3 mars 2013

Erich et Zenzl Mühsam : du camp de concentration nazi au goulag soviétique

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Portraits d'artistes, de militantes et militants libertaires d'ici et d'ailleurs .

«D’après un communiqué digne de foi, la date de la mort d’Erich se situe dans la nuit du 9 au 10 juillet. Eradt, le chef du groupe a dit, le lundi matin, à Erich : « combien de temps avez-vous l’intention de traîner sur cette terre ? » Erich lui a répondu : « Encore très longtemps ». Puis Eradt, ce chef, lui a alors dit : « vous avez trois jours pour vous pendre ou bien alors on vous donnera un coup de main pour le faire ». Erich est descendu pour raconter cela à ses compagnons. Il a distribué tous les vivres que je lui avais apportés et leur a dit mot pour mot : « Camarades, je ne serai pas mon propre bourreau ». Pendant toute la journée, il dut encore nettoyer les uniformes des SS. Le soir, à 7 heures, on est venu l’appeler. […] Au petit matin, à cinq heures moins le quart, on vit arriver, comme tous les jours, le SA Himmelstoss et il compta les prisonniers. Puis quelqu’un dit : « il manque Mühsam ». Alors il est sorti sans dire un mot. Les premiers prisonniers qui se sont rendus aux cabinets ont découvert Erich pendu par une corde à linge. La corde était accrochée de telle façon qu’Erich, maladroit comme il l’était, n’aurait jamais pu y grimper…»

 Cette brève citation extraite du livre de Zenzl Mühsam paru aux Editions La Digitale, pour se mettre dans l’ambiance. Autant le dire tout de suite, la vie de ces deux militants libertaires allemands n’a rien de bien gai. Ils ont été confrontés tous deux à la guerre de 1914/18, à l’échec de la révolution allemande, à la montée du nazisme, puis Zenzl, restée seule, à la dictature bolcheviste… Erich Mühsam est certes beaucoup plus connu que sa compagne. D’une part il a écrit plusieurs essais politiques sur l’anarchisme, d’autre part il a été largement impliqué dans l’épisode des Conseils Ouvriers de Bavière en 1919. Cet acte de bravoure lui a valu d’être enfermé six années en forteresse. Il a été relativement chanceux dans un premier temps… sachant que plusieurs autres responsables de ce mouvement insurrectionnel ont été assassinés. Arrêté à nouveau, par les Nazis cette fois, après l’incendie du Reichtag, il a été déporté au camp de concentration d’Oranienburg où il a été liquidé par ses geôliers. Zenzl a été sa compagne pendant toutes ces années de lutte et de détention. Elle a dû fuir l’Allemagne, le jour de l’enterrement de son mari, et s’est réfugiée dans un premier temps en Tchécoslovaquie, avant de partir pour l’URSS de Staline. Elle n’a pas vécu longtemps tranquille dans la « patrie du communisme triomphant ». Une fois que les autorités ont eu récupéré les manuscrits de son compagnon, elle a été arrêtée et déportée à son tour dans l’un des goulags installés en Sibérie. Elle n’en est sortie que des années après la guerre et n’a pu rentrer en RDA, en résidence surveillée, qu’en 1955. Un tel résumé est bien entendu un peu rapide, pour deux personnages d’une telle envergure, et mérite quelques développements.

 Erich Mühsam est né le 6 avril 1878 à Berlin. Son père est pharmacien. Il fait des études de pharmacie, ses parents souhaitant qu’il prenne la relève dans la boutique familiale. Mais le jeune Erich ne présente guère d’aptitude pour cette fonction et l’abandonne rapidement. A l’âge de 24 ans, il fait la connaissance du socialiste libertaire Gustav Landauer. Jusqu’à la guerre de 1914/18, il est membre, puis animateur, de l’un des groupes de la Ligue Socialiste fondée par Gustav qui est devenu son ami. Dans les années qui précédent le conflit mondial, il est éditeur et unique rédacteur du journal anarchiste « Kain – journal pour l’humanité ». Quelques numéros de ce journal paraitront à nouveau en 1918/19 avec comme sous-titre « organe de la révolution sociale ». En septembre 1915, il se marie avec Kreszentia Elfinger (plus connue par la suite comme Zenzl Mühsam), également militante anarchiste. Parallèlement à son activité militante, il consacre beaucoup de temps à une carrière artistique et il écrit beaucoup : essais, poèmes, pièces de théâtre. Une partie de sa production a pour thème le pacifisme et la lutte contre la guerre. Durant toute l’année 1916, il se retire de la vie publique et se consacre à l’écriture, mais la révolution russe en 1917 est un puissant stimulant et il se lance à nouveau dans l’agitation sociale. Il s’implique dans le mouvement social de janvier 1918 et incite les ouvriers des usines d’armement à faire grève. Arrêté par la police, il est emprisonné de mars à octobre mais reprend son travail de propagande dès sa libération.

