicains espagnols deux années plus tard.
Après avoir évoqué de nombreuses révoltes sur le territoire français au temps de la monarchie (voir la rubrique correspondante, sur ce blog, « un long combat pour la liberté et les droits ») il me paraît intéressant de sortir un peu de nos frontières et de s’intéresser aux tentatives multiples qui ont eu lieu, dans d’autres pays, pour lutter, chacune à leur manière, contre les inégalités sociales. Un coup d’œil à la carte qui figure parmi les illustrations de cette chronique peut vous permettre de localiser plus précisément la province des Asturies en Espagne. Tout le monde ne possède pas un atlas de géographie dans la tête !

Par rapport au reste de l’Espagne, pendant la période entre les deux guerres mondiales, la province des Asturies est avant tout une région minière, et, de ce fait, relativement industrialisée. Les différents courants existant sur l’échiquier politique espagnol sont ici plutôt bien représentés, et les ouvriers des Asturies, les mineurs en particulier, ont une longue tradition de lutte sociale. Autre particularité régionale : les forces de gauche sont plutôt unies, notamment les deux centrales syndicales, UGT (socialiste) et CNT (anarchiste). Les différentes organisations, malgré leurs divergences, ont constitué une Alliance Ouvrière des Asturies. Des Alliances se sont formées dans les autres provinces d’Espagne, mais elles regroupent essentiellement le PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol), la centrale syndicale qui lui est proche, l’UGT et le PCE (Parti Communiste Espagnol). Le courant anarchiste, la CNT (Confédération Nationale du Travail) et la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique) refusent d’en faire partie, mais admettent la position divergente de leurs compagnons asturiens.
Le point de vue des anarchistes est simple et l’une des personnalités du mouvement, Buenaventura Durruti, l’exprime ainsi :  « […] L’alliance, pour être révolutionnaire, doit être authentiquement ouvrière. Elle doit être le résultat passé entre les organisations ouvrières et elles seules. Aucun parti, pour socialiste qu’il soit, ne pourra appartenir à l’alliance ouvrière, qui doit se construire à la base, dans les entreprises où luttent les travailleurs. Ses organismes représentatifs seront les comités ouvriers, mis en place dans les ateliers, les usines, les mines et les villages. Nous devons rejeter tout pacte au niveau national, entre Comités Nationaux, au profit d’une alliance réalisée à la base par les travailleurs eux-mêmes. » Une union voulue par la base, mais non décrétée par les états-majors. Compte-tenu du poids politique que pèsent les anarchistes en Catalogne, en Aragon ou en Andalousie par exemple, leur absence fait que, dans ces provinces, les Alliances ne sont que des coquilles plus ou moins vides. La situation est différente dans les Asturies. La cohésion relative du mouvement ouvrier dans cette province  explique, en partie, la vigueur du mouvement révolutionnaire qui va s’enclencher début octobre 1934, mais aussi la violence de la répression qui va frapper les insurgés après leur défaite.

 Le 4 Octobre, le CEDA, un mouvement d’extrême droite dirigé par Jose Maria Gil Robles – dont les sympathies fascisantes sont largement connues des militants – rentre au gouvernement et obtient trois postes ministériels. Cette situation qui se révèle être un pas de plus dans l’accession au pouvoir du leader du CEDA, n’est pas acceptable par la Gauche républicaine espagnole car le CEDA est un parti monarchiste. Dès le lendemain, l’Alliance Ouvrière, à l’instigation du PSOE, appelle le peuple à faire grève massivement pour contrer cette attaque des monarchistes constituant un grave danger pour la toute nouvelle République.  Le mouvement de grève est particulièrement suivi dans la province des Asturies et se transforme en insurrection populaire. Au niveau national, les motivations des dirigeants socialistes sont essentiellement politiciennes, mais le mouvement lancé par le PSOE rencontre un large succès et la base ouvrière se lance dans une lutte dont les objectifs dépassent largement les objectifs des états-majors.