 Il fait partie du Conseil Révolutionnaire des Travailleurs. Le 30 novembre, il fonde l’Organisation des Révolutionnaires Internationalistes de Bavière. Le 7 avril 1919 est proclamée la « République des Conseils de Bavière ». Un gouvernement provisoire est mis en place avec un certain nombre de personnalités, Toller, Landauer, et Mühsam qui se trouve embarqué dans cette aventure.  Ce mouvement révolutionnaire est largement soutenu par les anarchistes et s’oppose au gouvernement précédemment mis en place par le social démocrate Hoffmann. L’épopée des conseils de Bavière est de courte durée, mais elle est complexe et mériterait au minimum une chronique à elle seule. Du côté des Communistes allemands c’est la valse-hésitation : un pas en arrière, un pas en avant. Finalement, avec le feu vert de Lénine, le Parti Communiste s’engage dans l’insurrection. A la suite d’un coup de force interne, deux militants bolchevistes de Munich remplacent les intellectuels libertaires à la tête du mouvement. Une série de proclamations grandiloquentes sont publiées : la Bavière doit constituer le fer de lance de la nouvelle révolution communiste en Europe de l’Ouest. Prenant modèle sur ce qui s’est passé à Moscou, les deux militants et leurs camarades prônent la mise en place d’une dictature du prolétariat et amorcent la mise en place d’un régime de terreur à l’égard des réactionnaires.

 La contre révolution ne se fait pas attendre. Epouvanté par la mise en place d’une dictature bolcheviste à Munich, le leader régional du parti social démocrate, Hoffmann, fait alliance avec les forces conservatrices pour liquider l’embryon révolutionnaire. La présence de nombreux intellectuels juifs dans la structure représentant les conseils, lui permet de faire jouer à fond le ressort antisémite dans un contexte d’opinion qui lui est plutôt favorable. L’équation est simple : juif = pacifiste = traitre à la patrie = responsable de la défaite allemande. Hoffmann mobilise les corps francs, bien entrainés et solidement armés, et « l’armée rouge de Bavière » est rapidement balayée. Les exécutions sommaires sont nombreuses : le socialiste libertaire Landauer fait partie des premières victimes. Les militants qui n’arrivent pas à fuir sont arrêtés, emprisonnés, sommairement jugés et, pour beaucoup, liquidés. Le courant nationaliste, violemment antisémite, sort grand vainqueur de cette affaire. Adolf Hitler peut faire ses premières armes à Munich les années suivantes : sa propagande hostile au judéo-bolchevisme germe dans un terrain favorable. Le jeu de l’Internationale Communiste reste des plus troubles. Ses représentants locaux n’ont guère été  performants mais ils ont  été peu soutenus. Il est difficile à ce moment-là de savoir clairement ce qui se passe en Russie. Dans un premier temps le parti bolcheviste accepte les Soviets (assemblées populaires), pour mieux s’en débarrasser par la suite. Les libertaires allemands, entre autres Erich Mühsam, sont donc convaincus qu’une alliance est possible. Mühsam va même jusqu’à adhérer quelques mois au Parti Communiste, avant de le quitter aussi rapidement qu’il y est entré. Dans cette affaire, les socio-démocrates ne se sont pas couverts de gloire ;  leur jeu est très clair : ils préfèrent l’alliance avec la droite plutôt que le communisme et ils sont largement complices du massacre.

 Arrêté le 13 avril, Erich Mühsam est jugé comme « agent provocateur » et condamné à quinze années de forteresse. En 1924, il bénéficie d’une amnistie qui ne lui est pas vraiment destinée, mais qui a plutôt pour objectif de libérer les militants d’extrême droite (dont Hitler) qui ont été arrêtés, à diverses reprises, en raison de leurs agissements. Il sort de la forteresse de Niederschönenfeld le 31 décembre et il est dans un état physique catastrophique suite à des conditions d’incarcération épouvantables : il est en partie sourd et aveugle. Il s’installe à Berlin. A son arrivée, à la gare de chemin de fer, il est accueilli en héros par des milliers de travailleurs. Sa popularité est encore grande dans la classe ouvrière. A Berlin, il essaie de survivre grâce à sa production littéraire et journalistique, mais la situation politique rend la vie du couple Mühsam de plus en plus difficile. Il s’occupe de la rédaction et de la publication du journal du groupe anarchiste de Berlin « Fanal », mais, à partir de 1931, l’édition de ce titre de presse devient très aléatoire. La nuit même de l’incendie du Reichtag, le 28 février 1934, Mühsam est arrêté à son domicile par les SA. Sa détention au camp d’Orianenburg est un long cheminement vers la mort. Intellectuel, communiste, juif, il cumule aux yeux de ses geôliers toutes les tares d’un « sous-homme » méprisable. Son assassinat, le 10 juillet 1934, n’est qu’une conclusion tragique mais prévisible, de la volonté qui prévaut, au sein du régime nazi, de liquider toute opposition.

 Sa compagne Zenzl Mühsam est une personne plutôt hors du commun. Pendant ses longues années d’emprisonnement, elle soutient Erich de toutes les manières possibles, et fait ce qu’elle peut pour attirer l’attention des personnalités politiques, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du mouvement libertaire, sur la situation de son mari. En février 1934, elle se retrouve bien seule. Nombreux sont les militants de la mouvance anarchiste juive allemande qui ont fui le pays. Ces camarades ont leurs propres problèmes à résoudre et ne peuvent pas toujours consacrer le temps et l’énergie nécessaires au soutien des camarades emprisonnés. Dès le jour de l’enterrement d’Erich, Zenzl comprend qu’elle est en bonne place sur la liste des personnalités à éliminer, d’autant que dès le départ (voir texte d’intro) elle refuse d’accréditer la version des autorités allemandes sur le décès de son compagnon. Elle se réfugie à Prague où elle va survivre grâce à la solidarité de quelques ami(e)s qui peuvent encore l’aider. Le décès de l’homme qu’elle aimait pèse sur ses épaules comme un fardeau terrible. Elle décide cependant de tout mettre en œuvre pour exécuter l’une des dernières volontés exprimée par le défunt : faire tout son possible pour récupérer l’ensemble de l’œuvre écrite d’Erich Mühsam, la mettre à l’abri et essayer de la faire éditer dans différents pays. Elle est en contact avec des personnalités comme Rudolf Rocker ou Emma Goldman, mais aucun projet d’édition ne voit vraiment le jour. Le temps passe ; Zenzl s’épuise à force d’envoyer des requêtes, de voir tourner court certaines promesses et d’aller de déception en déception. Au fur et à mesure des lettres qu’elle écrit à ses ami(e)s on voit progresser ses doutes et sa désespérance. La situation est mûre pour qu’elle cède aux sirènes moscovites.

 Le gouvernement russe, pour des raisons complexes (il est parfois difficile de suivre le schéma de pensée des cerveaux staliniens), souhaite faire main basse sur l’œuvre de l’écrivain révolutionnaire allemand. L’objectif est sans doute de montrer la barbarie de l’ogre nazi qui persécute les militants œuvrant pour « l’émancipation des travailleurs ». Mieux vaut braquer le projecteur sur la répression chez les autres plutôt qu’à l’intérieur de ses propres frontières. Les communistes vont donc se lancer dans une entreprise de charme-séduction, domaine dans lequel leur cynisme leur a permis de devenir de véritable maîtres. Par l’intermédiaire du Secours Rouge et de l’une de ses amies, Hélène Stassova, ils vont proposer à Zenzl Mühsam de se réfugier en URSS et de confier au MOPR (Secours Rouge) le soin de faire éditer les œuvres de son mari. Aucune promesse n’est trop belle pour attirer la « camarade » dans les filets de la dictature bolcheviste. Malgré les recommandations de ses proches, Zenzl finit par céder. Elle envisage un temps de rejoindre Emma Goldman, mais le projet n’aboutit pas. Elle s’installe dans la banlieue de Moscou. Un hommage vibrant est rendu au poète martyr. Quelques unes de ses œuvres sont effectivement publiées, puis, très vite, les manuscrits s’entassent parmi d’autres archives et rentrent dans un long sommeil. L’ambiance change très vite autour de Zenzl. Au début, on est aux petits soins pour elle, mais peu à peu, elle est surveillée de près par la police politique. Des agents la suivent pas à pas, surveillent sa correspondance. Accusée de conspiration trotskyste contre l’autorité de l’Etat, elle est arrêtée et jugée une première fois. En 1936 elle se retrouve derrière les barreaux. Cet emprisonnement provoque d’importantes protestations à l’étranger. Elle n’est libérée que pour être à nouveau arrêtée quelques temps plus tard. De 1938 à 1949 ses périodes de détention se font de plus en plus longues, de plus en plus fréquentes. Le 16 septembre 1939, elle est finalement condamnée à 8 ans de camp de rééducation par le travail. Le 1er décembre 1939, elle est ramenée à la prison de Boutirki et elle est confrontée à un certain nombre d’autres femmes allemandes (parmi lesquelles Margarete Buber-Neumann) qui vont être livrées à la Gestapo.