 Pendant la nuit du 5 au 6 octobre, les mineurs des Asturies s’emparent de plus d’une vingtaine de casernes de la garde civile. En de nombreux endroits, des milices populaires sont constituées. A Gijón, des barricades sont mises en place pour assurer la défense des premières conquêtes ouvrières. De nombreux points névralgiques (centrales électriques, usine à gaz, ateliers de métallurgie…) sont contrôlés par les syndicats, en particulier par la CNT qui se trouve très vite en pointe dans le mouvement. Le gouvernement central, à Madrid, réalise sans tarder l’ampleur du soulèvement dans les Asturies et concentre ses efforts répressifs sur cette province. L’état-major des armées, à l’instigation du général Franco, décide de faire débarquer des troupes marocaines dans l’un des ports de la côte, pour restaurer l’ordre dans la province. L’armée insurrectionnelle remporte néanmoins ses premiers succès, tant est grande la détermination des combattants. De violents affrontements ont lieu à Oviedo et les forces gouvernementales sont contraintes à se replier. Les insurgés s’emparent de la fabrique d’armement et récupèrent une quantité importante de matériel. Les ateliers de métallurgie contrôlés par les ouvriers alimentent les combattants en munitions. Cet effort permet d’équiper les milices de façon plus satisfaisante, mais ne suffit pas à compenser le déséquilibre des forces sur le terrain. La province est isolée suite à l’échec de l’insurrection dans les autres grands centres industriels, en Catalogne, en Aragon et ailleurs. Le 7 octobre, un croiseur de la marine bombarde la ville de Gijón, maillon faible dans le système de défense des insurgés. Des troupes sont débarquées sur le port et de violents combats ont lieu dans les faubourgs. Dès le 10 octobre, l’aviation intervient à son tour ; des tracts appelant à la capitulation sont lâchés sur les foyers insurrectionnels : « Les Asturies sont abandonnées de tous, le cercle meurtrier va se refermer. » Depuis les bureaux du ministère de la guerre à Madrid, le Général Franco organise l’encerclement des rebelles. Chaque jour de nouveaux régiments convergent sur différents lieux de combat. Pour éviter tout risque de fraternisation, l’état-major des armées fait appel à la Légion étrangère et à des combattants marocains.  La fabrique d’armes d’Oviedo est reprise le 12 octobre dans la soirée. Le 18 octobre, le comité révolutionnaire provincial estime que la situation est désespérée et demande aux miliciens de déposer les armes. Le 19, les troupes du Général Aranda (qui commande les opérations sur le terrain) occupent la zone minière. L’insurrection est terminée.

 Pendant treize jours, les travailleurs des Asturies ont affronté les troupes gouvernementales, faisant preuve d’une énergie et d’un courage sans failles. Cette lutte n’a pu bénéficier d’un soutien suffisant dans le reste de l’Espagne : les manœuvres politiciennes et la vigueur de la répression gouvernementale sont très vite venues à bout des mouvements insurrectionnels dans les autres provinces. En Catalogne, les forces de Gauche sont divisées : les anarchistes ont été victimes d’une répression impitoyable de la part du gouvernement républicain et refusent de lier leur sort à celui de leurs ennemis de la veille (la situation va s’améliorer en juillet 1936). Dans les Asturies même, la valse hésitation des dirigeants politiques a été un handicap important à l’organisation de la résistance. Malgré la signature d’un pacte d’alliance au printemps, les dirigeants socialistes (PSOE – UGT) ont longuement hésité à impliquer les anarchistes dans l’organisation du mouvement. La CNT, minoritaire dans les Asturies, représentait cependant une force combattante non négligeable sur le terrain et les dirigeants socialistes locaux se rendent compte qu’ils ne peuvent faire longtemps cavalier seul. L’entente entre militants anarcho-syndicalistes et militants de l’UGT est bien réelle sur le terrain. Comme cela se passera deux années plus tard à Barcelone, ces mêmes responsables politiques hésitent longuement à armer le peuple.  On peut considérer comme dangereusement irresponsable ou terriblement cynique, cette initiative prise de pousser ouvriers et paysans à l’insurrection, sans grande préparation, en vue de constituer simplement un moyen de pression préalable à des négociations que l’on espère fructueuses. Lorsque les événements tournent mal, on laisse les militants se débrouiller avec leurs propres moyens sur le terrain. Incompétence, crainte d’un changement social trop brutal, ou volonté délibérée d’éliminer la fraction la plus radicale de la classe ouvrière ? Comme chaque fois que ce type de situation se produit, il est difficile de trancher. La réaction des anarchistes à ces manœuvres politiciennes fut d’autant plus violente qu’ils payèrent un large tribut à la répression qui s’ensuivit.

  Dès le début de la grève générale, les militants de la CNT tentèrent, comme ils le feront par la suite, en juillet 1936, en Aragon et en Catalogne, de mettre en place une ébauche d’organisation sociale qui donne tout son sens au mouvement révolutionnaire naissant. A La Felguera, ville industrielle où la CNT était particulièrement bien implantée, une proclamation du Comité Révolutionnaire annonça l’abolition de l’argent et la fin de la propriété privée des lieux et des moyens de production. A Oviedo, capitale de la région, l’argent est aboli pendant quelques jours et remplacé par des bons distribués par le Comité de l’Alliance Ouvrière. Le mouvement est trop bref pour que ces tentatives de transformation sociale puissent être vraiment significatives. La situation est difficilement comparable avec ce qui se produisit plus tard en Aragon et en Catalogne où les expériences de collectivisation et d’autogestion furent poussées beaucoup plus loin. Elle démontre cependant une chose importante que les militants anarchistes avaient comprise : la révolution devait être menée de front avec la guerre contre l’oppresseur. Il n’était pas question de vaincre d’abord l’adversaire puis de procéder à quelques modestes réformes sociales décidés dans les hautes sphères gouvernementales. Le combat n’avait de sens pour la population que s’il avait pour conséquence immédiate une transformation complète des règles du jeu économique.

 La répression fut aussi terrible que la résistance populaire avait été vigoureuse. Le comité révolutionnaire avait posé comme seule condition de sa reddition que la population ne soit pas livrée à la vindicte des troupes maures et de la légion étrangère. Le général Aranda avait accepté cette clause, mais fut totalement incapable de la faire respecter (à moins qu’il n’en ait eu volontairement aucune intention…). Les pires exactions furent commises par les brigades spéciales de la Garde Civile. Je ne m’attarderai pas sur les détails sordides du processus de « normalisation », mais sachez que le quotidien parisien « Le Temps » informa ses lecteurs qu’une centaine de mineurs avaient été enterrés vivants dans une galerie de mine. Ce n’était là qu’un des épisodes sanglants d’une férocité à laquelle la population, femmes et enfants compris, allait payer un lourd tribut. La Droite avait eu très peur et elle réclama de violentes mesures répressives, non seulement dans les Asturies mais dans les autres provinces aussi puisque des tentatives d’insurrection avaient eu lieu un peu partout. Les tribunaux fonctionnèrent à plein régime et les prisons se remplirent à grande vitesse. Les conditions de détention dans les prisons surchargées des Asturies furent particulièrement inhumaines. La violence des gardiens, la rigueur climatique et la malnutrition alourdirent encore un bilan des pertes difficile à établir. Les historiens estiment qu’il y eut plusieurs dizaines de milliers d’incarcérations (30 000, 40 000 ?). Quant aux pertes humaines, elles sont évaluées à 3000 morts et 7000 blessés, mais ces chiffres sont probablement inférieurs à la réalité. La frange la plus radicale du mouvement attendait des jours meilleurs derrière les barreaux, mais il fallut la victoire du Front Populaire en 1936 pour que les portes des geôles s’ouvrent enfin.

 Beaucoup considèrent les événements survenus en 1934 dans les Asturies comme le préambule de la Révolution de 1936. Il est indéniable que l’on retrouve dans les deux situations, des contextes proches, des acteurs identiques. Une différence notable doit être néanmoins soulignée : le signal de l’insurrection des Asturies est donné par un appel à la grève générale lancé à l’initiative des partis et syndicats de gauche, principalement le PSOE. Les événements de juillet 1936 ont lieu en réaction au coup d’état militaire initié par un cartel de généraux. En 1934, contrairement à ce qui allait se passer deux années plus tard, la solidarité n’eut pas le temps de s’organiser dans les pays voisins, mais la presse de Gauche, en France, consacra de nombreux articles aux événements asturiens. L’écrivain Albert Camus, participa, en 1935, à l’écriture collective d’une pièce consacrée à ce drame.
Les défaites successives de 1934 et 1939 ne suffirent pas à démobiliser les mineurs des Asturies. En 1963, malgré la dictature franquiste, plus de cinquante mille mineurs asturiens s’engagèrent à nouveau dans un mouvement de grève particulièrement radical pour réclamer une amélioration de leurs conditions de travail et une démocratisation syndicale. Des centaines d’entre-eux furent arrêtés et torturés… Le visage du régime n’avait pas changé ! Plus récemment, en juin 2012, un nouveau mouvement social a eu lieu dans les Asturies, et les « gueules noires » se sont retrouvées à nouveau en première ligne d’un combat contre les directives des instances européennes relayées par leur agence gouvernementale madrilène. Il s’agissait, cette fois, d’un ultime combat contre la fermeture des mines…

Quelques sources documentaires : livres : « Durruti, le peuple en armes » d’Abel Paz – Mémoire d’Aurélien Berger intitulé « La représentation de la commune des Asturies dans la presse française de gauche » –
sur le web : blog « libcom.org », rubrique « histoire » (en anglais) « The asturias revolt« –

6 Comments so far...

Erwan Says:

23 octobre 2013 at 16:13.

excellentissime. J’adresse le lien à mon copain des Asturies.

Patrick MIGNARD Says:

24 octobre 2013 at 07:31.

Excellent en effet,… je fais suivre ….

Paul Says:

24 octobre 2013 at 08:39.

@ Erwan, Patrick – Merci ! D’autres chro historiques sont en préparation.

lediazec Says:

24 octobre 2013 at 11:07.

Je découvre ce blog par le biais de celui du Cénobite dont je suis un assidu. Remarquable papier que je cautionne en ma qualité d’ancien militant CNT (espagnole et française). Une page d’histoire formidable.
Je fais suivre le lien dans notre boîte à cailloux et vous ajoute à la liste des blogs. Merci et bonne journée à tous.

lediazec Says:

24 octobre 2013 at 11:09.

Formidable page d’histoire qui remue l’ancien militant CNT (espagnole et française) que je suis.
J’ajoute votre blog dans notre liste.

Paul Says:

24 octobre 2013 at 11:19.

@ lediazec – merci pour le relai

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