 Sa vie devient un enfer : elle est transférée de camp en camp, arrêtée, mise en liberté conditionnelle, puis arrêtée à nouveau. Pendant longtemps, interdiction lui est faite de quitter le district de Novossibirsk. La mort de Staline en 1953 lui permet d’entrevoir le bout du tunnel, mais il faut qu’elle attende le 17 juin 1955 pour retrouver Berlin. Jusqu’à sa mort en mars 1962, elle est constamment surveillée, inquiétée… par la police politique de RDA. Pourtant, le 22 juillet 1959, un jugement, rendu par le tribunal militaire de Moscou, la blanchit de toutes les accusations qui ont été portées contre elle en 1936 et 1938. Kreszentia Mühsam a consacré sa vie à promouvoir l’œuvre de son mari… Elle n’a guère eu le temps de s’impliquer dans une conspiration anarcho-trotskyste contre la patrie du « communisme » ! Certes elle n’a jamais caché qu’elle partageait les opinions politiques de son mari et elle n’a jamais accepté que l’on censure les œuvres publiées…
Hommage doit lui être rendu pour le travail qu’elle a accompli et la ferveur avec laquelle elle s’y est adonnée. On s’est aperçu, certes un peu tard, de l’importance et de la valeur des écrits d’Erich Mühsam, qui a laissé derrière lui un grand nombre d’essais politiques et historiques, ainsi qu’un grand nombre de créations poétiques et théâtrales. Mais les dictateurs, allemands, espagnols, russes, chinois ou chiliens n’aiment guère les artistes révolutionnaires. Erich Mühsam n’est ni le premier, ni le dernier, sur la longue liste des martyrs de la création artistique. De l’eau a coulé sous les ponts, en Allemagne comme ailleurs, et de nombreuses stèles ont été construites, de nombreux hommages ont été rendus à cet écrivain. Nul doute que parmi tous ceux qui ont essayé de s’approprier sa mémoire, il en est un grand nombre que Mühsam n’aurait guère apprécié de son vivant !

NDLR – En prolongement de cet article, je vous conseille vivement la lecture du livre « une vie de révolte, lettres 1918-1959 » de Zenzl Mühsam aux Editions La Digitale (site internet). Cet ouvrage n’a rien d’un écrit militant, il s’agit simplement du témoignage, poignant, d’une femme dont la vie a été entièrement consacrée au soutien d’un compagnon militant et à la promotion de son œuvre envers et contre toutes les marées. Outre sa valeur humaine, indéniable, le livre présente également l’intérêt de permettre de se représenter les conflits qui ont traversé tout un courant de la gauche révolutionnaire, confronté à la montée du Nazisme en Allemagne et du Stalinisme en Russie. Cette maison d’édition a publié  également « La République des Conseils de Bavière » d’Erich Mühsam, témoignage instructif et complet sur ce bref épisode de la tentative révolutionnaire en Allemagne dans l’immédiat après-guerre.

 

2 Comments so far...

François S Says:

9 mars 2013 at 19:46.

Ton article est super intéressant et bravo de tirer de l’oubli ce cher Erich Mühsam. Tout le monde a voulu l’oublier car il représentait l’authentique révolutionnaire. C’est presque pour moi un modèle indépassable, un peu comme la figure de Rosa Luxembourg qui est, elle, beaucoup plus connue.
J’avais commencé une thèse sur l’écrivain Manès Sperber qui faisait partie à cette époque de ces milieux en ébullition autant du point de vue politique, qu’artistique et intellectuel. J’ai même lu une traduction des fragments d’un journal d’Ernst Toller, un compagnon de combat d’Erich MÜhsam, que tu cites; quand on lit ça, ce sont des figures qui vous hantent toute votre vie.
Merci encore.

Paul Says:

9 mars 2013 at 20:58.

Merci François – Je suis content d’avoir une réaction positive sur cet article qui, jusqu’à présent n’a pas soulevé foule de commentaires. Je reconnais que le sujet n’a rien de très gai et que les personnages présentés sont effectivement fort peu connus. Cela n’empêche qu’à mes yeux, comme aux tiens, ils méritent qu’on les sorte de l’oubli.

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